Uruguay 1995 : les adieux du prince

Annoncée comme grande favorite de la Copa América 2024 au même titre que l’Argentine, la Celeste a passé difficilement l’obstacle Brésilien en quart de finale samedi dernier avant de retrouver la Colombie dans une affiche prometteuse. L’épisode 6 de cette série sudaméricaine arrive dans la décennie 1990, au moment où l’Uruguay était dans le creux de la vague. Mais en 1995, à la maison et pour « le chant du cygne » de l’une de ses idoles éternelles, la Celeste revit, comme souvent depuis qu’elle est moins performante mondialement, le temps du tournoi sudaméricain.


La décennie 1980 avait sourit à l’Uruguay sur le plan continental, puisqu’il avait mis la main sur le trophée deux fois de suite, en 1983 et 1987. Il était même encore finaliste en 1989, battu par le Brésil et loupant la passe de trois. Mais la sélection uruguayenne n’avait plus son lustre d’antan, cela s’était déjà vu sur la scène mondiale après deux Coupes du monde bien ternes de sa part, en 1986 et 1990, ne faisant que de la figuration. Elle restait néanmoins un mastodonte du football et ses sacres continentaux permettent malgré tout de continuer à être synonyme de prestige pour le pays. Mais les années 1990 accentue le net recul de la Celeste, qui se matérialise par une non qualification au mondial étasunien et des résultats décevants. De plus ses deux géants, Peñarol et Nacional, qui ont obtenu leurs dernières Libertadores respectivement en 1987 et 1988, voient la fuite massive des joueurs locaux qui sera dorénavant irrémédiable. Le tournant devient brutal pour le football national. En somme, le football uruguayen est en crise profonde au mitan des années 1990, vidé de ses meilleurs joueurs, une sélection nationale dans un creux générationnel et déchirée par des polémiques qui l’enflamment.

Le déclin uruguayen est dû en grande partie à la libéralisation du marché des joueurs, comme ailleurs. De cette marchandisation effrénée, certains en profitent pour étendre leurs affaires et s’arroger le pouvoir. L’Uruguay voit ainsi le développement du « système Casal », Paco Casal est un agent des joueurs et homme d’affaires qui va mettre la mainmise sur le football uruguayen. Presque tous les Uruguayens qui s’exportent en Europe passent par lui. Enzo Francescoli et lui sont des amis très proches1. Sous son influence, la sélection explose. Les « expatriés » comme on les appelle réclament une indemnité pour jouer en sélection. Refus logique de l’AUF2, mais la situation s’envenime. Luis Cubilla, le sélectionneur de l’époque au fort caractère, fulmine envers « les expatriés » et cristallise les colères. Il refuse de les sélectionner et ne prend presque que des joueurs locaux pour la Copa América 1991. Et en 1992, ce sont les joueurs locaux qui se mettent en grève. On accuse forcément les joueurs européens de s’intéresser plus à leur club et à l’argent qu’à la patrie et son maillot national. Les stars uruguayennes en prennent pour leur grade, même l’idole Francescoli n’est pas épargnée. Casal est en guerre contre l’AUF, une partie des internationaux ne veut plus jouer sous Cubilla… la sélection est au bord du gouffre. Finalement, les deux camps arrivent à un accord en vue des éliminatoires de la Coupe du monde 1994 qui se déroule dans la foulée de la Copa América 1993 qui a vu plusieurs joueurs importants refuser de venir (comme Francescoli ou Sosa). Une « union sacrée » de façade tant les animosités sont réelles, le conflit a pourri la sélection et son environnement. L’Uruguay débute très mal les éliminatoires, la situation ne s’arrange pas, Cubilla est viré. Casal sort vainqueur, le football uruguayen est marchandé, mais l’Uruguay ne participe pas au Mondial aux USA.

Uruguay, Copa América 1995 avec torito qui s’est trompé de pays.

C’est dans ce contexte, et sur fond de crise économique, que le pays accueille la Copa América 1995 qui a lieu maintenant tous les deux ans avec un système tournant entre tous les pays. La compétition va occuper le pays tout le mois de juillet durant l’hiver austral, avec un temps particulièrement frais. L’organisation uruguayenne a également voulu décentrer le tournoi de la seule Montevideo, avec trois autres stades de l’intérior rénovés et aménagés pour accueillir la compétition. Les problèmes internes ont été assainis, et l’Uruguay peut compter sur le retour de plusieurs cadres. L’équipe d’Héctor Núñez est en reconstruction. Il s’appuie sur son idole Enzo Francescoli, qui à 34 ans, reste le créateur et leader technique de cette équipe, évoluant en électron libre pour mener le jeu. Il est entouré d’une attaque composée par le confirmé Daniel Fonseca qui évolue à l’AS Roma, avec déjà plusieurs saisons à son actif dans le calcio ; et le plus jeune Marcelo Otero, qui a gagné sa place en sélection et joue encore au pays à Peñarol. Au milieu, dans une position plus offensive le côté droit est occupé par le jeune Diego Dorta. Derrière les offensifs, ce sont Gustavo Poyet qui fait les beaux jours du Real Zaragoza et à ses côtés le bolso Álvaro Gutiérrez qui s’occupent de la récupération et de l’équilibre de l’équipe. En défense, le leader est José Herrera, icône du Peñarol qui occupe la défense centrale avec Éber Moas ; entourés des plus jeunes, les latéraux Gustavo Méndez et Tabaré Silva. Enfin, dans les cages, le gardien vétéran Fernando Álvez, une figure constante de l’Uruguay des 15 dernières années. Les expérimentés Pablo Bengoechea, joueur doté d’une très grande technique, l’excellent Rubén Sosa, en délicatesse et moins indispensable, ou Sergio « Manteca » Martínez en sortie de banc, apportent des solutions complémentaires au onze type.

L’Uruguay se présente sans l’étiquette de favori. Ce rôle revient au double tenant du titre, l’Argentine ou au champion du monde brésilien. Il a l’avantage de jouer à domicile, et a toujours remporté le titre quand un tournoi international se déroulait sur son sol. Bien que diminué et moins fort qu’à son habitude, c’était l’occasion pour son numéro 10 emblématique d’être sacré devant son peuple. Francescoli est proche de la fin de sa carrière et il a entamé « sa tournée d’adieu » depuis son retour de l’autre côté du Río de la Plata à River Plate. Revenu d’Europe un an auparavant, il rêve de terminer en beauté avec la Celeste. Enzo est comme chez lui en Argentine, son pays d’adoption et dans son club « de cœur », car le joueur n’a jamais porté le maillot de Peñarol (dont il était fan enfant), ni celui du Nacional, puisque c’est aux Wanderers de Montevideo qu’il a débuté sa carrière.

Après des débuts remarquables dans ce club de Montevideo de moindre importance, il signe dans le club Millonario où il va se révéler et devenir ce joueur de classe mondiale : élu joueur sudaméricain en 1984, il enchaîne les buts (deux fois meilleur buteur du championnat) et les gestes magnifiques menant River aux premières places, où il devient une idole absolue. Avec la Celeste il est vite un élément incontournable, décisif dès la Copa América 1983 qu’il remporte contre le Brésil en étant élu meilleur joueur de la compétition. Maître à jouer de la sélection pendant près de 15 ans, il ajoute une seconde Copa América, après la victoire en 1987 contre le Chili. Seul ombre au tableau, les piètres performances de l’Uruguay en Coupe du monde et une carrière européenne, qui est bien qu’elle soit remarquée et réussie, s’est déroulée dans des clubs de seconde zone, sauf son unique saison à l’Olympique de Marseille. C’est donc plein d’envie et pour effacer les dernières années médiocres, que le capitaine Francescoli veut mener sa sélection dignement et se mêler à la lutte pour remporter le plus vieux trophée international.

El principe

L’Uruguay commence son tournoi par une victoire facile contre le Venezuela (4-1) qui arbore un maillot hyper kitsch bien dans le jus des nineties. Ensuite, il affronte le Paraguay, privé de José Luis Chilavert pour un conflit avec sa Fédération, mais qui s’avance avec sa base solide de ces années-là. C’est une équipe difficile à bouger et en progression. La victoire est plus laborieuse (1-0), sur un but de Francescoli. Le troisième match, contre le Mexique, c’est une équipe d’Uruguay remaniée qui obtient le nul après avoir égalisé en fin de match. Elle termine donc première de son groupe. En quarts de finale se dresse sur son parcours la Bolivie qui vit sa meilleure période et qui avait terminé devant l’Uruguay sur la route vers les États-Unis presque un an auparavant durant les qualifications. Otero et Fonseca inscrivent les buts dans la première demi-heure de jeu, la Bolivie réduira l’écart en seconde mi-temps. L’Uruguay l’emporte 2-1 et se qualifie pour le tour suivant. La Colombie est le prochain adversaire. Los Cafeteros sont eux aussi dans une bonne période pour leur sélection, même si Pacho Maturana a laissé les rênes et que le Mondial 1994 a été un échec marqué par un évènement tragique pour sa sélection. L’Uruguay, devant son public, source de motivation supplémentaire, est une équipe qui a pris confiance au fil des matchs et qui a relevé la tête. Elle réalise son meilleur match, joue mieux au football, et elle prend l’ascendant sur la Colombie pour s’imposer 2-0 grâce à des réalisations d’Adinolfi et Otero. L’Uruguay gagne logiquement, après avoir dominé la rencontre, et se retrouve en finale.

La finale est contre le Brésil qui est venu en Uruguay avec quelques absences de ses champions du monde, mais peut tout de même compter sur Taffarel, Dunga, Roberto Carlos, Jorginho, Zinho, Aldair, Edmundo, César Sampaio… Les Auriverdes ont éliminé l’Argentine en quarts, dans un match où la Seleçao était menée 2-1 et s’en est sorti, d’abord grâce à un but de son attaquant Túlio en fin de rencontre entaché d’une main sur l’action, puis les tirs aux buts la qualifient. Puis, le Brésil a sorti les surprenants États-Unis en demi-finale. Le dimanche 23 juillet, c’est dans un Centenario ensoleillé mais dans la fraîcheur hivernale que la rencontre se déroule. Les places ne s’étaient d’ailleurs pas vendues rapidement et toutes, en pleine crise économique il a fallu abaisser le prix du billet pour remplir le stade. Les joueurs uruguayens essaient aussi au-delà du football d’apporter un peu de joie et de réconfort bien que précaire à leur pays. Le Brésil démarre plus fort et concrétise sa domination en ouvrant le score par l’intermédiaire de Túlio. L’avant-centre de Botafogo est le titulaire en attaque et l’un des meilleurs buteurs brésiliens du moment. En cette saison 1995, il réalise la meilleure saison de sa carrière. Les Uruguayens souffrent, mais opposent une défense vaillante et solide. Au retour des vestiaires, le sélectionneur Nuñez tentent un coup de poker avec un double changement. À noter qu’il avait déjà effectué un changement puisque Silva s’était blessé sur l’action amenant le but brésilien. Parmi les entrants, l’idole carbonero Pablo Bengoechea. Dans un match tendu et difficile, ces changements revigorent l’Uruguay, lui redonne un second souffle et lui apporte plus d’expériences et de maîtrise technique. Et cela paie, Bengoechea égalise et fait chavirer de bonheur les 60 000 supporters du Centenario d’un sublime coup franc qui file en lucarne, peu de temps après son entrée.

Pour la seconde fois, El Profesor endosse la cape du sauveur et devient héros national. Car, il était déjà l’unique buteur de la finale de la Copa América 1987, un coup de patte qui fait sauter le verrou chilien dans une finale fermée pour offrir le titre à son pays. Un match spécial pour lui, car il est natif de cette région à la frontière avec le Brésil, zone de contact sous forte influence brésilienne et qui parle portuñol3, là où même les jeunes admirent dès fois autant la Seleçao et leurs stars. Talent précoce, il est repéré lui aussi par le Montevideo Wanderers. Numéro 10 typique, technique, élégant et plein de vista, Bengoechea se distingue également par ses coups francs à la précision fatale. Il fera carrière en Europe, au FC Séville, club instable et mouvementé à cette époque. De retour au pays, en signant à Peñarol, il devient une légende nationale.

El profesor

Le score ne bougera plus dans ce match, aucune des deux équipes ne prend de risques supplémentaires. Pour la première fois de son histoire, la Copa América va se décider lors de la fatidique séance de tirs aux buts (pas de prolongations). Les cinq tireurs uruguayens ne tremblent pas devant la pression, un sans-faute uruguayen. Côté brésilien, Túlio voit sa tentative repoussée par Álvez. L’Uruguay gagne sa treizième Copa America, rejoignant l’Argentine au palmarès, le capitaine Francescoli peut soulever le trophée devant son public en guise d’adieu. Une victoire finale assez inespérée ravive la flamme des supporteurs et la liesse se répand dans les rues de Montevideo. Bengoechea restera fidèle à Peñarol jusqu’à la fin de sa carrière en 2003. Un monument au Centenario sera érigé en son honneur. Enzo Francescoli sera élu joueur sudaméricain de l’année. Puis il poursuivra sa quête ultime en club en remportant la Libertadores un an après en 1996 avec son River Plate adoré au sein d’une remarquable génération. Parti en France quelques mois avant le sacre continental de 1986, il règle en quelque sorte sa dette. Son aventure avec le maillot celeste ne sera pas totalement finie, car il reviendra sur sa décision et jouera encore quelques matchs avec la sélection qui ne parviendra pas à se qualifier pour le Mondial 1998. Mais restera à tout jamais, ce dimanche d’hiver au Centenario qui fut bien la seule éclaircie du football uruguayen en ces temps.

¡adiós!

  1. Les deux vont monter des affaires ensemble, dans les droits TV notamment, via Tenfield, la société de médias de Casal et Francescoli.

2. Asociación Uruguaya de Fútbol

3. Dans les zones frontalières entre le Brésil lusophone et ses voisins hispanophones, mélange de portugais et d’espagnol

16 réflexions sur « Uruguay 1995 : les adieux du prince »

  1. En 1986, le 1er sacre en Libertadores de River – une équipe de contres menée par Beto Alonso – Francescoli l’avait vécu de France puisqu’il venait d’être transféré au Matra Racing.
    Il avait attendu 10 ans et son retour en Amsud pour gagner ce trophée avec une très belle équipe où il encadrait de jeunes cracks comme Gallardo, Sorín, Ortega, Crespo. Ça avait encore de la gueule, la Libertadores…

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  2. Un mot sur le sélectionneur de la Celeste, Héctor Núñez. Pas un très grand nom même s’il avait gagné une Recopa sudamericana avec le Nacional. Son plus grand exploit est sans doute d’avoir obtenu un maintien en Liga avec le Rayo des Matagigantes dans les années 1970. C’était la 1ere fois que le Rayo jouait dans l’élite et à Vallecas, tous les grands de Liga s’étaient inclinés.

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  3. Daniel Fonseca… Deux souvenirs le concernant. Son but libérateur face à la Corée en 90 qui sauve légèrement la prestation de la Celeste et un fameux quintuplé face à Valence avec Naples.

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    1. une carrière longue comme un bras, longévité incroyable et à tous les échelons du football brésilien, une multitude de clubs aussi… un avant centre brésilien typique qui entassait les buts, mais pas calibré et le niveau sufifsant pour aller au delà. En écrivant cette article, j’avais regardé sa saison 1995 : il était en état de grâce, une orgie de buts, près de 70 dans ces saisons brésiliennes à 365 jours/an.

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  4. Merci Ajde ! Ce titre est une éclaircie dans une sombre période pour la Celeste. Et quel retour sur son continent pour Francescoli. Certainement l’un des plus beaux retours pour un Sudamericain des 30 dernières années.

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  5. Merci Ajde! Ce retour gagnant de Francescoli montre que rarement le foot peut être sympa avec les beaux joueurs!
    Ce gars venait de passer presque une décennie à se faire avoir, entre ce Racing défaillant, Cagliari assez faible et un OM où il se fait virer comme un malpropre…
    Son match aller comme Benfica, que j’ai revu récemment, était incroyable. Il n’avait pas marqué et vu le retour tragique je pense que Tapie lui a reproché.
    La masse française retiendra qu’il a inspiré Zidane (une de tops anecdotes des présentateurs).

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      1. Tapie va recruter Abedi Pelé pour le remplacer et il le poussera même à la sortie. Déjà sa seule saison il est parfois remplaçant de Waddle.

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  6. C’est très appréciable, cette contextualisation que tu fais de la dérégulation du foot uruguayen, merci ajde!

    Bengoechea, je me rappelle bien de lui, très beau joueur. Auteur du but uruguayen face aux Belges en 1990, tout en maîtrise, superbe.

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