A l’occasion de cette troisième saison, la rédaction a décidé de se lancer dans un défi ô combien périlleux, classer les plus prestigieux défenseurs de chaque décennie. Des années 1920 à celles de 2010 ! Toutes les deux semaines, vous retrouverez donc les portraits des plus fameux assassins silencieux, des ténors du tacle glissé ou de la poussette dans le dos… Une façon de mettre en lumière cette confrérie trop souvent oubliée. Des choix cornéliens émanant d’une intense réflexion collective qui demeurera aussi imparfaite que notre tendresse pour l’histoire de ce sport est grande… Bonne lecture !
Numéro 5 : Carlos Alberto
« Trébuche, relève-toi,
Cours, enfant nu
Que l’on accable de pierres. »
Yves Bonnefoy, Les Planches courbes.
S’il fut un temps où le football se structura, puis d’autres où il vit sa culture peu à peu s’enrichir, avant que celle-ci ne se ratatinât technocratiquement telle une étoile s’effondrant sur elle-même, il fut un temps aussi où ses faiseurs d’opinions s’employèrent mordicus…à arrêter ce temps, décrétant qui du meilleur joueur de l’Histoire, qui du plus grand arrêt, qui du plus beau raté, qui de la plus belle équipe, qui de la plus belle feinte…et qui de son plus bel assist…
Nous étions en 1970, et Joao Havelange n’avait succédé encore au très victorien Stanley Rous. Mais si, parmi d’autres marchands du temple, le groupe Puma ne s’échinait encore à faire accroire à la jeunesse que son N°14 révolutionnait le jeu, son concurrent Adidas avait pour sa part déjà entrepris de faire main basse sur le récit footballistique, comme on ferait d’une poule aux œufs d’or qu’il fallut gaver pour mieux la faire fructifier.
Car c’est dès 1970, dans le cadre donc de la neuvième édition de la Coupe du Monde au Mexique, que tout se mit en effet en place pour transformer l’espace circonscrit des pelouses en quelque show-room mondial, dont les figures dominantes fussent forcément idolâtriques, armées d’équipements à trois puis deux bandes, et l’objet progressif parmi la populace de toujours plus juteux sacrifices.
Et ainsi serait d’abord de l’instauration des remplacements sans motif impérieux, qui participerait déjà de l’abolition de ce hasard abhorré des plus puissants, et de la multiplication des modèles exposés en vitrine. Ainsi serait de l’instauration des cartons ensuite, par quoi les litiges, et en technicolor et mondovision s’il vous plaît, pénétreraient désormais les foyers, en l’inflation dramaturgique d’un sport dont les conflits fussent désormais livrés à tous et pour tous, en direct et loin les vieux secrets d’alcôve d’un arbitre et de vingt-deux acteurs du jeu. Et ainsi de la programmation des matchs enfin, non plus aux heures les plus favorables aux organismes, au public local ni au jeu, mais au marché alors plus porteur d’une Vieille Europe livrée alors aux affres du consumérisme. Si bien que, pour la finale, il se racontera qu’un invraisemblable milliard de téléspectateurs à travers le monde suivirent cet événement, arrêtant pour toujours l’image qu’on se ferait du défenseur brésilien Carlos Alberto.
En définitive et depuis lors, en effet : pas un 11 du Siècle où l’on ne retrouvât son nom, immuablement attaché à la fonction d’arrière-droit. Ni le moindre compte-rendu de ce tournoi mexicain, qui ne mît à l’honneur son but inutile en finale face à des Italiens cramés, menés 3-1 à la 86ème et dont l’assist préalable, quoi qu’affirme la légende, ne tenait vraiment à une passe aveugle du Roi Pelé.
Alors, certes : il y aurait aussi à dire des titres gagnés en championnats de Rio puis de Sao Paulo, ou de ceux glanés avec le Cosmos, constitutifs d’un comble de la construction nanarcissique. Mais puisque tout de cela fut déjà dit des milliers de fois, tandis que le reste jamais, nous saluerons plutôt l’abnégation de l’enfant, que tabassait le père car il ne voulait pas qu’il devînt footballeur. Et à défaut peut-être du tout de sa personnalité, quelques fois écrasante, saluer que Carlos Alberto Torres fût toujours tourné vers le collectif.
Mais surtout, nous saluerons ici qu’il se releva toujours, là où d’aucuns périrent corps et biens, devant des publics gargantuesques et portés au goût du sang, tel qu’à ce titre carioca perdu lors de la dernière journée de 1963, devant près de 200 000 spectateurs. Ou tel qu’à cette demi-finale du championnat brésilien perdue à domicile, sous les yeux notamment des quelque 70 000 supporters corinthians afflués dans un Maracana qui, pour l’occasion, n’avait plus de carioca que le nom… Et tous inaptes, cependant, à lénifier d’un peu la légende de Carlos Alberto Torres.
Numéro 4 : Le voyant
« Avec quelle quantité d’illusions
Ai-je dû naître
Pour pouvoir en perdre une chaque jour. »
Cioran.
Voici un joueur et un homme qui avait tout pour lui. A commencer par le footballeur, charismatique et élégant. Et dur au mal autant qu’il n’était rapide et intelligent. C’est que notre numéro 4 était un défenseur racé, à qui n’auront manqué que le jeu de tête et un contexte plus favorable. Lui qui, pour prix de ses prodigieuses qualités, se retrouverait régulièrement livré à lui-même, et surexposé tel l’archange d’équipes aux pulsions par trop déséquilibrées, au service desquelles la portée de ses vues gagna peut-être sa profondeur et sa noirceur si caractéristiques. Un tutélaire beau comme un dieu, aux accents métaphysiques et qui, davantage encore que le plus fade Marzolini, deviendrait aussi la figure argentine la plus courue par la gent féminine des années 1960 et 1970.
Et cependant, à mesure que se déroulerait le fil de sa vie, cet homme infiniment doué multiplierait les vues pessimistes, négatives… Dépressives? Et que ce fût sur l’absurdité de la vie, pourquoi pas… Mais sur le football, de ce jeu qui lui apporta tant? Aussi, qu’est-ce donc, au sortir de sa carrière de footballeur professionnel, qui pour de bon porta au goût de la ruine le beau, l’immense et l’irréprochable Roberto Perfumo?
Certes, il aura connu bien des échecs. Le psychodrame de 1966 bien sûr, ou ce fiasco en éliminatoires de la Coupe du Monde 1970, et pour finir il y aurait même cette Coupe du Monde 1974, où son Argentine sembla comme parvenue à bout d’idées et de jus… Et certes le nul fatidique face au Pérou, en 1969, avait-il témoigné déjà de failles existentielles, dans le chef du beau Roberto : « Cette fois-là, j’eus envie d’en finir avec le football. De partir loin, là où personne ne me connaîtrait. (…) J’étais assis dans ma voiture, quand une amertume terrible m’envahit : pourquoi devoir se cacher, alors que je n’avais volé personne? Et cependant voilà le genre de choses qui peuvent survenir, dès qu’il est question de football. »
Puis il y avait donc eu cette autre humiliation, face aux Pays-Bas. Menés 2-0, Perfumo avait vu son gardien Carnevali chercher en toute hâte le ballon, alors il s’approcha : « Daniel, calme-toi. Tu veux qu’ils nous en mettent huit? » Capitaine et guerrier au-dessus de tout soupçon, et cependant résigné dès le 2-0, Perfumo ne s’était-il qu’imaginé que ces Bataves seraient inarrêtables, et qu’il n’y aurait rien à opposer ce jour-là. Ou y avait-il autre chose? Quelque chose de plus tragique?
Mais de toutes, la plus grande déception du « Maréchal » était survenue dix ans plus tôt, dans le cadre pourtant secondaire du tournoi olympique de Tokyo. Quand nonobstant une équipe certes talentueuse, mais inexpérimentée, l’Argentine avait été éliminée dès le premier tour, dans un groupe comprenant aussi le Ghana et le Japon, dont l‘ailier gauche tout particulièrement les avait martyrisés. Or voici que Perfumo le recroisa à la sortie du stade, à l’heure où chacun s’en retournait dans ses pénates… Tous sauf lui et le héros du jour, Kunishige Kamamoto, qui livrait encore ses impressions aux journalistes locaux. Et ce Kamamoto portait des lunettes ; des lunettes si épaisses qu’elles grossissaient ses yeux, démesurément… Alors Perfumo blêmit, car l’Argentine avait été éliminée par un « Japonais à moitié aveugle ». Avant de pleurer, humilié. Puis de confier aussi, des années plus tard, n’avoir plus jamais pleuré pour du football ensuite.
Qui d’autre qu’un mélancolique se serait de la sorte arrêté à ces lunettes, ou dix ans plus tard à ce 2-0? Et cependant, moins qu’une pure soumission de tous ses sens au soleil noir de son monde intérieur, qui lui fît paraître l’extérieur dans l’exclusive tristesse ou pesanteur qu’il contînt, c’est plutôt du sceau de ses extrêmes lucidités que sembla toujours marquée cette consonnance dépressive, dont pas plus que de ses sourires (fussent-ils affligés) ne se départiraient jamais le joueur puis le commentateur. Comme quand, au sortir de sa carrière, il couvrit avec bonheur la Coupe du Monde 1978, gratifiant l’Argentine de ses attraits charmeurs et de ses traits d’esprit, qui toujours le portèrent plus loin et mieux qu’autrui – c’est-à-dire dans cette profondeur symptomatique de la dépression, peut-être bien, mais plus encore du génie.
Ainsi qu’il l’avait témoigné déjà comme joueur, Perfumo comprenait en effet le jeu mieux que quiconque. Mais d’une façon qui fût moins tactique qu’organique voire spirituelle, philosophique. Comme en une fusion charnelle à l’âpreté du jeu, et métaphysique à sa noirceur et à son absurdité. A l’instar de ce « voyant » rimbaldien que le joueur avait été et ne cessa jamais d’être, et qui, s’il s’accrocha longtemps à l’esthétique ternie des joueurs-étoiles, ne voulait pour autant lénifier la dimension laborieuse d’un football idéal qui n’existât pas, et se fit conséquemment aussi le porte-voix des joueurs plus besogneux, pourvu qu’ils fussent dotés comme lui d’intelligence et de dévouement.
C’est à ce titre qu’il publia, au milieu des années 1990, un imprimé aussi concis qu’extraordinaire, que ses initiés tiendraient aussitôt pour particulièrement « attachant et ingénieux » : Jugar al Futbol. Contre-intuitivement, Perfumo y exprimerait la façon dont il avait compris le football, affirmant à l’encontre des bienpensants que le bon joueur se devait de répondre à cinq caractéristiques essentielles, qui cependant tenaient moins de la vertu que du défaut, et plus de Machiavel que de Michel-Ange.
Le football, écrirait-il de fait, aux antipodes du fantasme surjoué et survendu, s’apparentait pour les joueurs à un univers des plus durs, empreint de cynisme et de mesquinerie, où seuls quelques-uns parviendraient à bon port : une minorité constituée des plus vaniteux (puisque source du dépassement de soi), des plus égoïstes (car l’on ne joue que pour soi), des plus menteurs (car le football est l’art de la tromperie), des plus violents (car mieux vaut être craint que de craindre), et même des plus méchants – puisque voilà, affirmait-il enfin, le seul biais par lequel trancher, d’entre deux joueurs aux compétences égales.
Titulaire d’un diplôme universitaire en psychologie sociale, Perfumo aborderait aussi la question de la dépression chez les joueurs – un mal, vous l’aviez compris, qui l’accabla au terme de sa carrière, et qu’il évoquerait publiquement : « J’avais de l’humour. Et puis un jour je l’ai perdu. J’aime rire pourtant, rire de moi-même. Je suis un peu sarcastique, ironique… J’aime l’humour, l’humour élaboré et en même temps enfantin… »
« Savez-vous quels humoristes m’ont fait rire aux éclats? Pépé Biondi bien sûr, mais il y eut aussi Woody Allen et Dick Van Dyke. Mais ça c’était avant, quand je riais davantage. Et je ne sais pas pourquoi mais, un jour, j’ai cessé de rire. Parfois je pense qu’avoir quitté le football a quelque chose à voir avec ça, avoir cessé d’être un footballeur… Ce fut une grande tristesse pour moi, pendant un an ou deux j’en ai beaucoup souffert. Je suis heureux pourtant, le moins qu’on puisse dire est que tout s’est très bien passé pour moi, mais le football n’est pas n’importe quel métier : il devient ta vie, et quand tu le quittes tu es vide, tu ne sais plus quoi faire. Je ne sais pas si c’est à cause de ça ou à cause du temps qui passe mais, le fait est là : avant, je riais davantage. »
A ces paroles, dira le journaliste qui les rapporta, Perfumo garda les yeux immobiles, quoiqu’il frappa dans un caillou. « A une époque, il se racontait que je ne m’employais qu’à charmer les gens. Et puis j’ai changé ; à mon retour du Brésil pour River, j’étais enclin au silence. Je ne critique pas ceux qui donnent leur avis, Flaco Menotti ou Moña Casan, par exemple. Mais quelqu’un comme moi ne devrait pas donner d’avis, sinon sur le football. J’ai honte de penser qu’un véritable intellectuel comme Marco Denevi puisse lire mes opinions, c’est scandaleux. Et dire qu’il fut un temps où je parlais de Piazzolla, de Fellini… (…) Si je ne veux pas être tenu pour un intellectuel, c’est simplement parce que je ne le suis pas. En comparaison avec un véritable intellectuel, je n’existe pas. »
« Je vous le dis, la seule chose qui comptait pour moi, c’était le football. Je n’étais pas enthousiasmé par les travaux qui éreintaient mon père, ni par le métier d’outilleur, ni… Par rien. J’ai commencé à travailler à 13 ans (…), mais en pensant toujours à la même chose : jouer. »
Le père Perfumo, en l’espèce, était maçon voire fondeur de métaux, et même moissonneur quand il n’y avait vraiment plus rien. Lecteur du journal communiste Nuestra Palabra, aussi. Un idéaliste, théoricien de la justice sociale et des droits. Quant à la mère, elle veillait sur la dignité de tous, et en particulier sur la gorge du jeune Roberto, qu’accablaient des amygdalites à répétition : « J’avais toujours mal à la gorge, aussi ma mère ne me laissait jamais retirer mon écharpe, pas même pour jouer au football. Quand j’étais enfant, j’étais faible, maigre. Et je suis né avec les pieds tournés vers l’extérieur, comme un canard… L’on m’a guéri, certes, mais je prenais tout le temps des vitamines… Savez-vous jusqu’à quel âge j’ai grandi? Jusqu’à mes 25 ans… » Et ce n’est qu’à compter de ses vingt ans, que le football daigna enfin vouloir de lui.
Numéro 3 : Schnellinger
“L’audace vaut mieux en toute affaire
Quand on veut réussir, surtout à l’étranger.”
Homère, L’Odyssée
« Schnellinger, d’entre tous! », s’était écrié le célèbre reporter allemand Ernst Huberty, après que le Milanais d’adoption eut arraché, à l’ultime minute face à l’Italie, la prolongation de ce que les médias d’Europe de l’Ouest tiendraient aussitôt pour « match du siècle », en ce roman géopolitique où, à défaut du terrain, la narrative au moins se devrait de plier à leur volonté. Puis deux finales de Coupe des Coupes plus tard, dont l’une serait particulièrement controversée, c’est encore « d’entre tous » que les dirigeants du Tennis Borussia, promu en Bundesliga à la stupéfaction générale, poseraient sur lui leurs espoirs douteux car décharnés – au point qu’aujourd’hui encore plus personne ne sache trop bien qui, en cet invraisemblable été 1974, avait eu la folle idée de recruter la star mondiale Schnellinger, et moins encore comment ils avaient envisagé de le payer.
Schnellinger, il est vrai, avait été quinze ans durant l’un des meilleurs, et des plus audacieux défenseurs de la planète. Lui qui, loin les prétextes patriotiques avancés par un Seeler moins héroïque que poltron, quand il repoussa les avances de l’Inter, n’avait longtemps hésité malgré ses 24 ans à quitter le confort du FC Cologne, alors le plus grand club allemand, pour se fondre au monde inconnu du Calcio du « Miracle italien ». Mais si sa traversée du Brenner s’était montrée digne du pari d’Hannibal, à mesure que l’enfant de Düren mettrait à ses pieds le football transalpin, son retour sportif au pays ne témoignerait guère que de cet éternel malentendu que, telle une malédiction, il traînerait jusqu’à sa mort depuis son passage du Rubicon, en 1963.
Le retour sur ses terres, en effet, serait un déplorable échec. « Carlo était un mec adorable, et cependant il gardait un peu de distance avec le reste de l’équipe. Non tant qu’il nous fût étranger, simplement : il était plus âgé, et plus expérimenté », se souviendrait bien plus tard son fugace équipier Ditmar Jakobs. Tandis que, plus assertif, celui qui n’était encore le grand collectionneur d’art Heiner Pietzsch, mais pour l’heure rien plus que le porte-parole du club, ajouterait avec la sagacité propre aux commentateurs de messes déjà dites, qu’était illusoire de vouloir « créer une bonne équipe avec une star vieillissante. »
Le club, ceci dit, avait-il vraiment été en mesure de s’offrir puis surtout d’entretenir la star mondiale Schnellinger? Après une dizaine de matchs, la direction s’emploierait à persifler qu’« il Biondo », pourtant tenu depuis quinze ans pour le plus irréprochable professionnel d’Allemagne, s’offrait toujours un whisky et un cigare à la mi-temps… « Ce n’était pas vrai », objecterait toutefois le toujours secourable Jakobs. « Et si les choses ont si mal tourné sur le plan sportif, c’était exclusivement dû à notre manque de qualité. » Après 19 rencontres, Schnellinger quittait le club et l’Allemagne pour de bon, pour s’installer résolument dans sa banlieue milanaise d’adoption, où il officierait trente ans encore comme représentant de cuisines équipées. En laissant derrière lui l’Allemagne à ses divisions, et l’illusoire Tennis Borussia à ses 10 000 spectateurs et à ses insurmontables trois millions de dettes.
Si, selon Schnellinger, les Italiens ne lui tinrent jamais rigueur d’avoir marqué contre eux en 1970 (« Après tout, ils ont gagné le match »), il en irait donc autrement de ses rapports avec l’Allemagne, où « Carlo » dirait avoir été oublié à mesure de son expatriation italienne, n’avoir pas même été invité par la Fédération pour la Coupe du monde 2006, y avoir perdu tout contact avec ses anciens équipiers, et n’avoir en définitive pas même assisté aux funérailles de l’impérieux Beckenbauer. « J’ai l’impression d’être un étranger en Allemagne, et aussi en Italie. Mais ce n’est pas grave. »
Et, de fait : il n’y avait rien de grave, puisque non plus d’irrémédiable. Car c’est aujourd’hui à petits pas, ainsi que fut en son temps de la politique de décrispation diplomatique d’entre RDA et RFA, que de petites mains s’emploient à rejouer les mailles de la germanité perdue de Carlo. Tel qu’au collectionneur et citoyen de Düren Fred Oepen qui, pendant plus d’un mois en 2022, exposerait ses pièces patiemment rassemblées pour rendre hommage aux légendes locales du football Schnellinger, Langner et Stollenwerk : « Je reste submergé d’émotion par l’accueil réservé à ma collection. Je ne m’attendais pas à cela. Et c’est en particulier l’intérêt manifesté par les jeunes pour ce pan de notre Histoire, que j’ai trouvé formidable. » Et qui augure du meilleur, pour la mémoire d’« il Biondo » Schnellinger.
Numéro 2 : Habemus Papam
« Impose ta chance,
Serre ton bonheur
Et va vers ton risque.
A te regarder,
Ils s’habitueront. »
René Char
Qu’est-ce donc que cet élan des âmes, qui tant de gens incline à vouloir conforter ce que l’on attend d’eux? Qu’est-ce donc que ce joug du cliché ethnique, où le Basque se dût d’être brave, l’Allemand efficace, et le Slave d’être romantique? Et qu’est-ce donc, dans le cas du proverbial Bertie Auld, qui l’inclina à réduire le chef-d’œuvre tactique de Lisbonne, livré au monde le 25 mai 1967, à ce pur étalage de geste héroïque et primaire, comme si l’Ecosse des Alexander Fleming et James Watt n’était capable que de Rob Roy et de William Wallace?
Car pour Auld, que les choses soient claires : il n’y avait pas d’ambigüité possible. « Tant de souvenirs fabuleux me reviennent à l’esprit à propos de cette journée. Mais je peux vous dire une chose : je suis convaincu qu’il n’était même pas nécessaire de donner le coup d’envoi à Lisbonne. Car vous pouvez me croire : nous avons gagné ce match dans le tunnel. Je me souviendrai toujours de l’expression horrifiée sur les visages de leurs joueurs, lorsque j’entonnai ce chant celtique, puis que mes coéquipiers l’eurent repris en choeur. »
« (…) Et donc nous étions tous là, dans ce tunnel avec ces gars de l’Inter Milan qui avaient l’air de dieux, sans parler des footballeurs… Je me souviens qu’ils étaient tous impeccables, il n’y avait pas un cheveu qui dépassait. Ils respiraient le glamour. Et c’est alors que j’ai regardé Giacinto Facchetti, leur arrière gauche mondialement connu. Lequel, haut d’environ 1,90m, dégageait une silhouette imposante, comme s’il fut tout droit sorti d’un catalogue de vêtements de sport. Et cependant nous étions tous morts de rire, à la plus grande perplexité de ces Italiens, parmi lesquels j’entendis murmurer « loco, loco »… Ils ne savaient vraiment pas à quoi ils avaient affaire, alors nous nous présentâmes. Et nos « Salut ! Salut ! Les Celtes sont là » rebondirent comme des échos sur les murs carrelés du tunnel. »
« Si vous avez l’occasion de regarder les images des équipes se promenant sur la piste puis sur la surface de jeu, regardez les Italiens. Beaucoup d’entre eux nous regardent de haut en bas en secouant la tête, déconcertés. Mais il était certain qu’ils seraient plus encore déconcertés par la suite. Moi-même me heurtai à leur barre transversale, au terme d’une course et d’un tir entrepris alors que nous les pressions pour égaliser en première mi-temps. On m’a souvent demandé si j’avais eu l’intention de centrer, il est vrai que le cuir suivit une trajectoire curieuse, mais croyez-moi, c’était bel et bien une tentative de but (…). Le cadre, cependant, se mit en travers de mon chemin, et le ballon rebondit hors de danger… Heureusement pour nous, Tommy Gemmell et Stevie Chalmers eurent plus de chance que moi par la suite. »
Tommy Gemmell était le back gauche du Celtic, quoique : le natif de Motherwell n’était-il rien plus qu’un back gauche? De minute en minute, au gré de ses montées incessantes, Gemmell martyriserait Tarcisio Burgnich, ce rude et prosaïque stoppeur à l’ancienne, qui une génération plus tard inspirerait sans doute un certain Claudio « Kadhafi » Gentile :
« Je jouais défenseur central droit à l’époque, j’étais ce qu’on appelait un « marqueur ». Mon rôle, c’était de défendre en individuelle sur mon adversaire direct de la soirée. Dans notre équipe, il y avait quatre défenseurs : moi-même, Guarneri, Picchi et Facchetti. Mais on avait des rôles différents : Guarneri faisait comme moi sur l’autre attaquant, Picchi avait le rôle du libéro, et enfin Facchetti était une sorte de latéral gauche en avance sur son temps. »
N’en déplaise à la louable solidarité de Burgnich : c’est pourtant bel et bien le celte Gemmell qui, ce soir-là, serait en avance sur son temps. Lui qui nonante minutes durant ringardiserait les montées certes émérites, mais combien plus timides et pour tout dire absentes à Lisbonne, dont le beau mais raide Giacinto avait coutume d’agrémenter les calculs d’Herrera. Et dont les élans offensifs, n’en déplaise toujours au trop italocentré Tarcisio, avaient cours depuis bon dix ans en l’Amérique du Sud du gaucher Nilton Santos, non moins qu’en ce Royaume-Uni où, ainsi que l’affirme un chauvinisme possiblement non moins exalté que l’italien, l’on prête au WM de Chapman d’avoir ouvert cette voie, dans laquelle s’engouffreraient impitoyablement les wing-backs Jim Craig et Tommy Gemmell, en leur entreprise de démolition du 25 mai 1967.
S’il ne fut donc si aventureux ni révolutionnaire que certain roman s’échina à le proclamer, que garder dès lors de Facchetti? L’image d’abord d’un capitaine exemplaire, capable d’inspirer ses coéquipiers par son attitude calme, son éthique de travail et sa détermination. Lui qui assuma toujours son rôle de leader avec courtoisie et respect, et préféra toujours laisser son jeu parler plutôt que lui. Mais si l’envergure de Facchetti serait à ce point remarquable, c’est peut-être aussi par ce nécessaire contrepoint qu’elle apportait aux nauséeuses méthodes mobilisées par son club en coulisses, et au titre de talisman d’une Italie renaissante enfin sous ses bons auspices.
« Après la défaite contre la Corée du Nord« , dirait-il un jour de sa relation avec les supporters de la Squadra Azzura, « ils ont voulu me condamner aux travaux forcés pour le reste de ma vie. Mais quatre ans plus tard, si la police dut protéger mon épouse, c’était désormais parce que les tifosi voulaient la porter en triomphe après la demi-finale contre l’Allemagne. Il est vrai que, malgré ses défauts, le football est l’une des rares choses qui font parler de l’Italie de manière positive. »
Et que dire de ce Championnat d’Europe 1968 que l’Italie n’eût jamais remporté si, en demi-finale face à l’URSS et au terme de 120 minutes jouées à 10 contre 11, le capitaine Facchetti n’avait été automatiquement désigné pour procéder, au nom de l’Italie, au tirage au sort de l’équipe appelée à affronter les Yougoslaves en finale :
« A la fin de la prolongation, l’arbitre allemand a appelé les deux capitaines. Nous sommes descendus ensemble aux vestiaires, l’arbitre a sorti une vieille pièce et j’ai dit pile. C’était la bonne décision, l’Italie était qualifiée pour la finale. Je me précipitai alors aussitôt vers la pelouse. Le stade était encore plein, avec ses 70 000 supporters attendant fébrilement de connaître le résultat.
A mon air enjoué et à mes cris, les spectateurs comprirent qu’ils pouvaient célébrer une victoire italienne. »
« Pour ma part, j’avais tout au plus espéré que la chance soit de mon côté. Mais pour mon équipier Burgnich, l’affaire semblait déjà comme entendue : « Ah, c’est Facchetti qui va faire le tirage au sort? Alors c’est bon, Facchetti est un homme chanceux ! » Et fort heureusement, les choses se sont déroulées exactement comme il l’avait prédit. »
« Dans le couloir, je ne pus réprimer ma joie. Puis le moindre doute fut levé, pour tous, quand le public eut enfin le loisir d’observer ma réaction et celle de mes équipiers. Et l’Italie fut en liesse, car cela signifiait que nous étions à nouveau en finale, pour la première fois depuis 30 ans. »
Numéro 1 : Les bijoux sont éternels
« Testis unus,
Testis nullus. »
Pour tout esprit voué à traquer la petite bête, qui fût dressé à redoubler d’agacements analytiques pour aboutir d’un mieux malgré tout illusoire, le cas Bobby Moore ne tient en rien d’une bénédiction, et pour tout dire en tout d’une Némésis, qui s’offre aux satyres comme ferait une Amazone farouche, ou aux critiques comme une paroi abrupte mais dénuée de toute aspérité.
Aussi, acculé par les si impeccables et si nombreuses vertus de « gentleman Bobby », la rédaction s’abaissera-t-elle pour une fois à abaisser son pantalon, pour saisir à pleines mains ce qui furent longtemps le secret car les bijoux les mieux gardés de Sa Majesté : le cas édifiant de ses coucougnettes, et du fâcheux cancer qui en 1964 l’y accabla.
Certes : ce n’est pas très délicat. Mais que ses hagiographes et les pète-sec se rassurent : c’est plus encore inoffensif. Car même en recourant à ces biais évidemment minables, popularisés en France par des Arthur puis Hanouna, c’est encore et quoi qu’on fasse ce diable de « gentleman Bobby » qu’on grandit. Lui dont les chances de survie, dans l’Angleterre des Swinging Sixties, restaient aléatoires – face ou pile. Et qui en dépit de l’opération qui pût ruiner sa carrière, conserverait un capitanat gagné dès ses 22 ans, avant d’embrayer aussitôt sur une Coupe des Coupes et un titre de Joueur britannique de l’année – le type même de sacralisations individuelles qu’il multiplierait encore tout au long de sa carrière, au gré de ses demi-dizaines de nominations en sélections mondiales et européennes, ou bien sûr de ces titres à répétition de Joueur de l’année d’un West Ham auquel, pour qu’elle fût parfaite, la légende entendît peut-être que lui fût laissé de pouvoir y rester fidèle.
Bref, vous l’aurez compris : en matière de « gentleman Bobby », il est complètement vain de vouloir frapper sous la ceinture, aussi passons donc aux choses sérieuses… Et en l’espèce, l’option suivante est celle du physique, un roux… Que dis-je : un roux? Beaucoup mieux que ça, le pompon du roux : un roux à rouflaquettes! Aussi laissons la parole à sa première épouse, que d’aucuns tinrent pour première wag de l’Histoire, et que Saint-Bobby quitterait cependant pour les yeux d’une vulgaire hôtesse de l’air – en somme, nous y comptons bien : cette femme bafouée devrait être du bois, ici opportun, dont sont faites les langues de vipère, ça ne fait pas un pli…
« Ce jour-là à Wembley en 1966, quand il est sorti du tunnel en tête de l’équipe, la foule est devenue folle. Les acclamations étaient assourdissantes, quelque chose que je n’ai plus jamais connu de ma vie. C’était incroyable. »
« Bobby était très beau (quoi??) et impressionnant. Normalement, l’équipe d’Angleterre aurait dû porter du blanc, mais comme c’était aussi les couleurs de l’Allemagne, ils portaient du rouge. »
« J’ai tellement de souvenirs, mais le plus important est celui où il a soulevé le trophée. Tout le monde l’acclamait et je me souviens avoir pensé : « Mon Dieu, si ces gens savaient qu’il avait un cancer, la terrible adversité qu’il avait dû surmonter… Ils l’acclameraient encore plus fort. » J’étais si fière de lui… »
« Bobby était adorable. Il a embrassé la coupe Jules Rimet, puis il me l’a tendue et m’a embrassée, peut-être un peu moins passionnément qu’il n’avait embrassé la coupe. Laquelle, il est vrai, signifiait tellement pour lui. »
Tina réprime quelques larmes… Tonnerre de Brest : la pauvre n’a jamais cessé d’aimer son Bobby!!! Et ce malgré qu’il lui brisât le cœur en 1984, quand il la quitta pour cette salope de Stéphanie Parlane!
Mais le plus beau, et pour nous le plus désespérant, est que Bobby n’a jamais cessé non plus de s’intéresser à Tina, qu’ils n’ont jamais échangé un mot méchant l’un envers l’autre, que ce fût avant ou après leur divorce en 1986, après 24 ans de mariage… Mieux : Bobby laissa tous ses souvenirs de football, pour d’aucuns estimés à plusieurs millions de dollars, à la femme qui l’avait soutenu de manière désintéressée tout au long de sa carrière de joueur :
« Quand nous nous sommes séparés, Bobby m’a tout laissé. Il m’a dit : « Tina, tu as toujours été là pour moi. Je veux que tu aies tout, car je sais que tu en prendras soin. » Deux ans avant la Coupe du monde, on lui avait diagnostiqué ce cancer des testicules, mais Bobby était tellement absorbé par son métier qu’il ne réalisa jamais que sa tumeur était cancéreuse. Et quant à moi, cela faisait six mois que j’étais enceinte de notre fille. Alors, quand le chirurgien m’a annoncé la nouvelle, j’ai dit : « Je ne veux pas que Bobby le sache. » A l’époque, les proches avaient le droit de cacher la vérité de la sorte, il est vrai que le cancer restait une chose tellement effrayante… Je ne savais pas s’il allait vivre ou mourir. »
Et meeerde… Y a pas à dire : elle l’avait dans la peau, son Bobby! Et elle l’aime toujours… Mais cette séparation, Tina, tout de même? Cette traîtrise? Cette abomination?
« Quand je l’ai découvert, ça a été un choc. J’adorais Bobby. (…) Je suis émue. Je ne peux pas en dire plus. C’était un homme adorable. C’était mon meilleur ami et le seul homme que j’aie jamais connu. J’étais vierge quand nous nous sommes rencontrés. C’était vraiment dur. Bobby semblait vraiment désemparé. Il a dit qu’il n’avait jamais cessé de m’aimer, mais qu’il était tombé amoureux de quelqu’un d’autre. »
« En y repensant, je me rends compte qu’il était perdu à cette époque. Lorsque sa carrière de joueur s’est terminée, le football lui a tourné le dos et il était profondément déprimé. Je pense que c’est à ce moment-là que ses yeux se sont détournés de son foyer, car jusqu’alors il avait toujours été l’homme d’une seule femme.«
« Il se sentait tellement coupable… Il disait qu’il voulait arranger les choses, et qu’il souhaitait que nous restions ensemble en tant que famille, mais il n’arrêtait pas d’aller et venir pendant ce qui me sembla être une éternité. Et quand il revenait, il ne déballait jamais complètement ses affaires. C’était assez éprouvant. Quand vous voyez l’homme que vous aimez entrer dans la salle de bain avec une trousse de toilette sous le bras, vous savez qu’il ne vit plus vraiment sous le même toit. »
« Alors, un jour, je lui ai dit : « Bobby, je ne peux pas continuer comme ça. Je vais prendre un bain et quand je sortirai du bain, tu devras décider de faire un effort ou de partir. » Quand je suis sortie, il était déjà parti. »
Dans la foulée de leur séparation, Tina quitterait la Grande-Bretagne pour Miami, « pour essayer de changer de vie ». Mais reviendrait bien vite en trombe quand, bouleversée, elle apprit qu’il était en train de mourir d’un second cancer.
« Je suis revenue avec ses trophées, pour qu’il en jouisse une dernière fois. C’est notre fille qui les lui a apportés. Je lui ai écrit une lettre pour lui dire que je l’aimais, et qu’il aurait toujours une place spéciale dans mon cœur. »
« Puis je rentrai à Miami, j’y étais d’ailleurs quand il est mort. Je suis allée dans une église mais elle était fermée. Alors je me suis assise sur les marches et j’ai pleuré. Il avait été une si grande partie de ma vie. »
A juger de l’admiration et de l’amour, intacts, dont il marqua au fer rouge la personne même qu’il fît sans doute le plus souffrir : peut-on s’imaginer le héros qu’il fût, tout le tagadatsouintsouin que la Perfide Albion en fît, si l’Angleterre avait alors eu conscience du mal qui avait rongé son capitaine, peu avant la Coupe du Monde victorieuse de 1966?
De ce joueur au palmarès solide quoique indigne de son envergure, et de cet homme unanimement respecté qu’importassent les plus intimes de ses failles, subsistent fort heureusement des images. Lesquelles témoignent de son exceptionnelle modernité, justifient pleinement sa place de numéro 1 dans ce classement…et eussent même pu lui gagner de l’occuper encore pour les années 1970 – années dont il fut plus que le prototype, où personne peut-être ne le dépassa, et auxquelles nous transmettons le relais – en les bonnes mains secourables du gentleman Verano.
La suite du classement établi par le grand jury Pinte de foot :
11) Ramos : 11 points
12) Verbiest, Gemmell, Charlton, Schulz : 10 points
16) McNeill, Pluskal : 7 points
18) Hilario : 6 points
19) Djalma Santos, Vasovic, Voronin : 4 points
22) Novak, Cohen : 2 points
24) Jusufi, Burgnich, Albrecht : 1 point
Il me semble avoir mis ce lien quelque part dans le texte, mais pour qui ne connaîtrait pas ou mal Perfumo : cette action s’impose, lumineuse, folle.. Ca se passe à compter de +/- 0:35 :
https://youtu.be/BlWeHUzOHtY?t=35
Une action ne dit pas tout d’un joueur..mais ce genre de truc, quand même..
J’invite aussi à visionner des images de Germano..puis directement de Bobby Moore, la même décennie pourtant..mais quel gouffre!!!
Et il en existe des compilations encore plus avantageuses, quel joueur!