« Je ne lui serrerai plus jamais la main. J’ai énormément de rancoeur envers lui, non seulement pour l’argent, mais aussi parce que cela l’a forcément empêché de se concentrer sur le jeu. Il devait constamment penser à ce qui arriverait s’il se faisait prendre. Dans un tel cas de figure, il risquait une suspension à vie. » Jan Tomaszewski
L’avantage lorsque l’on est devenu chauve précocement, c’est que le temps semble décélérer par la suite. Quelques rides apparaissent ça et là, la peau craquelle comme un lac asséché mais l’expression du visage, elle, ne change pas. Chaque veine du crâne, triomphante et débarrassée du diktat des coiffeurs syndicalistes ou autres prophètes de la mèche, affirme dès lors sa singularité, libère son énergie profonde qu’une trop épaisse tonsure aurait tendance à étouffer, voire à briser mécaniquement. Les sourcils, boussoles de l’âme, naviguent entre Nord et Sud, destriers fougueux perdus dans le désert. Épousant le quiproquo, se délestant du mépris… C’est un monde de silence, sauvage qui n’appartient qu’à eux et dont ils gardent jalousement les secrets. Grzegorz Lato fait parti de ces affranchis… Et c’est conscient de sa chance et des devoirs qui incombent à sa caste qu’il a accepté cette interview du quotidien Przegląd Sportowy, la bible du sport dans son pays depuis 1921.
Nous sommes en 2004 et Lato a réussi sa vie. Sportif émérite, sénateur en poste sous l’étiquette du SLD, un parti social-démocrate, il écoute distraitement les propos du journaliste. 30 ans auparavant, la Pologne a conquis avec brio la troisième place au Mondial 1974. Et Lato, le pichichi de la compétition par la même occasion. Des souvenirs agréables evidemment mais plus réchauffé que ça, tu meurs… Toujours ces sempiternelles questions. Et si il n’avait pas plu face à la RFA ? Et si Lubański avait fait parti du voyage ? Lato s’ennuie ferme et est d’humeur taquine aujourd’hui. Les badauds veulent du récit croustillant, panem et circenses, c’est ça ? Et bien, il va leurs en donner pour leur argent : « Tout a commencé sur un continent lointain, où la sueur est une nouvelle peau et l’ombre, ta meilleure alliée… »

El ladrón polaco
Après avoir fait danser la polka aux défenses belges en compagnie de Lubánski et récupérer une nouvelle médaille de bronze au Mondial 1982, Lato décide que ses dernières foulées se feraient au soleil. Si possible, couvertes de pesos… Ayant rejeté l’offre lucrative du Cosmos, notre Polonais étonne les observateurs et débarque au Mexique, au sein du club d’Atlante, dirigé par une légende locale, Horacio Chamaco Casarín. L’accueil est chaleureux, les nuits sont belles et Lato a la plaisir de partager le vestiaire avec l’immense buteur brésilien Cabinho et une vieille connaissance, le rusé Ratón Ayala. La première saison est aboutie. Lato marque et Atlante gagne la Coupe des Clubs Champions de la CONCACAF. La suivante est son chant du cygne. Abandonné par son corps, Lato ne joue que cinq rencontres et quitte ce sport dans un pays qu’il n’aurait jamais imaginé visiter dans ses rêves d’enfant.
De caractères diamétralement opposés, Lato se prend néanmoins d’affection pour Ayala. Bien qu’il ne saisisse pas ce que l’Argentin lui raconte la plupart du temps. Quel drôle de type, cet Ayala… Longue chevelure évadée d’un concert de hard-rock, cette moustache fournie qui camoufle si mal les jurons. Le clone de Frank Zappa en crampons ! Les compères apprécient de s’accouder au comptoir et partagent régulièrement, bercés par les vapeurs d’alcool, les anecdotes les plus intimes du passé. Anecdotes glorieuses ou non…
« Polaco… Tu te sens bien ici ? Je connais tout le monde, tu sais. Si tu as besoin de quelque chose, tu demandes. N’hésite pas.
– Je n’hésiterai pas.
– Bien, bien… Putain de merde. Vous nous avez bien fait chier en Allemagne. Quelle équipe de fils de pute !
Ayala esquisse un sourire. Lato le lui rend. Et les deux futurs retraités trinquent au bon vieux temps.
– Mais tu sais Polaco. Je m’en veux. Je n’ai pas été réglo avec vous… J’étais dans la merde. Trop de fêtes, trop de Madrid. Tu comprends…
Lato ne comprend pas un traître mot de ce que lui raconte Ayala.
– Tu parles de la rencontre à Stuttgart ?
– Mais quelle putain de rencontre à Stuttgart ? T’es con ou quoi ? La valise. Je te cause de la valise, bordel… »
Devant la mine interdite de son coéquipier, Ayala explose instantanément de rire. Incroyable mais vrai, Lato ne sait absolument pas de quoi il s’agit. Délaissant un instant son phrasé supersonique, l’Argentin reprend les éléments un à un. Et ne dissimule aucun détail… Comment sa sélection, en lutte pour le qualification au second tour avec l’Italie, prit la décision d’offrir une « prime de motivation » à la Pologne déjà qualifiée afin de vaincre la Nazionale lors du dernier match décisif. 1000 $ par tête, soit 24 000 $ en tout… Comment il fut chargé de prendre contact avec un certain Iggy Boćwiński, un Argentin d’origine polonaise, directeur de la filiale de la compagnie aérienne Pan Am à Varsovie et ayant ses entrées auprès de la sélection de Górski…. Ce même Boćwiński qui devait par la suite confier le magot à un titulaire polonais dont il était très proche, un moustachu… Comment lui, pauvre pécheur, céda à la tentation et subtilisa 6 000 $ de la cagnotte pour son compte personnel…
« L’enfoiré…
– Désolé Polaco. Je t’ai dis que j’étais à sec à l’époque …
– Je parle pas de toi ! Boćwiński, putain. Boćwiński et Rob… »
Peut-être pris de remords, Lato arrête net sa confidence et ne donne ni prénom ni nom au journaliste venu l’interviewer. Celui-ci, interloqué, sort de la pièce. Place à l’enquête policière…

Déchaînement médiatique
Le hasard faisant bien les choses, les journalistes n’ont pas à fouiller longtemps pour découvrir l’identité du footballeur mystère. Quelques jours avant les confessions de Lato, le quotidien argentin Olé publie en effet un long article qui corrobore en intégralité les propos du divin chauve. La magouille est connue de Buenos Aires depuis toujours… Hector Vega Onesima, envoyé d’El Grafico à la Coupe du Monde de 1974 raconte : « C’était une coïncidence. Après la conférence de presse de Górski, je suis allé au restaurant. J’y ai reconnu l’une des figures les plus importantes de l’équipe nationale polonaise – Gadocha. Il se tenait debout en compagnie d’un représentant de la compagnie aérienne Pan Am. Me suis approché et j’ai demandé à ce dernier de traduire. – Demandez-lui s’ils donneront tout ce qu’ils ont dans le match contre l’Italie – ai-je dit. Gadocha a répondu que cela dépendait des Argentins. L’allusion était facile à comprendre. » Onesime affirme avoir servi par la suite d’entremetteur avec l’Albiceleste.
Robert Gadocha… Ce serait donc lui le félon. Titulaire inamovible de cette génération, l’ailier du Legia avait l’estime de tous, compagnons de route ou adversaires. Le stratège roumain Stefan Kovacs aimait dire de lui « qu’il maîtrisait toutes les compétences, subordonnant son jeu à celui de l’équipe. Renonçant à tirer au but lorsqu’il voyait un coéquipier dans une meilleure position. Peu de joueurs sont comme lui… » Un homme de confiance privilégiant le collectif aux intérêts particuliers mais l’occasion fait apparemment le larron… Une fois son nom révélé par la presse, Gadocha décide judicieusement de prolonger ses vacances aux États-Unis, ne répond à aucune sollicitation et compte ses soutiens sur les doigts d’une main. Si Mirosław Bulzacki, Henryk Wieczorek et Janusz Garlicki, ses anciens coéquipiers, refusent de croire à la version de Lato, d’autres s’engouffrent immédiatement dans la brèche à l’image du gardien Tomaszewski qui rappelle, furibard, que cette victoire face aux Italiens ne leurs avait apporté officiellement que 100 marks chacun, soit 40 $ et 10 caisses de pommes !
Un homme réapparaît opportunément dans la sphère footballistique de son pays à ce moment precis. Il a des choses à dire et nullement envie de minimiser son rôle. Il s’agit d’Iggy Boćwiński, l’intermédiaire. Contredisant Onesime, il assure que c’est lui seul qui a négocié la transaction après que des journalistes argentins lui aient demandé dans un café les coordonnées de membres des Biało-czerwoni. Boćwiński offre le récit d’un homme trahi, meurtri par la fourberie d’un Gadocha manipulateur : « Robert était l’un de mes amis les plus proches. Je suis même le parrain de sa fille. En 1978, mon frère et moi avons négocié pour lui un contrat avec le Chicago Sting. De plus, il vivait avec mon frère à l’époque. Nous nous étions mis d’accord sur une commission. Pourtant, lorsque Robert a signé le contrat, il n’a plus voulu entendre parler de cela. Je l’ai appelé et je lui ai dit : Si l’argent est plus important pour toi que les amis, alors je suppose que ça ne sert à rien que nous parlions désormais. Ce fut notre dernière conversation… » Concernant l’affaire de la valise, Boćwiński le volubile ne se souvient plus exactement des détails mais bien qu’elle contenait moins de 20 000 $ ! Gadocha en aurait pris la quasi-totalité, lui une infime part pour services rendus, la femme de Gadocha, Irina, présente en Allemagne, se chargeant de dissimuler le pactole. Il est catégorique. Jamais Gadocha n’a envisagé de partager cette somme avec ses coéquipiers…

La vengeance d’une femme ?
Ostracisé par la grande famille du football depuis l’interview de Lato, Gadocha attendra neuf ans avant de donner sa version. Celle d’un complot, ourdi par une personne ayant décidé de lui pourrir l’existence, son ex-femme, Irina. « Je n’ai pas pris cet argent. Si on y réfléchit, si la chose s’ébruitait, mes collègues se seraient inévitablement tous ligués contre moi ! Pourquoi cela n’est-il sorti qu’après 30 ans ? J’étais simplement une personne sur laquelle on pouvait se faire de l’argent. Tout cela est l’œuvre de mon ex-femme. Elle était influente, elle travaillait pour le ministère de l’Intérieur. Elle m’a fait chanter en disant que si je ne rendais pas la maison, elle détruirait ma vie… Mon nom a été traîné dans la boue… »
Gadocha ne cache pas que les relations avec Irina sont exécrables, il aurait d’ailleurs vendu leur ancienne maison où vivaient encore son ex-femme et leur fille à leur insu peu après les révélations de Lato, mais il n’en est pas responsable. C’est une femme vénale, aux relations plus que troubles : « Elle était influente, elle travaillait au ministère de l’Intérieur. Elle avait ses copains là-bas. Même avant le divorce, des choses étranges se produisaient. Au début des années 1980, nous vivions à Chicago. Ma femme recevait sans cesse des visites suspectes. Cela se terminait souvent par de grosses bagarres. Je ne veux pas révéler les détails, mais j’ai alors réalisé que quelque chose de louche se tramait autour de moi. J’ai décidé de divorcer. La décision a d’abord été prise par un tribunal de Chicago, puis par un tribunal polonais. Dans les deux cas, la raison était la même. Chantage de la part de sa femme. »
Aucun doute pour Gadocha, Irina et Boćwiński sont de mèche : « Elle avait déjà travaillé avec cet homme. En Pologne. Le gars était très proche de notre équipe nationale. L’entraîneur Górski acceptait sa présence aux séances d’entraînement. Il pouvait même entrer sur le terrain ! Je ne sais pas exactement ce que ces deux-là ont inventé, mais logiquement : si je prenais l’argent, mes collègues auraient été inévitablement au courant de tout ! Lorsque nous avons gagné contre Haïti, nos femmes sont venues nous rendre visite. Il y a une rumeur qui circule selon laquelle nous étions censés nous rencontrer tous les trois et parvenir à un accord après la conférence de presse organisée par Kazimierz Górski. Plus tard, je devais donner l’argent à ma femme lors d’une promenade. Mais nous étions en caserne là-bas ! Il n’y avait aucun moyen de quitter l’hôtel. Il y avait toujours quelqu’un avec nous. Nous ne faisions des promenades qu’en équipe entière. Tous ces éléments contredisent leur version. »
Face à une cabale qu’il considère injuste, Gadocha raconte, les yeux mouillés par l’émotion, l’harcèlement qu’il eut à subir à son retour en Pologne : « Ce n’est pas comme si j’avais eu la paix par la suite. Ce n’est qu’après le divorce que le véritable enfer a commencé. Quand je suis arrivé en Pologne avec ma femme actuelle, avec qui je suis marié depuis 1986, Irina me faisait constamment des remarques désagréables. Il y a même eu quelques mensonges dans la presse, des gens suspects ont défoncé ma porte à six heures du matin. À chaque fois que je revenais au pays, j’avais toujours des problèmes. Une fois, on m’a retiré mon passeport pendant un an et demi ! Je devais me présenter régulièrement à la police. Des choses terribles, terribles ! »
A ces mots, Gadocha se lève, invite son interlocuteur à sortir et se dirige vers la fenêtre. Il pleut sur Chicago. Fin du troisième acte…

Délibérations
Mesdames et messieurs les jurés, nous vous demandons désormais de statuer sur cette affaire. En votre âme et conscience. Loin des considérations partisanes, en ne laissant que la raison, et uniquement la raison, guider vos choix. Le procureur représentant les intérêts du ministère de la justice sportive, morale et amicale vous a énuméré les charges qui sont reprochées à monsieur Robert Gadocha. Celui-ci a décidé d’assurer seul sa défense. Avec ses mots parfois maladroits mais peut-on au moins saluer son courage. Un courage dont semblent dépourvus messieurs Lato et Ayala qui sont étonnement absents lors de ce procès. Veuillez dès à présent vous retirer afin de délibérer…

Je crois bien qu’il n’y a aucune limite possible à une vengeance de femme, rien que pour ça je suis tenté de croire Gadocha!
Chicago, c’est un peu beaucoup la ville des Polonais aux Etats-Unis, non?