Top 10 Corinthians (2e partie)

Qu’en pense le président Lula, grand supporter du Timão ? Son ami O Doutor doit-il être désigné numéro 1 du Corinthians ? Réponse ci-dessous.

Numéro 5 : Baltazar

Acccroupi au centre avec l’équipe sacrée en 1951.

« Gol de Baltazar, gol de Baltazar, Salta o Cabecinha, 1 a 0 no placar » (« But de Baltazar, but de Baltazar, Saut de Petite Tête, 1-0 au tableau d’affichage »). Composées par le journaliste sportif et musicien Alfredo Borba et interprétées par Elza Laranjeira, ces paroles naissent à l’occasion d’une victoire du Corinthians au Pacaembu. Dans son livre Coração Corinthiano, Lourenço Diaféria décrit l’instant précis où Borba trouve l’inspiration. Sur une action initiée par l’ailier droit Cláudio, « l’avant-centre Baltazar est arrivé de l’extérieur de la surface en courant, a sauté, les deux bras écartés comme un ange noir, et sa tête a dévié le ballon à 90 degrés. Imparable. La foule s’est levée et Borba s’est mis à psalmodier “But de Baltazar, but de Baltazar“ presque sans s’en rendre compte ».  Mieux qu’un grand discours, le refrain de la chansonnette dit ce qu’est Oswaldo Silva, alias Baltazar : un artilheiro prolifique, immensément populaire, au jeu de tête dévastateur surnommé Cabecinha ou Cabeça de Ouro.

Repéré à Jabaquara, entité subsidiaire grenouillant dans la ville portuaire de Santos, Baltazar vient combler le vide créé par le départ de Teleco, o Homem gol (l’Homme but) sacré à cinq reprises meilleur buteur du Paulistão. En 1945, quand il débute avec le Corinthians, les vieillissants Domingos da Guia et Servílio portent encore le projet de restauration de la grandeur du Timão, alors que São Paulo FC est le club local dominant. L’arrivée de Baltazar ne semble pas de nature à inverser le rapport de force, Cabecinha ne présentant qu’une vague ressemblance physique avec Leônidas, idole paulista après un long et tumultueux divorce avec Flamengo. Est-ce en raison de complexes nés de la pauvreté technique de son jeu, aux antipodes de l’agilité de Leônidas, que Baltazar arbore cet air sévère, un peu compassé, face à l’objectif ? Lui-même le reconnaît, « je n’ai jamais été bon avec les pieds », avant d’ajouter « mais franchement, de la tête, même Pelé n’était pas meilleur que moi », comme s’il lui paraissait nécessaire de justifier ce sobriquet, Cabeçinha de Ouro.

Puisqu’il n’a rien d’un virtuose, ni d’un soliste, la grandeur de Baltazar ne se conçoit qu’avec le concours de généreux donateurs. En compagnie de l’ailier Cláudio et du dribbleur Luizinho, Cabeçinha compose un trio unique dans l’histoire du Timão, auteur de plus de 700 buts sous le maillot alvinegro. D’ailleurs, Alfredo Borba ne s’y trompe pas et n’oublie pas le collectif, la suite des paroles de la chanson à la gloire de Baltazar l’atteste : « personne ne peut vaincre le mousquetaire, Carbone est un buteur spectaculaire, Cláudio, Luizinho et Mário, Julião, Roberto et Idário, Homero, Olavo et Gilmar, sont les 11 étoiles que São Paulo va consacrer ». Il ne manque que l’entraineur, Rato, l’ancienne gloire des années 1920 et 1930. Et en effet, après une décennie d’attente, São Paulo se choisit enfin le Corinthians comme champion (en 1951, 1952 et 1954)[1]. Dès lors, la notoriété de Baltazar s’envole, il devient un modèle de réussite sportive et sociale, bénéficiant de faveurs auxquelles il ne pouvait imaginer prétendre, comme la Studebaker offerte par un journal après avoir été élu footballeur le plus populaire de l’année 1952.

Sélectionné par Flávio Costa pour la Coupe du monde 1950 et titularisé lors des deux premiers matchs au cours desquels il inscrit deux buts, il assiste au Maracanaço depuis le banc de touche, victime des critiques de la presse carioca qui lui préfère Ademir, bien plus complet. Auteur d’une grande campagne lors des éliminatoires 1954 et débarrassé de la concurrence d’O Queixada, Baltazar joue à nouveau les deux rencontres initiales de la Coupe du monde en Suisse jusqu’à ce qu’un choc à l’entrainement ne le prive de la Bataille de Berne contre la Hongrie (défaite 2-4 du Brésil)[2].

Empêtré dans des relations conflictuelles avec sa direction, Cabeçinha décline en même temps que le Corinthians rentre dans le rang. Quand il quitte le Timão en 1957, le grand public n’a plus d’yeux que pour Santos et le tout jeune Pelé.


[1] Baltazar gagne également à trois reprises le prestigieux tournoi Rio-São Paulo en 1950, 1953, 1954.

[2] Son bilan en équipe nationale est de 16 buts en 27 matchs officiels et un titre, le championnat panaméricain 1952.


Numéro 4 : Neco

Seleção 1922, Neco est le 3e en partant de la gauche.

Fondé par des ouvriers impressionnés par la démonstration des Britanniques du Corinthian FC lors de leur tournée brésilienne[1], le Sport Club Corinthians Paulista nait en 1910 dans le district de Bom Retiro, celui de Manuel Nunes, dit Neco, un tout jeune menuisier pratiquant le football pour le plaisir. Le Timão n’a que trois années d’existence quand il intègre les rangs de l’équipe première, un mois après les débuts d’un autre crack issu du quartier, Amílcar Barbuy. Considéré jusqu’alors comme un club varzeano – sans moyens, ni infrastructures au contraire du CA Paulistano ou du Mackenzie College – le Corinthians obtient le droit de participer au championnat paulista cette même année 1913, provoquant un schisme et la constitution d’une compétition parallèle réservée aux entités hostiles à la démocratisation du football. Les nombreux buts de Neco contribuent à la conquête des premiers titres du Corinthians en 1914 et 1916, juste avant la réunification du championnat[2].

Peu à peu, le Timão se structure et en 1918, avec le soutien de sommités politiques locales, il se dote d’une aire de jeu, l’Estádio da Ponte Grande[3]. Deux ans plus tard, Palestra Itália (futur Palmeiras) bénéficie à son tour de la générosité d’un mécène d’origine italienne et acquiert le Parque Antarctica. Les conditions sont alors réunies pour que le CA Paulistano d’Arthur Friedenreich, Palestra Itália et le Corinthians règnent sur São Paulo, le Timão s’arrogeant six nouveaux championnats, de 1922 à 1924 puis de 1928 à 1930. Le Derby Paulista naît véritablement durant cette décennie et à ce jour, 380 rencontres entre le Corinthians et Palmeiras ont eu lieu.

Outre ses buts à profusion, ce qui singularise Neco tient à son irascibilité. A l’époque, les shorts des joueurs sont maintenus par un cordon, le plus souvent en cuir. Mécontent d’une décision, il aurait feint de frapper un arbitre avec sa ceinture à l’occasion d’un derby. Ce geste, qu’il reproduit plus tard contre Portuguesa, renforce l’affection d’un public qui ne jure plus que par lui quand O Generalíssimo da Vitória Amílcar Barbuy, en rupture avec ses dirigeants, trahit au profit de Palestra en 1924.

Avant-centre la plupart du temps, Neco goûte à la Seleção en compagnie d’Amílcar pour le Campeonato Sul-Americano 1917 disputé à Montevideo. Il conquiert le trophée continental en 1919[4], sauvant le Brésil d’une désillusion à domicile en inscrivant deux buts décisifs contre la Celeste (il est sacré meilleur buteur de la compétition à égalité avec Friedenreich)[5].

A la différence d’Amílcar, Neco demeure indéfectiblement lié au Corinthians. Sa carrière s’achève en 1930, quand le football paulista – et le Corinthians en particulier – est saigné par le départ de nombreux Italo-Brésiliens vers la mère patrie, désireux de vivre du football quand les fédérations brésiliennes s’arc-boutent sur les principes d’un amateurisme déjà factice. Avec la retraite de Neco, puis celle du fantasque gardien Tuffy, l’exil de Filò (alias Guarisi, champion du monde 1934), De Maria, Del Debbio et Rato, le Corinthians rentre dans le rang jusqu’à l’émergence d’une nouvelle génération dont le buteur Teleco est la figure de proue.


[1] Les amateurs Anglais du Corinthian (sans s) disputent six rencontres et s’imposent à six reprises, dont une victoire 10-1 contre Fluminense. A São Paulo, en septembre 1910, ils battent une sélection paulista 5-0.

[2] En 1915, le Corinthians frôle la disparition. Briguant sans succès un accès au championnat des « riches » auprès de l’Associação Paulista de Esportes Atléticos, il est par ailleurs rejeté par la Liga Paulista de Futebol et se retrouve sans compétition et sans ressources. Confronté au non-paiement du loyer, le propriétaire des locaux occupés par le Corinthians saisit les biens du club. Les joueurs, dont Neco fait partie, montent une opération nocturne pour récupérer le mobilier et les trophées. Le loyer est finalement honoré quand le club retrouve la compétition et des moyens.

[3] Plus tard, à la fin des années 1920, le Corinthians déménage au Parque São Jorge. Puis, à partir des années 1940, le Pacaembu accueille les rencontres importantes, jusqu’en 2014, année à laquelle le Timão migre à l’Arena Corinthians.

[4] Il s’adjuge un second titre continental en 1922.

[5] Mené 0-2, le Brésil égalise grâce à deux buts de Neco et obtient le droit de disputer un match d’appui finalement gagné à l’issue d’une interminable prolongation sur un but de Friedenreich.


Numéro 3 : Cláudio

O Gerente. Quelque chose comme le Directeur. Pas plus grand que le Petit Poucet Luizinho mais un surnom qui en impose. L’homme sans qui Baltazar n’aurait jamais été Cabeçinha de ouro.

Né à Santos, Cláudio y effectue ses débuts en 1940 alors que le Peixe vit dans le souvenir d’Araken et du Paulistão 1935 – son unique titre d’état – en étant incapable de rivaliser avec Palestra Itália, le Corinthians, le São Paulo FC et même Portuguesa. Diamant isolé du Vila Belmiro, Cláudio obtient ses premières sélections en équipe nationale durant le Sudamericano 1942 et suscite l’envie des puissants. Quand l’emblématique président du Corinthians Alfredo Ignacio Trindade entreprend de renouveler l’effectif alvinegro, il prospecte dans les clubs de la ville portuaire : Baltazar arrive du modeste Jabaquara (tout comme Gilmar en 1951) alors que Cláudio quitte à contrecœur le Santos FC. D’ailleurs, s’il renonce à porter la tunique du Peixe, il continue à vivre à Santos au prix de fastidieux allers-retours en transports en commun entre son domicile et le Parque São Jorge, le fief du Corinthians depuis 1928. C’est au cours de ces lancinants trajets, où les tramways succèdent aux bus, que Baltazar et Cláudio nouent des liens indéfectibles se prolongeant sur les pelouses pelées de la mégalopole brésilienne. Entre eux, il n’est pas exagéré de parler d’alchimie tant la force brute de l’un se nourrit du subtil toucher de l’autre.

Exceptionnelle à São Paulo, la notoriété de Cláudio peine à dépasser les frontières de l’état et il est permis de s’interroger sur ce qu’aurait été la carrière internationale d’O Gerente s’il n’avait été le contemporain d’ailiers droits hors normes, tels Tesourinha (avec lequel il alterne durant le Sudamericano 1949 conquis par le Brésil), Friaça ou Julinho. Au contraire de Baltazar, Cláudio n’est pas retenu pour la Coupe du monde 1950 en dépit de la montée en puissance du Corinthians, vainqueur d’un premier Tournoi Rio-São Paulo. Avec l’intégration de Luizinho en 1949, les renforts de Gilmar et du prolifique Carbone en 1951, le Corinthians s’affirme comme le club brésilien dominant du début des années 1950. Et la pièce maîtresse de ce Timão s’appelle Cláudio, celui qui donne du sens au jeu du Petit Poucet et dont la prodigalité sert les appétits de l’artilheiro Baltazar.

Avec Baltazar.

Il ne faut pourtant pas se méprendre, O Gerente n’est pas qu’offrandes. Leader exemplaire, il exerce le capitanat en parvenant à concilier la tyrannie du buteur et l’altruisme du passeur. Car s’il sert le collectif, Cláudio s’arroge le privilège de frapper tous les coups de pied arrêtés à partir desquels il alimente ses statistiques, plus de 300 buts en 12 ans, record du Corinthians. Meilleur artificier de l’histoire du Derby paulista (21 réalisations), il contribue à certains des plus mémorables succès corinthianos contre Palmeiras, notamment le 6-4 de janvier 1953 au cours duquel il inscrit trois buts.

Cláudio quitte le Corinthians en 1957 pour un dernier bail avec le São Paulo FC et peut se targuer d’avoir évolué avec les quatre grands clubs paulistas[1]. Mais c’est au sein du Parque São Jorge qu’est exposé son buste en bronze, privilège réservé à une dizaine de cracks dans l’histoire du Corinthians.


[1] Il évolue en prêt à Palestra Itália en 1942 où il s’adjuge un premier championnat paulista. Il est en outre le premier buteur du club sous l’appellation Palmeiras.


Numéro 2 : Sócrates

« Il était un exemple de citoyenneté, d’intelligence et de conscience politique, en plus de son immense talent de footballeur (…). La généreuse contribution de Sócrates au Corinthians, au football et à la société brésilienne ne sera jamais oubliée ». Ce sont les mots de Lula à l’annonce du décès de Sócrates en 2011.

Au début des années 1980, les deux hommes sont des figures de l’opposition à la dictature au pouvoir depuis 1964. Leader syndicaliste, co-fondateur du Parti des travailleurs et acteur clé de la résurgence du mouvement ouvrier brésilien, Lula trouve en Sócrates un ami et un relai dans son combat politique. Avec Zé Maria, Wladimir et Casagrande, O Doutor expose au monde la séditieuse « démocratie corinthiane », une équipe en autogestion capable de conquérir des titres, bras d’honneur au despotisme des dirigeants de clubs et à la junte militaire au bout du rouleau. Quand cette dernière entrouvre la perspective d’élections libres, en 1983, naît le mouvement de contestation Diretas Já (en français, Elections directes, maintenant). Les manifestants exigent que le futur président de la République brésilienne soit élu au suffrage universel direct. La junte s’y oppose, privilégiant un scrutin indirect via le Congrès. Sócrates s’engage bruyamment en faveur de Diretas Já, promettant de renoncer à un transfert en Italie si les militaires privilégient la démocratie directe. Ils ne cèdent pas, Sócrates signe sans enthousiasme à la Fiorentina, il a déjà 30 ans et n’a plus grand-chose à donner sportivement.

La médiatisation du militantisme d’O Doutor est telle qu’elle dissimule partiellement le talent du footballeur. Un joueur semi-professionnel dans les années 1970, encore glabre, qui ne s’entraine pas ou très peu durant son cursus à la faculté de médecine, une fantaisie qu’autorise l’appartenance à un club aussi peu réputé que le Botafogo de Ribeirão Preto, à 300 kilomètres de São Paulo. Meilleur buteur du Paulistão 1976, Sócrates évolue dans l’ombre d’un gamin appelé Zé Mário (à ne pas confondre avec Zé Maria). Ailier droit, dribbleur de génie, Zé Mário présente tous les attributs du nouveau prodige. Sélectionné en équipe nationale dès 1977, il disparaît à 20 ans d’une leucémie foudroyante.

Etudes achevées, Sócrates rejoint São Paulo et débute avec le Timão à 24 ans, en août 1978. Athlétiquement, à l’exception de sa taille, il n’a rien d’impressionnant : des jambes d’échassier, qu’un short exagérément court allonge encore, un corps grêle et un visage ascétique le font ressembler à un sauteur en hauteur dénutri bien plus qu’à un footballeur. Et pourtant… Souvent meneur de jeu, parfois attaquant de pointe, toujours tête haute, il brille grâce à sa technique irréprochable et de subtiles initiatives – dont de fréquentes talonnades lui valant le surnom de Calcanhar de Ouro – toujours au service du collectif. Les trois titres paulistas (1979, 1982 et 1983), dérisoires trophées de fer blanc, ne peuvent traduire l’apport d’O Doutor à la gloire sportive du Timão. Mémoire sélective, journalisme militant, on ne parle aujourd’hui que du barbudo du Corinthians, poing levé, en lutte contre l’ordre établi, comme s’il n’était pas avant tout un joueur de classe mondiale.

C’est dans la défaite, avec la Seleção 1982, que s’exprime la grandeur du footballeur, aux côtés d’un sélectionneur réactionnaire. Telê Santana et Sócrates, attelage improbable, liés par un même extrémisme résumé par un slogan « jogar bonito para ganhar » qui sonne comme une déclinaison du « ganhar ou perder, mas sempre com democracia » du Corinthians. Leurs illusions se fracassent contre le réalisme italien mais rien, pas même les années, ne peut ternir l’éclat de ces losers magnifiques et « la force décuplée des perdants » (Comme un Lego, paroles de Gérard Manset et Alain Bashung).

Quand Sócrates rentre de Florence – une année d’incompréhensions mutuelles avec les protagonistes du calcio – les militaires ont rendu le pouvoir et le pays réapprend à vivre en démocratie. Symbole de la lutte des classes, Sócrates ne s’appartient déjà plus. Quelques exploits avec Flamengo aux côtés de Zico, une dernière danse avec la Seleção de Telê en 1986, une pige à Santos, le club chéri dans son enfance, et il fait ses adieux à Ribeirão Preto, là où tout a commencé.

Comment traduire avec des mots tout ce que fut Sócrates à son zénith, au début des années 1980 ? Pour ma part, je ne trouve pas mieux que ceux de Jérôme Latta, auteur d’un article crépusculaire pour Le Monde, qu’il conclut en faisant « le constat que ces moments de grâce ne furent que le crépuscule d’une idée du jeu à la fois comme accomplissement esthétique et comme expression citoyenne ».


Numéro 1 : Rivellino

La scène se déroule le 22 décembre 1974 au Morumbi devant 120 mille personnes venues assister à la fin de la malédiction corinthiana, une invraisemblable série d’infortunes longue de deux décennies. A l’aller, Palmeiras et le Corinthians n’ont pu se départager, 1-1. Pour le match décisif, la Fiel Torcida s’est appropriée le Morumbi, le fief habituel du São Paulo FC, et instaure une atmosphère aussi joyeuse qu’oppressante. Accablés par l’enjeu, les protagonistes évoluent au ralenti. Au fil du temps, leur discernement s’estompe, jusqu’à la cécité, comme s’ils étaient victimes de la tombée brutale de la nuit sur le stade. Une heure d’ennui et le score demeure désespérément vierge. Rivellino, le crack du Timão, n’existe pas, fuyant le marquage de Dudu en se cantonnant dans son propre camp. Sur une de ses rares initiatives, il élimine d’un double contact Luís Pereira. Ce dernier le fauche immédiatement sans que l’arbitre ne bronche. L’action se poursuit mais le réalisateur juge pertinent de revenir sur les deux hommes. Epaules voutées, bras ballants, Rivellino se replace en marchant alors que Pereira, immense et droit comme un i, lui tapote l’arrière de la tête comme le ferait un maître à un élève découragé. Peu après, Palmeiras inscrit l’unique but de la rencontre, celui du sacre. Les quelques milliers de supporters du Verdão scandent alors « zun-zum, zun-zum, é vinte e um », aggravant le traumatisme de la torcida du Corinthians condamnée à une année de pénitence supplémentaire.

Dans les jours suivants, la presse pro corinthiana se déchaîne et Rivellino est pointé du doigt. Pourquoi O Reizinho do Parque a-t-i joué si bas alors qu’O Divino Ademir da Guia tenait son rang pour le Verdão ? Déjà fragilisé par le verbe acéré des chroniqueurs, Rivellino l’est plus encore quand la revue Placar publie un instantané de João Batista Scalco. Le geste de Luís Pereira à destination de Rivellino diffusé fugacement en direct à la télévision, Scalco l’a figé sur un négatif et vendu à Placar qui offre le cliché au regard de ses centaines de milliers de lecteurs. L’effet est désastreux pour la star du Corinthians. Bouc-émissaire jusqu’alors, la photo aggrave encore son statut et le relègue au rang de paria. Sous la pression de la torcida, le président Vicente Matheus lâche Rivellino et le cède à Fluminense dès le mois suivant, illustrant ce que Giuliano da Empoli décrira plus tard dans d’autres circonstances comme étant la mise à mort d’un puissant pour consoler la multitude de sa médiocrité[1].

Aussi quelconque Rivellino fût-il ce soir de décembre 1974, rien ne justifie le traitement auquel le peuple et les dirigeants du Corinthians le soumettent. Comment peut-on effacer dix années d’amour d’un trait, au prétexte d’une défaite face à l’ennemi de toujours ?

Roberto Rivellino enfile pour la première fois le maillot alvinegro en 1964. Il a les traits d’un adolescent timide et glabre, un visage qu’il durcit par la suite en le grimant d’une épaisse moustache à la Groucho Marx, une signature visuelle lui valant le sobriquet de Bigode. Il apparaît très rapidement qu’il ne s’agit pas d’un joueur comme les autres et puisqu’il est d’origine italienne, il est permis de le désigner comme un fuoriclasse sachant à peu près tout faire de son pied gauche. Numéro 10 du Corinthians dans le dos, Rivellino dirige le jeu avec un dynamisme qui tranche avec les standards brésiliens où la perfection technique rime avec lenteur, son rival de Palmeiras Ademir da Guia en étant le symbole jusqu’à la caricature. Bigode dynamite les défenses adverses en exposant une conduite de balle irréprochable, une alternance jeu long-jeu court parfaite et plus encore, une frappe de balle phénoménale.

Durant 10 ans, les échecs du Timão succèdent aux échecs[2] mais Rivellino représente l’espoir de jours meilleurs, l’incarnation de l’identité alvinegra autour de laquelle la torcida se fédère, une sorte de concorde corinthiana entretenue par ses prestations avec la Canarinha dans un rôle d’ailier gauche. Au Mexique, sa puissance impressionne les journalistes locaux qui s’empressent de le renommer Patada Atômica. Un surnom réducteur. Il le prouve en finale face à l’Italie en démocratisant l’elástico, apanage exclusif des virtuoses.

Le temps fait son œuvre et à la fin de l’année 1974, tout cela n’existe plus. Le Brésil a mal vieilli, le Corinthians est la risée de ses rivaux et soudain, tout vole en éclats, le peuple ne croit plus en celui qui aurait affirmé être prêt à renoncer à un titre mondial avec la Seleção contre un sacre dans le Paulistão.

En janvier 1975, Rivellino quitte le Timão contre son gré. Sans roulement de tambour, ni rancœur, comme un seigneur. A Rio, il conquiert immédiatement le championnat carioca avec la Maquina Tricolor, chassant l’image de chat noir lui collant à la peau. A São Paulo, le Corinthians s’enfonce dans la médiocrité et le président Matheus n’a plus d’idole à déboulonner. En homme responsable et rationnel, il a jusqu’alors toujours rejeté les propositions de désenvoûtement des adeptes de l’umbanda, dont celles pressantes de Jaú, l’ancien défenseur des années 1930. En mal d’idées, il finit par recourir aux services d’un pai de santo. Cette même année, le Corinthians met fin à 23 ans d’insuccès dans le championnat paulista. Sans doute Matheus aurait-il dû commencer par ça : Rivellino, le grand Rivellino, aurait été consacré roi de São Paulo.

Rivellino et ses deux amours, Flu et Corinthians.

[1] La phrase exacte de Giuliano da Empoli est « la mise à mort d’un important console la multitude de sa médiocrité » dans Le Mage du Kremlin.

[2] Un seul titre significatif, le Tournoi Rio-São Paulo 1966 gagné à égalité avec Santos, Vasco et Botafogo !

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12 réflexions sur « Top 10 Corinthians (2e partie) »

  1. Rivellino est issu d’une famille de palmeirenses, il devait certainement y avoir des somnifères dans son verre lors du repas familial chaque jour de match décisif contre le Verdão.

    Belle série de portraits, et j’y ai appris quelques anecdotes. Je ne savais pas que Corinthians venait de Bom Retiro à la base, aujourd’hui c’est le quartier coréen.

    Pour les mentions honorables en vrac : Neto, Casagrande, Biro-Biro, Cássio, Ronaldo Giovanelli, Tuffy, Dida, Grané, Del Debbio, Ronaldo Fenômeno, Zidanilo, Emerson Sheik, Tévez, Gamarra, Renato Augusto, Basílio, Rincón, Edílson, et le maillot édition Japon de 2022 qu’on croise toutes les cinq minutes quand on marche dans São Paulo.

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    1. On peut y ajouter le stratège des débuts, Amilcar Barbuy, le champion du monde 1934 Filó Guarisi, Brandão, Servílio (il aurait été dans les 10 si je n’avais finalement choisi Jaú), Domingos da Guia, Carbone (gros gros buteur à la même période que Baltazar), l’artilheiro des 60es Flávio, Paulo Borges, Amaral et à la rigueur Edson, le latéral de la CM 86 avant que Josimar ne le supplante.

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  2. Baltazar, je ne connaissais que de nom, sans doute aperçu sur l’une ou l’autre compos, merci de lui donner vie.

    Dans le portrait de Neco : « championnat des Riches »? Je relirai tout cela à mon aise.

    380 matchs, c’est énorme, on est dans du registre derbys de Glasgow ou de Montevideo, là.

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  3. Socrates (notamment), j’ai déjà lu qu’on le suggéra çà et là : sorte d’idiot utile de l’ouverture du Brésil à la pensée libérale, malgré lui?

    Et alors une seconde question, pas forcément sans réponse vu combien ces joueurs durent être soupesés à la loupe : sait-on d’où procéda son alcoolisme?

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    1. Sócrates picolait déjà pendant ses études de médecine, il picolait en tant que joueur, il a toujours bu. Quant au fait qu’il ait été exploité, bah oui, mais je le pensais sincère, ce qui est rare chez les grands donneurs de leçons.

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      1. J’ai plusieurs sources de Ribeirão Preto que je considère comme fiables qui sont concordantes sur le fait qu’il ne tournait pas qu’à l’alcool. Il aurait aussi eu un fort penchant pour les drogues, et pas que la weed, bien qu’il s’en défendait en interview. Mais je ne sais pas quand il a commencé. Peut-être à la suite des amphétamines qu’on lui donnait à la Fiorentina.

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      2. C’était vraiment la question du candide, dans l’absolu sa sincérité ne fait guère de doutes, tiens, florilège retrouvé sur le site (il n’existe plus??) Old-School Panini d’Alex Bourouf :

        « Je me suis retrouvé dans un pays complètement arrêté, doté d’un football absolument corrompu (…) Ça a toujours été comme ça, le Calcio. Les résultats sont manipulés, tout le système est corrompu. Les joueurs les arbitres, tous! C’est une mafia. Une mafia très bien organisée. » et d’ajouter cette anecdote « Le capitaine de la Fiorentina Pecci (Eraldo Pecci) est arrivé dans le vestiaire et a dit:  » Aujourd’hui c’est match nul les gars“. J’ai répondu “ Comment ça match nul? T’es fou? « Il a répété « match nul ». Alors j’ai dit « Ne comptez pas sur moi ». Pendant les 45 minutes que je suis resté sur le terrain, je n’ai pas reçu un ballon. Et, le match s’est terminé par 0- 0. C ‘était le TotoCalcio (loterie sportive italienne) qui dictait tout. L’objectif, ce n’était pas le championnat, mais les paris… »

        En plein mondial 1986 il n’hésita pas à jeter un pavé dans la mare : « en raison d’énormes intérêts économiques et politiques, il fallait que la carrière du Mexique et du Brésil se poursuive le plus longtemps possible » D’ailleurs lors de ce mondial, Sócrates arborait à chaque rencontre avec un bandeau où figurait ce message « que justice se fasse ».

        Je me rappelais le bandeau..mais pas ces mots, jamais prêté attention.

        Pas toujours d’accord sur le fond avec le susmentionné Bourouf, mais c’est accessoire et, surtout, c’était sympa comme tout ce qu’il faisait – pour ceux qui ne connaîtraient pas :

        https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww.oldschoolpanini.com%2F2011%2F02%2Fsocrates-quand-le-docteur-balance-ca.html#federation=archive.wikiwix.com&tab=url

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      3. Quand tu lis les interviews de Socrates , tu sens qu’il est sincère et en plus il était cultivé et diplômé
        Est ce qu il aurait été plus fort ou moins fort sans ses addictions ?

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