« Deux joueurs de la future équipe, originaires comme moi de Sétif, sont venus me voir la veille d’un match et m’ont dit : ‘Demain, après ton match, on part en Tunisie. J’ai dit : D’accord on y va. Ma seule inquiétude, c’était mon statut de militaire. En partant ainsi, je devenais déserteur, passible des tribunaux. Mais le voyage, qui devait nous faire traverser Genève, Lausanne, Rome et Tunis en 48 heures, s’est bien passé. On a eu un petit accroc avec un groupe de joueurs qui était arrivé en Italie plus tôt que prévu, ils ont été reconnus et les radios en ont parlé. Heureusement, le douanier qui nous a contrôlé en Suisse n’en avait pas entendu parler. » Le 14 avril 1958, l’existence de Rachid Mekhloufi prend un virage décisif. En compagnie du Lensois Mokhtar Arribi et du Lyonnais Abdelhamid Kermali, il quitte discrètement la France afin de rejoindre la future équipe du FLN qui deviendra, aux quatre coins du monde, le symbole d’un peuple en lutte pour son Indépendance. Il n’a pas encore 22 ans, est le grand espoir des Verts de Saint-Étienne avec qui il a gagné le titre en 1957. On lui promettait un destin mondial en Suède dans quelques semaines mais il n’a pas hésité une seconde. A Tunis, il est là où sa conscience exige sa présence. Aux cotés des Zitouni, Ben Tifour ou du vieux gardien Ibrir. Pour aider, soutenir comme il le peut une cause qui dépasse tout intérêt particulier… Qu’a-t-il vu de Genève ? Certainement pas grand-chose, pas même le fameux jet d’eau. Juste le temps de filer en douce pour Lausanne. S’imagine-il flânant au bord du lac Léman quatre ans plus tard ? Non, évidemment. Personne ne sait alors quelle sera la suite…
Des paroles sans les mots
Du Vietnam au Maghreb, de Belgrade à Bagdad, Mekhloufi et sa troupe enchantent les amateurs de ce sport. Un football offensif et ambitieux, entre courbatures et réceptions officielles, jusqu’aux tant désirés accords d’Évian du 18 mars 1962 qui scellent enfin la fin du conflit. Sa famille sportive démantelée, Rachid se trouve au-devant d’un sacré dilemme que ne partagent pas les vieux lions en bout de course que sont Zitouni ou Abdelhamid Bouchouk. Il n’a que 25 ans et encore énormément à offrir. Le professionnalisme n’existe pas en Algérie. C’est à cet instant précis qu’intervient son mentor, Jean Snella…
Les deux hommes ne s’étaient pas adressés la parole depuis quatre ans. Rachid, craignant des fuites pour l’opération, était parti incognito de Saint-Étienne. Choix pragmatique et compréhensible au regard de la situation mais qui ne fut pas si évident d’assumer par la suite : « Lorsque j’ai rejoint l’équipe du FLN en 1958, j’étais peiné de ne pas l’avoir averti. C’était comme si je l’avais trahi. Ensuite, vu l’importance historique de mon geste et mesurant les risques que j’aurais pu lui apporter, je n’ai plus donné de nouvelles. Il ne faut pas oublier que beaucoup de gens de ma famille et des amis ont été inquiétés par la police. » Car les notions de confiance, de respect de la parole donnée n’étaient pas une vue de l’esprit entre le gamin de Sétif et le technicien d’origine polonaise qui passa une partie de la Seconde Guerre mondiale dans un camp de prisonniers.
Quand Mekhloufi, 18 ans, débarqua dans le Forez en 1954, il découvrit en Snella une personnalité réservée mais ouverte, sans passe-droit, pour qui seule compte l’abnégation au travail. Aux cotés du Nordiste, Rachid approfondit jour après jour son approche du jeu et de ses nouvelles responsabilités. La réalité de l’époque le fait mûrir précipitamment mais l’ombre de Snella n’est jamais loin en cas de pépin. Le canalisant et lui expliquant qu’il ne souhaite pas le cramer quand l’Algérien questionne ses repos forcés. Lui ôtant quelque peu le poids du succès et des espoirs du peuple vert lorsque Saint-Étienne entre de plein fouet dans le panthéon du foot français : « Je lui dois beaucoup. C’est un humaniste, un Monsieur… La bonté même. Il avait le sens de l’amour du football. Il nous a inculqué cet amour du football. On l’avait déjà, mais au contact de ce Monsieur, on a triplé ou quadruplé l’amour du football. Cet homme, pour nous, était un exemple. On ne voulait jamais le décevoir. En plus de ça, Jean Snella était d’une simplicité dans la vie de tous les jours comme dans la vie d’entraîneur. Quand il nous faisait une conférence, c’était pas du blabla pendant des heures ; c’était concret et efficace. Quand deux heures avant un match vous mettez les joueurs autour de vous et que vous commencez à raconter des histoires… Déjà le stress du match c’est quelque chose de terrible, en plus les joueurs doivent souvent subir des paroles d’entraîneur qui n’ont aucun sens, qu’on n’écoute même plus. Jean Snella, lui, était carré, sans fioritures, efficace. Il ne nous cassait pas les pieds et on rentrait sur le terrain décontractés. Voilà l’approche de Jean Snella. Et à côté de ça, les jours d’entraînement, il était toujours disponible. » Il n’est donc pas étonnant que le dialogue reprit aussitôt entre eux, une fois les armes définitivement rangées aux vestiaires. Sans reproche ni besoin de plates excuses. Le lieu des retrouvailles avait simplement changé. C’est à Genève désormais que Snella attendait Mekhloufi…
Genève, terre de refuge
Snella officie au Servette depuis 1959. Et profite allègrement du souffle nouveau du combiné grenat instauré par son prédécesseur, Karl Rappan. Il est de qualité l’héritage de Rappan. Un groupe solidaire, à l’identité forte. Forgée dans le refus de la fatalité… En 1956, au moment de l’insurrection, six jeunes Hongrois fuient leur pays et restent en Suisse, alors qu’ils sont en stage avec l’équipe nationale junior. L’entraîneur Karl Rappan les accueille aussitôt au Servette. Trois vont devenir les symboles d’une génération brillante pendant une décennie, le Servette des Magyars. Ils se nomment Pazmandy, Makay et Nemeth.
Toutefois, la nouvelle qui réchauffe le cœur de tout habitué des Charmilles est le retour en 1957 du fils prodigue, l’incontestable légende du Servette, l’attaquant Jacky Fatton. Fatton était un joueur racé, efficace en diable, modèle de courage sur une pelouse. Auteur d’un nombre incalculable d’exploits, d’un doublé mémorable face au Brésil à São Paulo lors du Mondial 1950. Décisif derechef lors de l’épreuve suivante à domicile. Les pauvres Italiens ne pourront qu’acquiescer… Jacky, star adulée de tous, n’a rien perdu de sa superbe après son superbe passage dans la Capitale des Gaules. Snella a toutes les cartes en main pour réaliser de grandes choses. Il ne va pas s’en priver…
1961 est une grande année. Nanti du bilan de 46 points en 26 matchs, et 77 buts marqués pour seulement 29 encaissés, le Servette va mettre au pas la concurrence. Le doublé est acquis la saison suivante, avec un Fatton à nouveau couronné roi des snipers, le Stade des Charmilles se laisse enivré par les effluves européennes. Le Dukla Prague de Masopust est un adversaire de qualité, le Servette est mené 3-1 à domicile lorsque Fatton sonne la révolte pour une victoire inespérée 4-3 ! Las, craignant une arrestation de ses fugitifs hongrois au retour, le Servette se présente amoindri à Prague et cède face aux militaires tchécoslovaques. Les regrets sont immenses mais force est de constater que Mekhloufi ne débarque pas dans une équipe de peintres en cet été 1962…
Le temps de vivre
Après des mois d’incessants voyages, Mekhloufi accepte l’invitation de Snella à le rejoindre à Genève avec soulagement. La Fédération française ayant radié les fugitifs algériens de 1958, il découvre un nouveau port d’attache auquel il n’aurait jamais songé, mais Snella a une idée derrière la tête. De connivence avec Roger Rocher, le technicien espère que cette étape helvétique permettra à Rachid de se requinquer physiquement, car il avouera lui-même être un peu grassouillet, et surtout comblera l’attente quant à son retour hypothétique au sein de l’effectif de Saint-Étienne. Les Verts luttent pour un retour parmi l’élite, les cicatrices de la guerre sont encore béantes mais Mekhloufi fait à nouveau confiance à Snella.
Au micro de la télévision suisse, à la suite d’un Snella réaffirmant les ambitions du Servette et d’un splendide défilé d’accents en langue française, c’est un homme apaisé qui répond aux questions du journaliste (voir la vidéo). Rachid remercie l’accueil genevois et loue les qualités des joueurs helvétiques qu’il ne connaissait que de nom. Il sait qu’il devra se montrer à son avantage pour l’unique place d’étranger en championnat et attend de pied ferme le premier adversaire européen, le Feyenoord. Face à l’escadron des Piet Kruiver ou autre Coen Moulijn, le Servette va jouer crânement sa chance. Surpris à domicile, malgré une réalisation de Mekhloufi, les Suisses prennent leur revanche à Rotterdam, Rachid marque à nouveau, avant de céder en match d’appui à Düsseldorf. Le Servette quitte prématurément l’Europe et ne réalisera pas le triplé en championnat cette saison-là mais Mekhloufi se montre à son aise, scorant 12 à 13 fois selon les sources, quand Roger Rocher fait son retour sur scène.
Après un bon début de championnat, les Verts stagnent et Rocher redoute de rater le wagon pour la remontée. Le Servette laisse partir l’Algérien en pleine saison, il sera remplacé par la suite par le natif de Blida, Bernard Rahis, et le brillant technicien retrouve Saint-Étienne fin décembre 1962. Il doit jouer sa première rencontre face à Limoges à Geoffroy Guichard, dans une atmosphère pour le moins tendue. Rachid raconte : « Je me souviens en effet de ce retour à Saint-Etienne. Je n’étais pas conscient de ce qui se passait. Pour moi, je revenais à Saint-Etienne, sans plus. Mais je crois que Roger Rocher a eu beaucoup de difficultés à gérer ce retour. Il a reçu beaucoup de menaces de la part de certaines personnes qui étaient à Saint-Etienne, dont un bonhomme – je crois qu’il est mort – qui s’appelait Rochouse. Un facho. Il l’a tarabusté, en lui reprochant de faire venir un fellaga, etc. Rocher a tenu bon. Moi je n’étais pas au courant de tout ça, je voulais jouer au football et puis c’est tout. J’ai fait mon retour contre Limoges. D’habitude, à cette époque là, en D2, il y avait sept ou huit mille spectateurs pour voir les Verts. Le jour de mon retour, il y avait quinze mille personnes. Ils étaient venus exprès pour Rachid ! » Oui, Mekhloufi était revenu…
Les spectateurs présents lors du match face à Limoges ne sont certainement pas conscients de ce qui les attend. Les Verts remontent, Snella fait son retour, le promu est champion 1964 ! La machine qui va embraser la France est définitivement lancée… Mekhloufi n’est plus aussi rapide qu’avant mais n’a rien perdu de sa vista et de son efficacité. Les titres s’accumulent et le désormais patriarche de Sétif cède chaleureusement son sceptre à un talent à nouveau venu d’Afrique, Salif Keita. Le monde du football, des historiens ou curieux ne cesseront de le questionner sur sa vie. Sur l’équipe du FLN, sur Saint-Étienne… Rachid répondra toujours aux sollicitations avec entrain. Il conservait intérieurement une source intarissable, il est vrai. Si il était encore de ce monde, j’aimerais lui demander ce qu’il lui reste de Genève. De ce premier épisode sur le qui-vive, plongée dans l’inconnu, à scruter le moindre visage inamical. De ce sentiment de repos et de répit lors du second, guerrier aux mille anecdotes que le charme du Léman n’a pas du laisser insensible. Aussi accueillants furent-ils, le Servette et Genève ne devinrent jamais son foyer. Escales indispensables à son récit néanmoins. Rachid y était en transit, en simple voyageur. En transit peut-être mais quel passager…
Bel hommage de Khia à Mek !
Mekhloufi est, avec Ben Barek, mon joueur africain préféré. Méritait bien ça.
Bravo chef, un texte à la hauteur du parcours de Mekhloufi. À la lecture de l’article, on perçoit (en tout cas, je crois percevoir) tout le soin que tu y as apporté, de l’angle choisi, aux mots sélectionnés et même au ton adopté, plus solennel et plus grave que de coutume. Comme si tu avais décidé de renoncer un temps à ta fantaisie habituelle pour ne pas amoindrir la portée du propos. Une réussite totale.
Merci l’ami. Pour le style du texte, je l’ignore. Hehe
C’est souvent le cheminement du récit qui impose sa patte. Mais je voulais parler de ce court intermède, tu écris souvent sur des périodes précises également, car je ne pouvais rien apporter de neuf à ses passages avec l’équipe du FLN ou Sainté et que j’apprécie cette periode du Servette. Fatton, les Hongrois fugitifs rejoints par un Algérien fugitif lui-aussi, Snella. La Stade des Charmilles, sorte de Sclessin suisse. Une période vraiment intéressante.
Et en bossant le sujet, j’ai découvert que les liens entre les Verts et le Servette étaient anciens. De multiples rencontres de pré-saisons entre les deux clubs et surtout le fait que dans les années 30, Sainté recruta un joueur du Servette, dont j’ai oublié le nom évidemment, ce qui sauva le club suisse de la banqueroute. Un comble pour un club helvétique. Hehe
Rien à voir avec la choucroute (ou plutôt la raclette): J’ai découvert que le Servette avait une équipe de rugby qui joue dans le championnat de France (divisions inférieures) depuis sa création il y a 10 ans.
Passons sur Monaco qui est un cas à part, c’est rare des équipes étrangères inscrites dans un championnat de France. J’ai le souvenir de Milan en hockey il y a une vingtaine d’années (pour des raisons obscures que j’ai oublié car le championnat italien n’est pas inférieur à ligue Magnus). D’ailleurs ils terminent premier mais c’est le second qui est officiellement champion de France. M’en souviens bien, c’était… Reims.
A l’inverse les dragons catalans en XIII ont déserté des joutes françaises trop faiblardes pour eux pour se mesurer aux brits.
Sacha. Milan, en hockey, les Devils, a eu l’honneur d’avoir une saison dans ses filets, Jari Kurri. Qui est toujours le plus grand joueur finlandais de l’histoire. Pour une très grande nation de ce sport, ce n’est pas rien. Surtout qu’il n’était pas en bout de course. Il venait de gagner sa 5ème Stanley Cup avec Edmonton en 90, la première sans Gretsky, et avait préféré faire une saison en Europe, avant de revenir à Los Angeles. Et ainsi retrouver Gretsky pour une nouvelle finale de Stanley, perdue cette fois-ci, face à Montréal en 93. Le dernier sacre d’une franchise canadienne.
Et son Edmonton, celui des Gretsky, Kurri, Coffey ou Messier, est la plus grande équipe NHL de l’histoire. Pas compliqué. Immense joueur, Kurri…
Mais les Italiens faisaient de drôles de coups à cette époque là. Dans des sports mineurs à l’époque. Campese, Kirwan, un peu plus tard, Lynagh, iront jouer en Italie. Des monstres sacres du rugby.
Beau texte en hommage.
Merci.
Et pour parler de Fatton, c’est peu un échange de bon procédés entre Genève et la France. Fatton, né à Exincourt, dans le Doubs, qui devient la légende du Sevette et de la Nati. A la suite d’un Roger Courtois, genevois de naissance, qui fit le bonheur de Sochaux et de l’équipe de France. Les deux ont du se croiser sur un terrain. Quand Fatton débutait et que Courtois évoluait à Lausanne.
Merci Khiadia. Et je rejoins Verano! Et ça réclamera (méritera!) une troisième lecture.
Mekhloufi, c’est en Afrique que j’ai appris son existence, TV5 monde diffusant à l’époque une émission hebdomadaire estampillée FIFA qui, un jour, se consacra essentiellement à Mekhloufi.
Je crois aussi qu’il était abordé dans une série historique disponible en DVDs, mais alors le nom?? Un détail m’avait marqué : combien Mekhloufi insistait, à chaque fois, sur la qualité de la moindre des individualités de cette équipe du FNL, « c’était 11 Zidane », sic..tout en tendant vers la caméra les..dix 😉 doigts de ses mains, éhéh. Une phrase de cet acabit.
Je n’ai rien à voir avec les Algériens, absolument impossible d’apprécier ne fût-ce que d’un peu ce que ce dut être pour eux…..mais ce devait être vibrant, vivre une aventure pareille à 20-30 ans.. Avaient-ils pleinement conscience de cela? Non pas tant du risque, mais : la portée du geste?
Perso, la première fois que j’ai entendu parler de cette equipe FLN, c’était en fac d’Histoire, au moment de la maîtrise où une connaissance d’origine algérienne avait choisi ce sujet. D’ailleurs, c’est ce que j’aurais du faire. Prendre un sujet sportif, genre la Coupe d’Afrique-Occidentale française. Ça m’aurait passionné. Dans une autre vie !
Ehéh, à refaire c’est pareil : j’aurais également consacré mes travaux de fin d’études à des sujets footballistiques, y avait largement la place mais.. ==> Dans une autre vie, kif-kif.
Heureusement qu’il n’a pas rencontré Bigeard sur le chemin du Servette, il aurait pu finir au FC Crevette à la place.
Cet angle d’attaque, qui est totalement neuf pour moi, n’en est que plus opportun, super Khiadia.
J’aime bien la première photo, il a fait ce qu’il avait à faire et revient, genre « ça te pose un problème? », éhéh.
Le football suisse n’est jamais vraiment pris au sérieux, mais selon mon père et en mettant de côté les transferts somptuaires des 80’s, le Servette était un sacré bon club. J’aimerais connaître les dynamiques propres à ce football, histoire de mieux apprécier leurs 17 titres – a priori pas rien pour un club issu d’une minorité culturelle.
The passenger… Iggy produit par Bowie !
Il est dingue, cet album : Lust for life !