Le nom de Ryang Yong-gi n’est pas le plus connu des connaisseurs de football, ni même des amateurs du football japonais. Mais à Sendai, il l’est. Il est même très connu. Aujourd’hui dans ce troisième épisode de notre série « Tanabata », un portrait de celui qui est sans doute le plus grand joueur de l’histoire du Vegalta Sendai.
Qu’il soit petit ou grand, chaque club a ses légendes et ses records. Chaque club a un joueur ayant joué le plus de matches, ou scoré le plus de buts. Pour le Vegalta Sendai, ces deux lignes de record sont occupées par la même personne : avec 616 matches à son actif et 83 buts inscrits, Ryang Yong-gi est le joueur ayant porté le plus de fois le maillot du Vegalta et le joueur ayant inscrit le plus de buts sous les couleurs jaunes et bleues. Des statistiques soulignant la relative jeunesse du club de Sendai, certes assez éloignées des plus grands en la matière, mais qui restent tout de même très honorables et qui symbolisent aussi bien ses qualités de joueurs que sa longévité. Sauf que ce joueur désormais âgé de 41 ans, qui a passé la quasi-totalité de sa carrière dans le Tôhoku, a quelque chose en plus, possède en lui une particularité, est porteur d’un détail qui le rend unique en son genre : Ryang Yong-gi est un joueur de football nord-coréen ! Ou du moins… C’est la première chose que l’on remarque lorsque l’on se penche sur son cas. Mais comme souvent avec le pays le plus fermé du monde, les choses sont un peu plus compliquées qu’elles n’y paraissent. Alors comment un joueur ayant porté plus d’une vingtaine de fois le maillot de la République démocratique populaire de Corée a pu devenir la plus grande légende d’un club de football japonais ? Tout d’abord, poser quelques bases de contexte est nécessaire pour parvenir à le comprendre.
La baleine avalant la crevette
Le 8 juillet 1853, à la tête d’une flotte de navires de guerres, le Commodore américain Mattheuw Perry accoste dans la Baie de Tôkyô. Le Japon, dirigé d’une main de fer par le clan Tokugawa, suit alors depuis plus de deux siècles une politique d’isolationnisme strict et interdit à tout étranger de poser le pied sur l’archipel. Mais devant la puissance de ces arrivants, les dirigeants Tokugawa sont contraints d’accepter l’ouverture forcée du pays aux autres nations par la signature de traités inégaux. Le Japon, qui se refusait à s’ouvrir sur l’extérieur (en dehors de quelques contacts sporadiques avec des commerçants néerlandais dans le seul port de Nagasaki), se prend alors la dure claque d’un monde qui a avancé sans lui durant tout ce temps. Si longtemps coupés du monde, les Japonais découvrent effarés que par delà les mers et les océans, des nations d’une puissance incommensurable se sont étendues à travers le globe. Ils se rendent compte que la Chine, l’historique force régulatrice de la région, qui fut de tous temps le modèle civilisationnel, a récemment été mise à genoux par ces hommes aux yeux débridés et au grand nez. Pour l’archipel, c’est un choc.
Face à cette nouvelle situation géopolitique, le Japon a dans un premier temps du mal à s’adapter, dépassé par l’écart technologique, et doit subir dans un premier temps les traités inégaux. Une situation inacceptable pour de nombreux nobles qui en 1867, face à cette humiliation, sont de plus en plus nombreux à lâcher le pouvoir en place et à prendre parti pour Mitsuhito, un jeune prince qui vient de monter sur le trône impérial quelques mois plus tôt. Le régime du Shôgunat Tokugawa s’effondre, et l’Empereur (qui n’avait qu’un rôle symbolique jusque là) retrouve son poids politique d’antan : c’est la Restauration de Meiji, un élément capital de l’histoire nippone, unanimement considéré comme l’acte fondateur du Japon moderne. Un Japon conscient du retard qu’il a à rattraper pour ne pas finir asservi comme l’ont été les peuples chinois, malais, indiens ou africains. L’Empereur envoie alors des émissaires partout à travers le monde pour ramener savoirs et technologies, et dépense des sommes faramineuses pour faire venir des instructeurs étrangers. Les effets sont rapidement visibles : en quelques années, le Japon se dote d’une constitution, d’un droit, d’un système éducatif, d’une armée, d’une marine, ou d’une économie industrielle claquée sur les modèles occidentaux.
Mais pour être traité comme un égal par ces Occidentaux, l’Empire du Japon se dit qu’il doit également adopter une politique étrangère similaire. Et il se trouve qu’en cette fin du XIXe siècle, les choses à la mode, ce sont l’impérialisme et la possession de colonies. Après avoir pris pleinement le contrôle des îles de Hokkaidô et Kouriles au nord, puis de l’archipel des Ryûkyû et de Taïwan au sud, le Japon lorgne sur ses voisins les plus proches pour poursuivre son expansion : la Chine et la péninsule coréenne. Cette dernière, en raison de sa position stratégique, fut tout au long de l’histoire le sujet de luttes d’influences pour son contrôle, à tel point qu’un proverbe coréen énonce que « lorsque les baleines chahutent, les crevettes ont le dos rompu. » Les baleines désignant bien sûr les puissants voisins russes, chinois, mongols, mandchous, japonais, etc… Mais malgré tout cela, le peuple coréen a su conserver une identité, une culture, une langue et un alphabet qui lui est propre. La Corée est une nation, consciente d’elle-même, consciente de n’avoir été qu’un instrument pendant trop longtemps, et qui espère enfin s’affirmer à l’ère des Etats-nations.
Sauf que du nationalisme coréen, Japonais et Russes n’en ont que faire. Et de 1904 à 1905, ces derniers vont se livrer une guerre féroce pour le contrôle de la péninsule. Une guerre qui aboutira à l’annihilation de la quasi intégralité de la marine russe et à une victoire incontestée de l’Empire du Japon, lequel a désormais les mains libres pour asseoir son emprise sur la Corée. Les nations occidentales, qui ont vu ce pays asiatique lointain écraser la grande Russie, reconnaissent le Japon comme une puissance digne d’être traitée comme l’une des leurs, et laissent faire. En 1910, le Japon annexe pour de bon la péninsule coréenne et la considère désormais comme une partie de son territoire nationale. Commencent alors de longues années d’occupation et de souffrances pour le peuple coréen. Dans une volonté d’assimilation de ce peuple, les Japonais vont interdire l’usage de la langue coréenne, l’expression de sa culture, et réprimer sévèrement toute velléité de nationalisme. La dure exploitation économique de cette période, ainsi que les atrocités commises par l’Armée impériale à partir des années 30 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, incarnées notamment par le systèmes des « Femmes de réconfort », empoisonnent encore aujourd’hui les relations entre les deux Corées et le Japon.
Les « Coréens d’outre-mer »
Le Japon considérait la Corée comme une province comme les autres, une partie de son territoire national. Ainsi, la liberté de circulation entre l’archipel et la péninsule continental était relativement facilitée, aussi bien pour les Japonais vers la Corée que pour les Coréens fuyant la misère dans leur pays d’origine. Dès les premières années post annexion, des vagues d’émigration volontaires de Coréens cherchant du travail vers le Japon sont constatées. Une diaspora coréenne se créé alors petit à petit dans les grandes villes japonaises comme Tôkyô, Nagoya, mais surtout Ôsaka, le principal foyer. Avec l’avancement de la guerre en Chine, puis dans le Pacifique, ces émigrations volontaires se mueront en vagues de déportations organisées afin de pallier l’absence d’une main d’œuvre mobilisée sur le front. En 1945, on estime que près de deux millions de Coréens se trouvent sur les îles composant l’archipel japonais.
Mais lorsque le Japon capitule, mettant fin au plus grand conflit de l’histoire, la question de l’avenir de la péninsule coréenne se pose. Dès 1943 déjà, à l’occasion de la Conférence du Caire, les Alliés avaient convenu qu’une fois le Japon vaincu, la Corée recouvrerait sa pleine indépendance. Pourtant, à la fin de l’été 1945, les armées américaines et soviétiques entrent chacune de leur côté dans la péninsule, officiellement pour surveiller le désarmement et le départ des forces nippones. Mais cette présence finit par s’éterniser. Dans le contexte naissant de la Guerre froide, chaque superpuissance remodèle sa zone d’influence à sa façon, et en 1948, deux pays distincts sont proclamés au nord et au sud. Pendant ce temps, les Coréens présents sur le territoire japonais sont livrés à eux même dans un pays en ruines. Les politiques de rapatriement sont chaotiques et représentatives du flottement qui règne dans la région depuis la chute de l’Empire du Japon. Ceux qui ne peuvent retourner au pays faute de moyens commencent à s’organiser dans une association, la Chôren, et se retrouvent dans une situation juridique floue : sont-ils Japonais ? Coréens ? Si Coréens, à quel pays les rattacher ? Au départ, l’administration japonaise attribue à ces coréens restés au Japon la nationalité « Choson », qui était le nom en coréen donné au pays avant l’occupation. Mais c’est un néologisme japonais qui va petit à petit être utilisé pour désigner cette minorité : les « Zainichi », littéralement, « ceux qui sont restés au Pays du soleil levant ».
Lorsque la péninsule coréenne s’embrase dans une guerre fratricide de trois ans (1950 à 1953), la situation des Zainichi prend une tournure dramatique. Ceux-ci vont se voir déchus définitivement de la nationalité japonaise en 1952 par le traité de San Francisco, soit le traité de paix entre le Japon et les Etats-Unis. Le Japon qui, se trouvant désormais dans le camp américain, ne reconnait pas la Corée du Nord soutenue par l’Union Soviétique, mais seulement, le gouvernement du Sud. Les Zainichi ont alors la possibilité de prendre la nationalité sud-coréenne. Seulement, pendant toutes ces années, une large partie d’entre eux a été séduite par le discours à la fois socialiste et nationaliste porté par Kim Il-sung, l’homme choisit par les Soviétiques pour diriger la Corée du Nord. Contrairement au gouvernement du Sud de Syngman Rhee, plus préoccupé par sa volonté de se maintenir au pouvoir et son anticommunisme primaire, la Corée du Nord considère réellement les Zainichi. Alors que les trois-quarts d’entre eux refusent de prêter allégeance au Sud, et se retrouvent de fait apatride, le gouvernement Nord-coréen envoie des fonds et du matériel pour venir en aide à cette communauté qu’il considère comme expatriée.
En 1955, les Zainichi sympathisants du Nord fondent une nouvelle association : la Chongryon. Bien qu’il n’y ait officiellement pas de lien direct entre elle et le gouvernement de Pyongyang, elle reçoit bien dans les faits des financements et des directives de la part du gouvernement nord-coréen. Le Japon refusant toujours de reconnaitre l’existence de la Corée du Nord, les Zainichi ayant refusé de se rallier au sud se retrouvent contraints de conserver l’ancienne nationalité Chôson, laquelle désigne un pays qui n’existe plus. De facto apatrides, ils doivent subir les difficultés liées à leur statut. L’adhésion à la Changryon offre alors une porte de sortie de la misère : l’association offre des logements, des écoles, des bourses d’études, des emplois, des endroits où ils peuvent parler dans leur langue… C’est une véritable communauté nationale distincte qui s’organise sur le territoire japonais. C’est pour cette raison que l’on retrouve encore aujourd’hui au Japon des Coréens sympathisants du régime de Pyongyang et des écoles « nord-coréennes » dans une plusieurs villes du Japon, au sein desquelles on peut voir flotter le drapeau de la Corée du Nord et ayant des portraits des anciens dirigeants dans les salles de classe. Malgré les affaires louches liées à la Chongryon (elle serait impliquée dans l’enlèvement de dizaines de Japonais par la Corée du Nord dans les années 70) et la politique nucléaire de l’état menaçant directement le Japon, les Zainichi de la Chongryon n’ont jamais oublié le soutien que leur avait apporté Pyongyang au moment où ils étaient dans le besoin, et éprouvent pour cela une loyauté sincère envers de le régime, malgré la fermeture de celui-ci et la différence des modes de vie.
Le football, à n’importe quel prix
Ryang Yong-gi est né est en 1982 à Ôsaka, le principal bastion des Zainichi. Ses parents sont des immigrés dits de « deuxième génération », c’est-à-dire qu’ils sont arrivés sur l’archipel dans les années 30. Comme tant d’autres, sa famille a beaucoup souffert des années d’après-guerre et du statut de non-citoyen, et a donc adhéré à la Chongryon. C’est ainsi que le petit Yong-gi intègre le système scolaire de l’association jusqu’à la fin du lycée, il apprendra à aimer le « cher leader » de la Corée du Nord. Très tôt, il se passionne pour le ballon rond, et par chance, le seul club de sport disponible dans les écoles qu’il fréquente est justement le club de football. Grand fan d’un Dragan Stojković faisant les beaux jours du Nagoya Grampus dans les années 90, Yong-gi se prend d’affection pour le poste de milieu offensif et rêve de devenir footballeur professionnel.
Talentueux, Ryang Yong-gi espère intégrer une équipe de J. League après avoir obtenu son diplôme du secondaire. Mais il va se heurter à la réalité du règlement… et de son identité. La J. League n’autorise les clubs à inscrire que trois étrangers maximum dans leur effectif. Or, Yong-gi n’a pas la nationalité japonaise : il possède une carte de résidence mentionnant la nationalité Chôson… Qui n’est donc rattachée à aucun Etat. La Chongryon peut bien émettre, au nom du gouvernement nord-coréen, des passeports de la République Démocratique Populaire de Corée, mais cela ne résoudrait pas le problème. La seule solution qui s’offre à lui en tant que non-Japonais est d’obtenir un diplôme dans une université japonaise. Ainsi il obtiendrait une dérogation au règlement et ne serait plus considéré comme « étranger » par la ligue. Un joker qui ne peut être utilisé qu’une fois par club. Heureusement, Yong-gi est plutôt bon élève et réussi l’examen pour intégrer l’Université Hannan à Ôsaka, puis rejoint immédiatement le club de football. Les clubs universitaires pouvant jouer la Coupe de l’Empereur, Ryang Yong-gi dispute son tout premier match officiel lors de cette compétition en 2000, à l’occasion du premier tour contre l’équipe de Yokogawa Electrics. Premier match, et premier but pour le Nord-Coréen qui permet à son équipe d’obtenir le match nul sur le terrain de son adversaire avant de se qualifier aux tirs au buts. L’aventure prendra fin au tour suivant contre le Mito HollyHock. Absent du terrain lors des deux éditions suivantes, il joue en 2003 alors qu’il entame sa dernière année d’étude, et est à nouveau buteur au premier tour pour permettre à son équipe de s’imposer 2-0. Hannan sera encore éliminé au tour suivant. Au final, Ryang Yong-gi aura joué quatre matches de Coupe du Japon avec sa fac et inscrit deux buts.
Grâce à ses performances lors de ces matches de coupe et dans les tournois universitaires, il se fait repérer par le club de J. League du JEF United Ichihara. Il passe un essai, mais le club préfère recruter un autre Nord-Coréen ayant aussi suivi un cursus universitaire : Kim Wi-man (dont la carrière, ironiquement, s’arrêtera dès 2006). Le joker de l’étranger diplômé d’une fac japonaise étant déjà utilisé, il se retouve barré à Ichihara. Ryang passe alors un autre test au Kawasaki Frontale en février 2004, mais qui s’avèrera là aussi non concluant. L’enfant ayant été éduqué à la loyauté envers la Corée du Nord songe alors… à adopter la nationalité sud-coréenne et partir tenter sa chance dans le sud de la péninsule. Mais juste avant d’entamer les démarches, son entraîneur au lycée nord-coréen d’Ôsaka le présente aux recruteurs du club du Vegalta Sendai, qui vient tout juste d’être relégué en deuxième division. Yong-gi convainc cette fois et, le club n’ayant pas utilisé de joker, peut être recruté sans avoir le statut de joueur étranger. En mars 2004, Ryang Yong-gi dispute son premier match professionnel sous les couleurs du Vegalta.
Très vite au cours de cette première saison, ses qualités de meneur de jeu s’avèrent être un atout pour sa nouvelle équipe. Il gagne sa place et termine la saison avec 32 matches de championnat à son actif. Puis il devient un titulaire indiscutable dès la saison suivante. Et à partir de l’année 2007, il débute tous les 42 matches de la saison, idem pour 2008, … En fait, Ryang Yong-gi entame à ce moment une série folle de matches débutés en tant que titulaire, série qu’il poursuivra même en première division, et qu’il poussera à 213 matches consécutif démarrés en tant que titulaire, étalée sur cinq ans. Il détient encore aujourd’hui le record du plus grand nombre de matches démarrés consécutivement en J. League 2. Par ailleurs, le Nord-coréen, qui était jusque là cantonné à un rôle de relayeur, va prendre une dimension nouvelle avec l’arrivée de Makoto Teguramori sur le banc de Sendai. Plus haut sur le terrain, Yong-gi marque plus souvent, fait plus de passes décisives, et se mue en véritable leader technique sur le terrain, le joueur par qui passe tous les ballons. Son influence au sein de l’équipe est tel que dès 2008, Teguramori le nomme capitaine du Vegalta. Ryang Yong-gi devient donc le premier joueur non-japonais, et Nord-Coréen de surcroît, à devenir capitaine d’une équipe de deuxième division.
Ses qualités d’organisateur s’accompagnent également de qualités de buteurs, notamment sur coup franc, exercice dans lequel le natif d’Ôsaka est particulièrement doué. Huit buts inscrits en 2008, 13 en 2009, 14 en 2010, … Il contribue ainsi grandement au renouveau du Vegalta, à sa remontée en première division, et à son maintien pour sa première année dans l’élite, année au cours de laquelle il inscrira encore 11 buts. Tant en raison de ses qualités de footballeur, que par son côté travailleur discret et professionnel, Ryang Yong-gi devient l’un des chouchous du public du Yurtec Stadium. S’il est fréquent au Japon, et notamment à Sendai, que les joueurs de l’équipe soient acclamés avec des chants personnalisés, celui de Ryang est de loin le plus spectaculaire, le plus bruyant, et celui qui suscite le plus d’enthousiasme parmi les supporters. Comme beaucoup, Ryang est évidemment très marqué par les événements du 11 mars 2011, il était au volant de sa voiture au moment des secousses. Mais il va devenir un des symboles de ce Vegalta illuminant les cœurs des habitants du Tôhoku, tant par ses performances sur le terrain que par son activisme humanitaire, assumant pleinement son rôle de capitaine.
Le Chollima touchant presque les étoiles
Bien évidemment, la question de sa nationalité sportive aurait pu poser question. Mais contrairement à ce que craignait le premier intéressé au départ, peu de gens à Sendai lui en ont tenu rigueur. Dans un article en ligne de CNN consacré au joueur, un supporter du Vegalta s’exprime de la sorte : « Nous sentons qu’il aime le club. C’est une légende, et on se souviendra de lui pendant longtemps, même après son départ en retraite. 90% des supporters se fichent de savoir s’il est Japonais ou Nord-Coréen. » La question pourrait tout de même inquiéter, au vu de la présence, certes minoritaire, mais néanmoins très bruyante, d’une frange ultranationaliste au Pays du Soleil levant, qui tient bien sûr en horreur tout ce qui se rapproche de près ou de loin de la Corée du Nord. Mais Ryang, à l’instar de ses compatriotes, a appris à faire profil bas vis-à-vis de son rapport avec Pyongyang. On ne l’a jamais vu brandir un drapeau nord-coréen, ou soutenir publiquement le régime de la famille Kim. D’ailleurs, le capitaine du Vegalta est un homme discret en dehors des terrains, ne donnant que très peu d’interview, mais qui a tout de même su gagner le respect des supporters et habitants de Sendai.
En revanche, avec ses performances sportives, le sujet de la sélection nationale a fini par arriver. Il n’a bien sûr jamais songé une seule seconde à représenter les Samurai Blue, et ne mis pas longtemps à accepter en février 2008 sa première convocation en équipe nationale de Corée du Nord. Dans ce groupe, il côtoie plusieurs joueurs, qui comme lui, sont des Coréens nés au Japon et qui ont grandit au sein du système de la Chongryon : notamment Jong Tae-se ou Ahn Young-hak. Avec ses autres coéquipiers, les échanges sont plus banals qu’on pourrait le croire. Naturellement, tout ce qui touche à la politique est banni des conversations. Cependant, de l’aveu même du joueur : « Ils me posent des questions sur les voitures ou sur les magazines de football que j’ai avec moi. En revanche, j’ai été surpris par leur connaissance du football étranger, notamment anglais et espagnol. Les discussions que nous avions ensemble me prouvent qu’ils en regardent beaucoup à la télévision. »
Avec la Corée du Nord, Ryang Yong-gi jouera principalement des matches à l’extérieur, mais portera tout de même le maillot de la sélection plus d’une vingtaine de fois. Il s’illustrera notamment à l’occasion lors d’une compétition organisée par la Confédération de Football Asiatique mettant aux prises les nations dont le football est « en développement » : l’AFC Challenge Cup (un peu comme si l’UEFA organisait une compétition européenne faite pour Saint-Marin, Andorre ou les Iles Féroé). Au cours de l’édition 2010 remportée par la Corée du Nord, Ryang inscrit quatre buts, dont un en finale, et est nommé meilleur joueur de la compétition. Et alors que la Corée du Nord s’est qualifiée pour le mondial 2010, le sélectionneur national envisage sérieusement de l’amener en Afrique du Sud. Mais des retard administratifs chez la fédération et la Chongryon vont faire que les documents nécessaires n’ont pas été prêts avant la date limite de l’annonce des équipes, et le capitaine du Vegalta Sendai ne peut par conséquent pas être inclus dans la liste des 23 sélectionnés. Sur insistance du président de la fédération et de membres haut placés de la Chongryon, il fait tout de même partie du voyage pour s’entraîner avec le groupe, mais devra se contenter de rester en tribune les jours de match. Ryang Yong-gi ne disputera jamais le moindre match de Coupe du monde.
Il disputera tout de même la Coupe d’Asie 2011 et 2015 (la Corée du Nord sera éliminée au premier tour dans les deux cas) et plusieurs matches éliminatoires pour la Coupe du Monde 2014, dont une double confrontation historique et explosive contre le Japon. A l’occasion de la Coupe d’Asie 2015, il se distingue d’ailleurs en ouvrant le score contre l’Arabie Saoudite, inscrivant au passage le premier but nord-coréen en Coupe d’Asie depuis 23 ans ! Mais en raison de la fermeture du pays, il est compliqué pour lui d’être régulièrement sélectionné avec les Chollimas, le surnom de la sélection nord-coréenne. Il se concentre donc principalement sur sa carrière au sein du Vegalta Sendai, club qu’il ne souhaitera jamais quitter malgré l’intérêt de plusieurs poids lourds du championnat. Sendai rentré dans le rang après une saison 2012 exceptionnelle, les saisons de Ryang deviennent elles aussi plus banales malgré un statut de titulaire toujours indiscutable et un amour intact chez les supporters. C’est à partir de 2017 que, son âge avançant, ses performances déclinent, et amènent à ce qu’il joue de moins en moins. Même s’il franchit la barre des 500 matches joués avec Sendai en Avril 2018, l’année suivante, à la fin de la saison, le club annonce sur son site qu’il ne prolongera pas le contrat de son capitaine de 38 ans. En décembre 2019, Ryang Yong-gi quitte le Vegalta Sendai après y avoir passé 16 saisons.
« A tous les fans, supporters et sponsors qui soutiennent le club, qui m’ont toujours encouragé jusqu’à ce que leurs voix soient rauques, je vous annonce que j’ai pris la décision de quitter l’équipe à la fin de la saison. Je suis vraiment reconnaissant pour votre soutien sincère au cours des 16 dernières années. L’excitation de pénétrer pour la première fois sur le terrain du Yurtec Stadium, la frustration d’avoir perdu le barrage de montée en 2008, le match contre le Mito HollyHock qui nous a permis de monter en 2009, et l’union de toute le équipe pour devenir un symbole après le Grand tremblement de terre de 2011. Ou même encore la finale de Coupe de l’Empereur perdue l’année dernière. Je garderai éternellement en mémoire ces grands souvenirs. Je suis très reconnaissant pour tout le soutien que j’ai reçu de la part du Vegalta, mais j’aimerais continuer à relever quelques défis en tant que joueurs. Donc je ne mettrai pas fin à ma carrière. J’espère pouvoir revenir à l’avenir pour aider Sendai et le Tôhoku. Enfin, je tiens à remercier tous ceux qui se sont impliqués à mes côtés depuis que j’ai rejoint le Vegalta et au cours de ces 16 dernières années. Je vous remercie, sincèrement. »
Ryang Yong-gi, 29 décembre 2019
Ironie de l’histoire, la saison suivant son départ sera la dernière du Vegalta en première division. L’aventure du football ne se termine toutefois pas encore pour le Nord-Coréen, qui est toujours en quête de football de haut niveau, et signe au Sagan Tosu à l’hiver 2020. Un club au sein duquel il évoluera deux saisons et disputera 32 matches, principalement cantonné à un rôle de remplaçant d’expérience. Passés ces deux années, le Vegalta annonce en janvier 2022 le retour de son capitaine historique, à la plus grande joie des supporters. Absent une bonne partie de la saison 2022 en raison d’une blessure à la cuisse, Ryang Yong-gi n’est plus aussi influent que part le passé. Et la catastrophique saison 2023 du Vegalta Sendai indique bien que le club est en manque de repères et de leaders. L’histoire ne dit pas encore quand Ryang s’arrêtera, ni s’il intégrera le staff de son club de toujours lorsque le moment de la retraite sera venu. Mais l’histoire est déjà bien belle pour le Zainichi, qui a rejoint le cercle de ces joueurs japonais fidèles et fiables, qui a gagné le respect de toute région, et qui sera sans doute pour encore très longtemps l’étoile la plus brillante du Vegalta Sendai.
Merci pour ce cours d’histoire !
A nouveau, un grand texte. Merci! Je comprends mieux les origines de Jong Tae-se. Et ses larmes pendant l’hymne lors du mondial 2010.
Meiji marque également l’abolition de la caste des samouraïs.
Leur victoire militaire face à la Russie, quelques décennies après l’episode Perry, demontre une capacité de rebond, mise au travail et assimilation des savoirs extérieurs assez exceptionnels
Oui, Meiji fut un bouleversement sociétal à tous les niveaux
Perso, j’aime bien faire le parallèle entre ce morceau de l’histoire japonaise et celle du football nippon : alors qu’il n’y avait rien ou presque dans les années 80, le Japon est devenu à force de travail et d’importation des savoirs faires étrangers (notamment brésiliens) le meilleur pays d’Asie en seulement deux décennies. Ca force le respect
Toujours aussi instructif, merci.
D’autant que ça se lit tout seul, encore une belle réussite.
Merci Xixon ! Est-ce qu’on a des études sur l’intégration des enfants passant toute leur scolarité au sein des Chongryon ? Leur ressenti vis à vis du Japon par exemple. Bel article historique en tout cas 🙂
Je suppose que ça doit exister, mais je n’ai pas poussé la recherche jusque là ^^
Merci en tout cas