Selon que vous serez puissant ou misérable…

Bologne, 13 janvier 1980. La capitale de l’Émilie-Romagne est cotonneuse sous l’effet du froid et de la neige tombée en abondance. À moins que ce ne soit la gueule de bois, l’écœurement provoqué par la spirale sans fin des attentats et des assassinats de ces années de plomb qui durent depuis une décennie déja. Cinq jours plus tôt encore, deux agents de sécurité ont été exécutés à Milan par un commando des Brigades Rouges. Le pire reste pourtant à venir : le 2 août, un jeune couple du groupuscule néo-fasciste Nuclei Armati Rivoluzionari déposera un engin explosif dans la salle d’attente de la gare de Bologne et provoquera la mort de 80 personnes. La pourriture de la société italienne n’épargne pas le football, les tribunes se politisent, et la violence aveugle y tue aussi. Vincenzo Paparelli, frappé à la tête par une fusée d’artifice tirée du virage opposé, a trouvé la mort dans les gradins du Stadio Olimpico lors du derby romain d’octobre 1979. On ignore encore – ou on feint d’ignorer – que l’état de décomposition du Calcio est bien plus profond et ne se limite pas aux tribunes.

Ce dimanche glacial de la première journée des matchs retour, Bologne reçoit la Juventus. Dans La Gazzetta dello Sport du jour, Giovanni Trapattoni affirme qu’il se contentera volontiers d’un match nul tant la Vecchia Signora est en souffrance (trois défaites consécutives, 11e à huit points de l’Inter). Le Bologna FC n’est guère plus fringant, ce qui vaut 45 premières minutes insipides que les spectateurs sifflent copieusement à la pause. La seconde période repart sur les mêmes bases, jusqu’à ce que le jeune gardien Giuseppe Zinetti commette une invraisemblable faute de main sur une frappe anodine du juventino Franco Causio. Une dizaine de minutes plus tard, la Juventus rend la politesse au Bologna FC : Sergio Brio propulse le ballon de la tête dans son propre but à la suite d’un corner (1-1). Le score n’évolue plus, les deux équipes s’en satisfont, hermétiques à la consternation bruyante des 28 000 spectateurs qui ont bravé la froidure. Le lendemain, La Stampa s’étonne de longues phases de non-jeu, sans pour autant s’offusquer. Mais dans la Gazzetta, le ton est tout autre : « Il semble que Bologne ait voulu participer à la sortie de crise de la Juve… C’est un résultat qui paraît arrangé. Le comportement de Causio immédiatement après le but est très étrange ». Sans parler de celui de Brio, absolument pas affecté par son autogol.

Brio égalise sous les yeux du capitaine de Bologne, Savoldi.

Ce qui vient de se dérouler à Bologne n’est hélas ni fortuit, ni exceptionnel. Ce même dimanche, Lazio-Avellino (1-1) fait l’objet d’un pacte secret. La semaine précédente, le Milan s’est imposé face à la Lazio (2-1) selon les plans du président rossonero, avec l’implication de six joueurs. En fin d’année 1979, Avellino-Pérouse (2-2) ressemblait lui aussi à un arrangement entre amis… Ce que l’on va appeler le Totonero, un énorme scandale sur les paris clandestins et les matchs truqués, explose à la figure de l’Italie le 13 mars 1980. A l’origine de l’affaire se trouvent un grossiste en fruits et légumes, Massimo Cruciani, et un restaurateur romain, Alvaro Trinca, dont l’établissement est fréquenté par des joueurs des clubs de la capitale. Grâce à ces contacts, les deux hommes constituent peu à peu un réseau de footballeurs intéressés par des mises sur des matchs dont ils déterminent le résultat par avance. Ce sont Cruciani et Trinca eux-mêmes qui révèlent le pot aux roses après avoir perdu des sommes considérables, certains joueurs n’ayant pas respecté leurs engagements, notamment ceux de Lazio-Avellino que les Romains devaient gagner.

L’enquête démontre l’ampleur d’une fraude impliquant la Lazio, le Milan, Avellino, Pérouse, et Bologne, pour n’évoquer que la Serie A. Des célébrités tombent et créent un séisme médiatique. En juin 1980, la diffusion des images de Paolo Rossi (Pérouse), Bruno Giordano (Lazio), ou encore Enrico Albertosi (Milan et gardien de la Nazionale lors de la Coupe du monde 1970), assis sur le banc des accusés comme de vulgaires mafiosi, choque et détourne l’Italie de l’Euro organisé sur son sol au même moment. Même atténuées en appel, les sanctions sont lourdes, allant jusqu’à six ans de suspension pour Stefano Pellegrini d’Avellino. Rossi écope de deux années de pénitence, Albertosi de quatre.

Bruno Giordano, star de la Lazio, suspendu 3 ans et demi après ses aveux.
Alvaro Trinca et Massimo Cruciani.

Et qu’en est-il du Bologna FC, impliqué en raison de deux matches suspects contre Avellino en février 1980 (1-0, but de Beppe Savoldi) et la Juventus le 13 janvier ? En appel, le président Fabbretti est interdit d’exercer durant un an, Beppe Savoldi et Carlo Petrini sont suspendus pendant trois ans et demi, alors que Franco Colomba ne prend que trois mois. Ce verdict repose sur les éléments probants collectés au titre du match contre Avellino. En revanche, aucune charge n’est retenue à propos de la rencontre face à la Juventus. Le président de la Vecchia Signora, Giampiero Boniperti ainsi que le coach Giovanni Trapattoni sont absous.

Comment en est-on arrivé là alors qu’en avril, le Corriere della Sera a publié le témoignage de Stefano Chiodi dénonçant l’arrangement entre la Juve et Bologne ? Chiodi évolue alors au Milan mais a gardé des contacts chez les Rossoblù où il a effectué ses débuts. Il prétend avoir parié sur le match nul entre Bologne et la Juventus sur la foi d’informations divulguées par Franco Colomba, son ancien coéquipier. Le 29 avril, L’Unità diffuse des extraits de l’interrogatoire de Massimo Cruciani, le bookmaker vers qui tout le monde se tourne, le grand ordonnanceur des paris clandestins : « La veille de Bologne–Juventus, Carlo Petrini m’a appelé pour me demander de miser le plus d’argent possible pour lui-même. Savoldi et Colombo m’ont également sollicité. Ils m’ont indiqué qu’il y avait un arrangement pour un match nul et qu’entraineurs et dirigeants étaient au courant ».

Mal embarqués sur le terrain judiciaire, la Juventus et Boniperti s’en sortent grâce à un événement providentiel. Le jour où la commission de discipline doit instruire le match Bologne-Juventus, Massimo Cruciani ne se présente pas pour déposer sa version des faits. Cruciani, le grand dénonciateur si prompt à révéler les pratiques malhonnêtes de plusieurs clubs, impose un régime d’exception quand il s’agit de la Juventus. Avec ironie et une pointe de dégoût, le Corriere della Sera s’interroge : « Il semble que, dans la nuit de vendredi à samedi, Cruciani ait séjourné dans un hôtel du centre de Milan. Cruciani serait donc venu de Rome à Milan pour témoigner devant la Commission de discipline mais aurait ensuite changé d’avis de manière surprenante, décidant de retourner à Rome sans se présenter devant la salle d’audience du tribunal ».

Au début des années 2000, l’ex-attaquant de Bologne Carlo Petrini se confie dans un livre intitulé « Dans la fange du Dieu football ». Selon lui, à la fin de l’entraînement du jeudi 10 janvier 1980, le directeur sportif de Bologne, Riccardo Sogliano, réunit les joueurs dans le vestiaire et prend la parole : « Nous nous sommes mis d’accord avec la Juve pour que le match de dimanche se termine sur un nul. C’est clair pour tout le monde ? ».  C’est tellement limpide que l’entraîneur Marino Perani propose à ses joueurs de parier sur le résultat de la rencontre, ce qu’ils acceptent tous à l’exception de deux d’entre eux, Renato Sali et Angelo Castronaro. Toujours selon Petrini, juste avant la rencontre, il échange dans le tunnel du Stadio Comunale avec Causio et Trapattoni qui lui confirment que tout est ficelé mais que de leur côté, ils n’ont pas parié – un point-clé dans la défense des juventini. Au pays du roi Zero Zero, un nul sans but est une solution à la fois simple et plausible, mais la faute de main (réellement involontaire) du gardien Zinetti vient perturber le scénario. Roberto Bettega donne donc l’instruction de faciliter l’égalisation de Bologne, ce dont se charge Sergio Brio. Quant à Cruciani et son étrange renoncement, Petrini prétend l’avoir convaincu de ne pas témoigner en contrepartie d’une compensation financière décidée avec les dirigeants de la Juve désireux d’étouffer l’affaire.

En publiant son livre, Petrini remet en lumière ce scandale, vingt ans après les faits qui lui auront valu deux ans de suspension. Il détaille sa version auprès des médias, confirmée par l’ancien stoppeur rossoblù Arcadio Spinozzi, et accable Franco Causio, Roberto Bettega, et Giampiero Boniperti, celui qui a acheté l’absence de Cruciani devant la commission de discipline. Face aux questions de La Repubblica, Causio dément catégoriquement alors que Bettega esquive maladroitement : « Sincèrement, je ne me souviens plus vraiment ». Quant à Boniperti, il ne donne pas suite aux demandes d’interviews.

Giampiero Boniperti.

L’effervescence journalistique retombe peu à peu car de nouveaux pans obscurs du football italien font l’actualité au début de ces années 2000, notamment le dopage et ses conséquences dramatiques. De nombreux protagonistes de ce match sont décédés depuis, dont Massimo Cruciani, Carlo Petrini[1], et Giampiero Boniperti. Il est peu probable que Bettega ou Causio changent un jour de version. Chacun verra donc dans cette affaire ce qu’il veut y voir : l’absence de preuve, faute de témoignage du principal accusateur, ou des faisceaux concordants qui interdisent de sérieusement douter de l’insincérité sportive de ce Bologne-Juventus.

On ne sait ce que Paolo Rossi a pensé de cette justice à deux vitesses. A-t-il regretté de ne pas être juventino à l’époque ? Ayant toujours nié avoir participé aux combines, il doit sa suspension à la seule déposition de Cruciani, alors que les Turinois ne sont acquittés qu’à la suite du faux-bond de ce même Cruciani. Durant sa pénitence, a-t-il médité sur la morale de La Fontaine : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » ?  En 1981, encore puni, il s’engage avec la Juventus de Boniperti. Il retrouve les terrains juste à temps pour la Coupe du monde en Espagne, avec le rôle exceptionnel que l’on sait sur la route de la troisième étoile des Azzurri.


[1] Au décès de Petrini, Renato Sali et Angelo Castronaro, les deux « purs » qui avaient refusé de parier, valideront encore une fois sa version. 

14 réflexions sur « Selon que vous serez puissant ou misérable… »

    1. Je ne sais pas trop mais j’ai la sensation que c’est plutôt récent. J’ai le souvenir d’un groupe Ultra à la Juve dont on avait dit qu’il était proche de la mafia et qui se faisait du fric en ayant obtenu une sorte de monopole sur le trafic des billets à l’entrée au stade. La question est : y a t il plus de fric à se faire en tribunes ou en coulisses ? Je pense qu’il est plus lucratif pour les mafieux d’infiltrer les sphères dirigeantes pour décider du sort des matchs, se nourrir sur les transferts etc…

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  1. Merci Verano. Bologne a par deux fois réalisé la plus grande vente mondiale. Harald Nielsen et par la suite, Beppe Savoldi à Naples. Comment tu expliques cette somme pour Beppe Savoldi qui était un bon buteur mais jamais un cadre en sélection ?

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    1. C’est très simple : la fermeture des frontières à partir de 1966. Faute de pouvoir acquérir des attaquants à l’étranger, deux phénomènes émergent :
      – le recyclage à l’infini des attaquants étrangers déjà présents comme Clerici, Altafini, Sormani, dont les carrières en Italie auraient sans doute été écourtées s’il y avait eu plus de concurrence,
      – la constitution d’une bulle spéculative autour de la denrée rare que sont les attaquants italiens. C’est pour ça que Savoldi est payé bien plus cher que sa valeur réelle, que le président du Lanerossi met une fortune sur Paolo Rossi pour acquérir la demi-part de joueur encore propriété de la Juve, que les clubs de Serie A se battent à coup de centaines de millions de lires pour les espoirs de Serie B que sont Altobelli, Pruzzo et Virdis vers 1977-78.

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      1. Connaissais pas Clerici. Je vois que lui aussi a été visé par un scandale ayant fait descendre Hellas en 74. Hehe
        Bon, au moins dans le foot italien, les escroqueries finissent pas sortir à un moment. Le Milan est tombé, la Juve idem… Je serai certainement mort avant qu’une affaire fasse tomber le Real ou le Barça…

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      2. Au départ c’est un 3e couteau qui arrive dans le tout petit Lecco (où joue Julio Abbadie) en surfant sur la vague italo-brésilienne post Coupe du monde 1958. Il met du temps à percer et se révèle pleinement au Hellas du président Garonzi, celui à l’origine du « scandale de l’appel téléphonique » comme est surnommée la tentative de corruption.

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    2. Pour finir sur les prix délirants des joueurs italiens, j’ai le souvenir de propos de Giovanni Agnelli en 1973 en apprenant le prix du transfert de Netzer au Real Madrid. 300 millions de lires, moins que ce qu’il fallait payer à l’époque pour un espoir italien n’ayant encore rien démontré. Agnelli militait déjà pour la réouverture des frontières.

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      1. D’ailleurs, suis infichu de savoir qui a le mieux réussi au Real entre Netzer et Breitner… 3 saisons pour chacun. Et j’ignore leur relation…

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      2. Ils n’ont plus guère d’apparitions en selection une fois passés à l’étranger. Y a des cas similaires avant eux d’Allemands appelés en sélection en jouant à l’étranger ?

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      3. Pour répondre à ta question : Haller et Schnellinger. Sinon c’est que je ne comprends pas ta question 🙂

        Je pensais à Patzke aussi, ce qui d’ailleurs tombait bien en parlant de scandales……..sauf que je réalise qu’il devînt international juste après son départ du Standard pour le 1860.

        Et idem pour Harald Nickel : c’est en retournant en RFA qu’il y devînt international.

        Autres internationaux ouest-allemands passés par la Belgique, les Russmann, Kostedde, Emmerich..ni plus tard Hrubesch, ni (je sais que j’oublie un joueur de Bruges dans l’équation – son nom m’échappe).. : ça matche encore moins, bref ce n’est pas en Belgique qu’il y en aura eu.

        Aux Pays-Bas, Helmut Rahn ne joua plus jamais en Mannschaft à compter de son départ pour Twente.

        Je crois que ça dit quand même beaucoup de l’envergure des susmentionnés Haller et Schnellinger.

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  2. J’étais toujours passé à côté de l’implication de Bettega dans ces histoires, merci.

    Boniperti toujours passé entre les gouttes, disais-tu 😉

    Ceci dit : d’autres grands noms tombèrent..fût-ce à géométrie variable, certes. C’est déjà ça.

    Ce monde des paris (que de scandales jadis en Angleterre, Belgique..) est une plaie. A tous les niveaux. J’ai connu de jeunes gens intelligents qui y compromirent leur présent et leur avenir ; leurs plus belles années perdues à devoir rembourser cette addiction.. L’on devrait a minima interdire ce sponsoring-là.

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    1. Le pire, ce sont les circuits clandestins, comme ici, où il n’y a pas de traces, où les mises atypiques sont indécelables. Dans le Totonero, c’est bien un dispositif de paris non officiels, sous le manteau, qui est en cause alors que les paris sportifs légaux existaient déjà en Italie.

      Mais je suis d’accord, le sponsoring des sites de paris officiels devrait être prohibé.

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  3. Un de tes meilleurs travaux Verano, encore… Vraiment passionnant, je me suis retrouvé complètement plongé dans tes lignes, de manières totalement imprévisibles, sans même m’en être aperçu.
    Bravo.

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