Saïd Mohamed Duale, entre Yémen et Somalie

Et si ce récit n’était rien d’autre qu’un prétexte au voyage, une rêverie dont le héros importe moins que les destinations et les époques qui sont les siennes ? Car, de Saïd Mohamed Duale, on sait bien peu de choses. Les sites anglophones sont pauvres et truffés d’incohérences, renforçant le mystère d’un joueur que l’on dit extraordinaire. Les références en arabe sont-elles plus rigoureuses ? Pour répondre à la question, il faudrait le comprendre. Puisque ce n’est pas le cas et en l’absence d’images (le premier match télévisé en Somalie date de 2015 !), il faut accepter que la transmission de l’histoire de Duale ne repose que sur le témoignage précaire de ses anciens partenaires. Et si l’on en croit ces privilégiés, il est le plus grand nom du football somalien des années 1970, quand la jeune république tangue au rythme des hésitations politiques de ses dirigeants, soumise au jeu des alliances sur fond de marxisme, de nationalisme et d’Islam.

Une enfance au Yémen

Saïd Mohamed Duale naît en 1947 à Aden, la principale ville yéménite, capitale d’un protectorat constitutif de l’immense Empire colonial britannique. Porte ouverte sur l’Asie, Aden est une terre d’accueil pour aventuriers, vagues héritiers de « l’homme aux semelles de vent », ou plus prosaïquement, pour trafiquants et réfugiés chassés par les incessantes crises politiques de la Corne de l’Afrique. Originaire du Nord de la Somalie, son père avait traversé le Golfe d’Aden au moment de la prise de la Somalie britannique par les troupes de Mussolini, jusqu’alors cantonnées au Sud autour de la capitale Mogadiscio. Lui-même joueur de football à Al-Husseini, il transmet sa passion à son fils qui y aurait débuté en 1963 avant de rejoindre Al-Muhammedi.

Deux ans plus tard, à 18 ans, il semble bien qu’il participe avec la sélection du Protectorat d’Aden aux quatrièmes Jeux panarabes organisés au Caire par l’Egypte de Gamal Abdel Nasser. Ce dernier vient d’être réélu avec 100% des voix et fait de cet événement une démonstration de force au cours de laquelle l’Egypte réalise une razzia de médailles, dont celle accordée au vainqueur du tournoi de football. Pour le Protectorat d’Aden qui débute sur la scène internationale, la compétition se résume à quatre échecs dont une raclée contre le pays hôte (14-0). Est-ce parce ce que Duale brille face au Liban, à l’occasion d’une défaite honorable 4-3, qu’il revient à Aden avec le surnom de « Libanais » ?

En 1967, après plusieurs années de luttes et de violences, les mouvements de libération arrachent l’indépendance du Yémen du Sud, le moment que choisissent Saïd Mohamed Duale et son frère Hussein pour fuir la péninsule arabique au profit de Mogadiscio, ville ouverte sur l’Océan Indien, destination mystérieuse où se retirent les voyageurs fuyant leur identité. 

Le lieutenant de Police

Au sortir de la seconde guerre mondiale, malgré la défaite de Mussolini, les Nations Unies avaient décidé de maintenir la tutelle italienne sur une grande partie du territoire somalien, « une réhabilitation morale de l’Italie du point de vue de l’œuvre civilisatrice réalisée en Afrique » selon le comte Sforza, ministre des Affaires étrangères, peu regardant sur le comportement des colons durant des décennies. Mais en 1960, suivant le grand mouvement africain d’émancipation, les nationalistes avaient exigé et obtenu l’indépendance ainsi que l’unification des territoires sous domination britannique (Nord) et italienne (Sud et toute la côte Est), la Ve République s’accrochant à la Côte française des Somalis, future Djibouti, à propos de laquelle Pierre Loti s’interrogeait : « quels hommes peut nourrir une terre pareille? »[1].

La Somalie est alors une fragile démocratie parlementaire dont l’embryon d’état hérité des Italiens peine à préserver l’unité. Héros national et homme fort en charge de la sécurité, lui-même formé par les carabinieri, le général Mohamed Abshir Muse use et abuse de son aura, celle que lui confèrent sa fonction et ses impeccables tenues blanches bardées de médailles. Il s’accapare les services de Saïd Mohamed Duale en le nommant lieutenant et l’incorporant à son club, le Somali Police FC, ex-AC Corpo di Polizia durant la décennie précédente.

Les performances de Duale lui valent d’être rebaptisé « le Docteur », un terme empreint de respect dont la signification demeure aussi floue que son style de jeu. Un ancien équipier affirme que « lorsque tous les autres joueurs étaient couverts de boue ou de sable à la fin d’un match, Duale était impeccable. On ne voyait pas un grain de poussière sur lui. » Un autre prétend qu’« il suffisait qu’il touche le ballon trois fois en 90 minutes pour que cela se traduise par au moins deux buts. Il n’avait pas besoin d’en faire plus. » On se met alors à imaginer un Riquelme somalien, un stratège dirigeant le jeu en marchant jusqu’à ce qu’un autre laudateur ne sème le doute en jurant qu’« avant Duale, jamais on n’avait vu un homme courir à 100 à l’heure sans jamais s’arrêter. »

Avec la sélection somalienne en 1972 et un encadrement manifestement venu d’Allemagne de l’est. Duale est accroupi, deuxième à partir de la gauche.

Le capitaine de l’armée

En 1969, alors que le pays est au bord de la guerre civile, et selon une tradition africaine déjà bien établie, un coup d’état fomenté par le général Siad Barre le porte au pouvoir. Il fait de la Somalie une République démocratique, comprendre un état socialiste soutenu par l’URSS. Aux monuments élégants légués par les Italiens, dont quelques milliers s’obstinent à entretenir la présence chrétienne, succède l’architecture massive et bétonnée des Soviétiques, l’Assemblée Nationale construite en 1972 étant probablement le chef d’œuvre de cette période.

Siad Barre.

Le régime militaire se débarrasse rapidement de ses opposants, en premier lieu Mohamed Abshir Muse, emprisonné dans le désert durant de longues années. Horseed, le club de l’armée, s’impose comme le plus puissant du pays et s’approprie les meilleurs joueurs, dont Duale bien sûr. Hormis deux brèves parenthèses à Zamalek en Égypte (un séjour dont il est permis de se demander s’il a réellement eu lieu) et aux Émirats Arabes Unis à Al-Wahda, Saïd Mohamed Duale évolue de 1971 à 1978 avec Horseed et y conquiert plusieurs titres de champion de Somalie qui lui valent le grade de capitaine dans l’armée. Son niveau est tel qu’on prétend qu’un de ses entraîneurs, italien, le propose à des clubs de Serie A mais que le gouvernement s’oppose au départ du crack somalien. Une légende, bien sûr : l’Italie des années 1970 interdit le recrutement de joueurs étrangers.

Après avoir représenté le Yémen du Sud, Duale évolue avec les Ocean Stars, l’équipe nationale de Somalie. Les compositions des équipes semblent à jamais perdues et on ne peut qu’imaginer sa présence hiératique lors des matchs de qualification à la CAN 1974 ou aux Jeux Africains 1973 et 1978, des échecs systématiques. La Somalie participe également au tournoi CECAFA (en français, Conseil des Associations de Football d’Afrique de l’Est et Centrale) sans jamais briller mais le roman national exige des héros. Alors il est indiqué dans les nécrologies de Duale qu’il est par trois fois désigné meilleur joueur de la compétition. A moins que ce ne soit pour la Coupe CECAFA des clubs dont Horseed est finaliste en 1977[2], nous ne sommes plus à une approximation près. En revanche, difficile de suivre les affabulations de quelques portraitistes quand ils affirment sans ciller qu’il est sacré meilleur joueur africain à deux reprises…

Si la dictature a besoin de héros, il lui faut plus encore s’imaginer des ennemis et le « socialisme scientifique » de Siad Barre se teinte au fil des années de nationalisme. En 1977, son armée agresse l’Ethiopie afin de constituer la « Grande Somalie » dans ce qui est appelé la Guerre de l’Ogaden, en référence au territoire éthiopien convoité dont la population est majoritairement peuplée de Somalis[3]. L’URSS abandonnant Siad Barre au profit du pays agressé, celui-ci se tourne vers les Etats-Unis (les alliances ne sont-elles pas faites pour être défaites ?). Pour la Somalie, le conflit se solde par un terrible échec. S’ouvre alors une ère de grande instabilité dont témoigne déjà Frédéric Mitterrand en 1981 dans un documentaire intitulé « Lettres d’amour en Somalie ». Venu soigner un chagrin d’amour, il réalise des plans de Mogadiscio en s’inspirant de ceux d’Antonioni dans « Profession : reporter » et commente la situation chaotique du pays qu’il mêle à sa propre peine d’un ton désabusé, rêvant probablement d’un destin à la David Locke (Jack Nicholson).

Confronté à la montée des périls, Saïd Mohamed Duale reprend la mer en 1979, en direction d’Aden et de la République démocratique populaire du Yémen (Yémen du Sud, une république socialiste elle aussi soutenue par l’URSS). Il poursuit sa carrière jusqu’en 1984 en remportant plusieurs championnats avec Al-Tilal, le grand club local né en 1972 de la fusion de plusieurs entités. Il meurt en 2020, là où il est né, dans le district de Crater à Aden. A cette occasion, le président yéménite Abdrabbuh Mansur Hadi exprime publiquement la douleur et le chagrin de la nation confrontée à la perte d’un personnage aussi illustre. Pour ne pas être en reste, le président de la Somalie fédérale, Mohamed Farmaajo, transmet ses condoléances à la famille de Duale en les contactant personnellement. Un hommage à la hauteur de ce héros dont un équipier jure que ni Messi, ni Ronaldo, ni Ronaldinho n’auraient pu rivaliser avec lui.


[1] En 1887 dans la Revue bleue.

[2] Horseed est battu en finale 1977 par Luo Union (Kenya) et en demi-finale 1978 par Simba SC, club de Tanzanie. Six ou huit clubs participaient à la Coupe CECAFA des clubs.

[3] Les Somalis sont des habitants de la Corne de l’Afrique, Somalie, Ethiopie, Djibouti, Kénya mais aussi Yémen.

12 réflexions sur « Saïd Mohamed Duale, entre Yémen et Somalie »

  1. Pierre Loti, Michelangelo Antonioni et… Frédéric Mitterrand ?!

    Pour moi, brave Européen pétri de colonialisme et d’exotisme, Aden et la mer Rouge, ça me rappelle un bouquin et une citation : d’abord, « Fortune carrée » de Kessel, sur les traces du célèbre Henry de Monfreid ; ensuite, peut-être le plus célèbre incipit de la littérature française (« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. »). Incipit extrait d’un bouquin malheureusement chiantissime : « Aden Arabie » de Paul Nizan. Incipit qui doit peut-être sa gloire surtout au fait d’avoir été remis à l’honneur lors de Mai 68.

    Et puis, sur Mogadiscio et la Somalie, il y a ce documentaire de 2009 : https://www.youtube.com/watch?v=VeEkp8IjrSU

    Et, voguant d’une idée à l’autre, je pensais à autre chose. Mais j’ai oublié…

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    1. De Kessel, je crois n’avoir lu que « Tous n’étaient pas des anges », formidable plongée sur les hommes rencontrés par Kessel pendant ses reportages. Certainement un peu romancé parfois, mais des personnages forts, audacieux, fous…

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    2. J’ai visionné le docu de Mitterand puis le film d’Antonioni (magnifique et quel plan séquence final !) car Fredo y fait de manière assez explicite référence. Même si le lieu de tournage de « Profession : reporter » n’est pas en Somalie, il y a un trait d’union entre les deux œuvres. Et selon moi, même si Triple g n’aime pas les conjectures ;-), il est évident que Mitterand aimerait être le héros du film d’Antonioni et débuter une nouvelle vie pour oublier la précédente, achevée dans le malheur d’une rupture.

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  2. Très joli article. Courageux, de la part de l’auteur, de s’être essayé à un sujet sur lequel les sources historiques sont si rares. (On regrettera, juste pour le principe, de ne pas avoir obtenu une traduction des sources en arabe de l’un ou l’autre de nos lecteurs arabophones.) Bravo aussi à l’auteur de s’être tenu à l’interprétation des faits disponibles plutôt que de les « embellir » par des conjectures infondées.

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  3. Bravo l’ami pour cette magnifique découverte! Ça ne paraît pas impossible qu’il soit passé par Zamalek. Une des anciennes gloires du club cairote, le yéménite Ali Mohsen aurait été le coach de la Somalie en 1973. A prendre avec des pincettes mais Moshen a peut-être appuyé la venue de Mohamed Duale…
    Ali Moshen est le premier étranger meilleur buteur du championnat égyptien et bien que yéménite, il a quelques sélections avec les Pharaons.

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    1. Peut-être. J’ai cherché sous les différentes manières d’orthographier le nom de Duale, j’ai repris les compositions d’effectifs de Zamalek sur plusieurs années, aucune trace ! Ce qui ne signifie pas qu’il n’y était pas, je n’ai peut être pas trouvé les sources.

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  4. Un très bel article, dont l’avertissement ne disait pas faux, et merci donc! Je vois dans ce parcours et ce récit moins une apologie de ce Duale, que de l’apologie elle-même.

    Prévisiblement pas même d’unanimité sur son âge à sa mort, mais lui-même le connaissait-il avec certitude? Dans tout ce flou artistique, il est assez remarquable qu’il ait fini là où tout avait commencé.

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