Rimini, automne 1976

Durant l’été 1959, Pier Paolo Pasolini sillonne le littoral italien avec sa Fiat Millecento pour le compte d’un magazine grand public. Ses textes, publiés en 1990 sous le titre La Longue route de sable, posent un regard curieux et désabusé sur l’Italie, la société de consommation et le tourisme de masse. A l’approche de Rimini, Pasolini se fait plus intime : « Désormais commencent les plages de mon enfance et de mon adolescence : ce ne seront plus des découvertes, mais des confrontations ». Et le choc est brutal. « J’arrive ; je ne reconnais presque plus rien. »

Le 13 novembre 1976, Helenio Herrera se rend à Rimini, appelé au chevet du Rimini Calcio, dernier de Serie B. Il est au volant d’une Mini 1000 Targa Roma, comme s’il voulait ressusciter le souvenir de Pasolini et son « pot de yaourt » sur les rivages de l’Adriatique, une sorte d’hommage inconscient à un de ses contempteurs. Herrera, dont les discours empruntent la rhétorique mussolinienne[1], face à Pasolini, l’intellectuel marxiste et ses ambiguïtés, rêvant de révolution sans renoncer au sacré. Dans une interview croisée avec Alberto Moravia pour le Corriere della Sera en octobre 1969, Herrera exposait sa vision conservatrice du calcio, « il vaut mieux que les jeunes soient attirés par le sport plutôt que par d’autres mythes comme par exemple, la drogue. S’ils n’avaient pas cet exutoire, ils pourraient même se tourner vers le jeu de la révolution, bien plus dangereux ». Un mois plus tard, Pasolini publiait une réponse cinglante : « Herrera, sans s’en rendre compte, avec une impudence atavique et antipathique, a démasqué le football et le sport en général dans sa fonction réactionnaire, son asservissement au pouvoir »[2].

Au moment où Herrera fait son apparition à Rimini, Pasolini a plus ou moins gagné la bataille des idées et perdu la vie. La violence politique au service de la cause révolutionnaire trouve désormais son prolongement dans les tribunes des stades italiens, quelques joueurs affichent ouvertement leur soutien aux mouvements contestataires mais il est mort l’année précédente, mystérieusement assassiné à Ostie, sur la côte tyrrhénienne. Herrera, lui, est un survivant : il réchappe d’un infarctus en février 1974 et tente de se construire un avenir sur ce qu’il reste de son passé de Mago (magicien) au palmarès long comme le bras.

Au balcon du siège du Rimini Calcio où il vient de parapher un contrat généreux au regard des pratiques de la Serie B, plus mussolinien que jamais, il expose ses certitudes dans un italien mâtiné d’espagnol et séduit la foule à ses pieds en promettant victoires et grandeur (la Serie A). Il poursuit son autopromotion en lâchant quelques mots à Romano Bedetti, le commentateur de Babelis TV, un des tous premiers diffuseurs privés italiens. A l’époque, Babelis TV brise le monopole de la RAI et retransmet les rencontres des Biancorossi le dimanche après-midi, un acte inédit pour une télévision privée. Plus tard, quand Bedetti quitte Babelis TV pour Radio Rimini, nouvellement créée et fauchée, il obtient de Herrera une interview que ce dernier tente de monnayer 300 dollars, comme s’il était encore à Milan ou à Rome.

Depuis le luxueux penthouse que le club met à sa disposition le temps de sa mission, Helenio Herrera peut profiter de la vue panoramique sur la plage déserte et sur le Grand Hôtel où Federico Fellini avait tourné de nombreuses scènes du très personnel Amarcord. Et puisqu’il est question de cinéma, il est tentant de dresser un parallèle entre Herrera et Daniele Dominici, interprété par Alain Delon dans Le Professeur de Valerio Zurlini (film sorti en salle en 1972). Dans la peau d’un enseignant à la dérive, muté pour un remplacement à Rimini hors saison, Delon déambulait dans une ville abandonnée du soleil et des touristes, protégé du froid par son inséparable manteau en poils de chameau. Mais si le décor est le même, si les intérims sont comparables, Herrera n’a rien d’un professeur froid et magnétique, fascinant par ses silences. Au contraire, il demeure fidèle à son surnom Habla Habla (Il parle, il parle).

Modeste hommage à Alain Delon, ici sur le port-canal de Rimini.

C’est d’ailleurs par les mots qu’il soigne les maux d’une équipe en perdition. Tout est bon pour restaurer la confiance, et comme toujours avec Herrera, le technicien se confond avec le comédien. D’emblée, il s’indigne de la piètre qualité des ballons d’entrainement, sous-gonflés de surcroît : il ne faut pas chercher plus loin l’origine de la stérilité des attaquants romagnols[3]. Le vieux coach ne renonce à aucune de ses ficelles, même les plus éculées, tout en revendiquant l’avant-gardisme de ses méthodes, sourd aux sarcasmes des observateurs depuis son échec à la Roma.

Parmi ses patients se trouvent le prometteur gardien Franco Tancredi, l’enfant de Rimini et chef de défense Gianfranco Sarti ainsi que Paolo Sollier, milieu ou ailier, transféré à l’intersaison contre son gré depuis Pérouse où il s’est fait connaître en saluant le public le poing fermé. A l’automne 1976, Sollier publie « Coups de pied et crachats et coups de tête », un récit autobiographique dans lequel il expose son militantisme au sein du mouvement Avant-garde ouvrière, son expérience de gréviste dans les usines FIAT de Mirafiori et sa vision du monde du football le rapprochant bien plus de Pasolini – qu’il évoque succinctement en indiquant avoir lu certains de ses poèmes et aimé le film Porcile – que de Herrera. Parmi ses observations, il regrette les fractures entre partis prolétariens et critique les tergiversations du mouvement Lotta Continua (concurrente d’Avant-garde ouvrière) hésitant à abandonner son positionnement extraparlementaire au profit d’une stratégie d’alliance électorale avec le plus mesuré PCI.  Début novembre 1976, Sollier est aux premières loges pour assister à l’autodissolution de Lotta Continua lors d’un congrès organisé à Rimini, minée par les dissensions idéologiques.

Force est de constater que les pouvoirs de fascination d’Il Mago agissent encore sur ses joueurs. Le jeune opéraïste éveilleur de conscience et le sexagénaire réactionnaire s’apprécient[4], à peine Sollier refuse-t-il les prescriptions médicamenteuses douteuses dont Herrera est coutumier. Dès son premier match, Rimini s’impose et entame son redressement. Suspendu en application d’une sanction datant de 1974, Herrera dirige l’équipe depuis les tribunes, à proximité d’Ulderico Marangoni, ancien légionnaire et tifoso du Rimini Calcio connu de toute la ville, orateur hors pair n’hésitant pas à conseiller Il Mago sur les choix à opérer. En décembre, surpris par un arbitre dans le vestiaire à la mi-temps d’une rencontre, la justice sportive prolonge la peine de Herrera de plusieurs mois, une prétendue injustice que le technicien scénarise avec son habituelle mauvaise foi, « je suis persécuté par quelqu’un qui veut m’éliminer du football italien parce qu’il envie mes succès ».

Ulderico Marangoni, ancien légionnaire ayant combattu en Afrique du Nord pour la France, tifoso et faiseur d’opinions autour du Rimini Calcio dans les années 1960 et 1970.

De moins en moins présent, Herrera se retire progressivement à l’approche de l’hiver, laissant le soin de mener l’opération sauvetage à un de ses disciples, Angelo Becchetti[5]. Rimini Calcio arrache son maintien en juin 1977, la mission de Herrera n’aura pas été vaine. Pour Paolo Sollier, la fin des illusions est proche, la mobilisation des footballeurs autour de son combat politique est vouée à l’échec. Il Mago avait raison : il ne faut pas compter sur le calcio pour faire la révolution.

Avec l’arrivée de l’été, le football passe au second plan. La station balnéaire redevient prompte à entrer en effervescence, « un endroit pour les fous » selon les mots de Sollier. Les touristes se massent sur la plage le jour et se retrouvent la nuit dans l’immense discothèque L’Altromondo club où les gémissements de Donna Summer et les synthétiseurs de Giorgio Moroder sur I Feel Love (sorti en 1977) posent les fondations du très commercial Italo-disco, réactualisant le constat désabusé de Pasolini 20 ans plus tôt, « la nouvelle vague des vacanciers et des industriels a donné à la plage une nouvelle violence, un nouveau sens. »

L’Altromondo dans les 70es. Discothèque immense, sur plusieurs étages reliés par des ascenseurs, et conçue par l’architecte Pietro Derossi comme un lieu au service des luttes sociales, où doivent se rencontrer culture et politique !

Nota : photo de Luigi Ghirri en tête d’article.


[1] Un constat effectué par le journaliste Gianni Brera au début des années 1960.

[2] Extrait de « Herrera vs Pasolini, un débat sur les significations du football », Silvano D’Angelo, Storia dello sport 5, 2023.

[3] Un but inscrit après huit journées de championnat.

[4] Herrera propose de prêter son appartement parisien à Sollier quand ce dernier s’offre un week-end de tourisme à Paris.

[5] Fin avril 1977, Palerme, en difficulté, tente à son tour d’engager Herrera en tant que conseiller. L’affaire ne se fait pas. En 1978, Herrera revient au chevet de Rimini, à nouveau dernier et mal engagé. Atteint par la limite d’âge réglementaire, il ne peut plus entrainer et intervient en tant que conseiller. Mais l’équipe est trop faible, le miracle ne se reproduit pas, Herrera s’éclipse rapidement et Rimini Calcio est relégué en Serie C.

19 réflexions sur « Rimini, automne 1976 »

  1. J’ai l’impression de connaître cette photo………… N’y aurais-tu déjà recouru pour un autre article, consacré à une autre station balnéaire et à ses désoeuvrements de saison basse?? J’ai vraiment ça en tête, bizarre.

    Il y avait une limite d’âge pour les entraîneurs dans le Calcio???

    Rimini, Altromondo, 70’s…… ==> J’ai été fabriqué là, lol.

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    1. C’était dans un article sur Cesena, une autre photo de plage de Ghirri (que j’adore).
      Oh oh, l’Altromondo, les synthés et les vocoders nous valent ta présence ici ?! Je trouve d’un seul coup beaucoup plus sympa l’Italo-disco !

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      1. Cesena, oui : je viens de le relire. Avec ces « Processo del Calcio », quelle tuerie ce truc.

        Oui, mes parents furent apparemment du genre à ne pas faire tchitchi avant le mariage, bref : ce fut leur voyage de noces..et z’ont toujours été formels sur ce qui s’est passé là-bas (..comme si j’avais eu envie de le savoir, mais bon).

        Les photos de plages de ce Ghirri sont très belles. Pour ce que j’en ai vu (Vénétie surtout, un peu la Romagne aussi), j’en garde pour souvenir que les plages de l’Adriatique italienne étaient toutes du même tonneau, un je ne sais quoi de pastel.

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  2. Rien qu’avec le titre t’as coloré mon dimanche matin amigo !

    Rimini, carte postale aussi argentique, nostalgique… magique, sépia ou impérissable peu importe… mais aussi un discret club de foot présidé aujourd’hui par Giuseppe Geria (un enfant de la ville il me semble (à vérifier)), dirigeant de l’ombre (gravitant généralement autour des catégories jeunes) ayant pour l’anecdote œuvré à la Reggina (deux passages pour être tout à fait exact (le premier durant l »âge d’or »de cette dernière et le second plus récemment)) et connu quasiment uniquement par les coulisses du Calcio (on retiendra entre autres quelques belles années dans la grande écurie du zèbre « juventino » ainsi qu’une cohabitation logique avec Zeman du côté de Pescara (pour rester sur la côte Adriatique))…

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    1. Merci Calcio, j’ignorais tout de ce Geria.
      Début de saison difficile pour le Rimini Calcio, avec un nouveau coach ayant préformé chez les jeunes à Empoli mais sans son bomber Morra parti à Vicenza (que je ne serai pas surpris de revoir en B d’ici peu).
      Dans les 70es, 10 mille spectateurs se pressaient dans les travées du stade Romeo Neri malgré la diffusion des matchs sur la télé locale. Aujourd’hui, une affluence de 3000 personnes est la norme.

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    1. Aucune idée… mais il semble que HH n’ait jamais oublié ses années en France. Par exemple, quand la presse l’interroge sur l’impression de déclassement qu’il donne en venant en Serie B à Rimini, il rappelle qu’il a entraîné Puteaux dans les divisions inférieures françaises.

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      1. En faisant mon texte sur Miljanić, j’ai appris que Bernabéu pensait à lui pour remplacer Muñoz avant de choisir le Serbe.

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    2. Quelqu’un pour me confirmer qu’il est bel et bien sur le banc, lors de la victoire en finale de la Coupe 1981?? Des sources allemandes mentionnaient parfois Lattek au Barca dès le mois de mai, bref c’est bizarre, merci.

      J’aimerais savoir à quoi ressembla la vie de roman de Herrera, à compter de sa retraite des petits bancs.. Il s’établit aussitôt à Venise, ou?

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      1. Oui, c’est lui, il finit sa carrière sur une Copa. Il avait remplacé Kubala, un dernier « crime » vis à vis de Laszi, une vingtaine d’années après l’avoir écarté de certains matchs en raison de son manque d’activité défensive.

        HH vivait déjà à Venise quand il rejoint Rimini. Ce que fut sa vie post 1981 ? Il n’a jamais cessé de prendre des notes sur les matchs qu’il voyait et a participé à nombre de conférences sur le football partout dans le monde tout en menant une vie mondaine.

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    1. D’ailleurs le Giro très porté sur le culte du Pirata, passe souvent à Rimini ou Cesenatico. cette année c’est le Tour de France avec son grand départ en Italie qui y est passé. Non sans polémique d’ailleurs.

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  3. Pasolini et le foot, ok..mais, tu l’évoques un instant : quid de Fellini (natif de Rimini, donc) et du foot? J’ai l’impression qu’il n’y eut rien, pourquoi pas d’ailleurs. Rien que la tête et les genres du Federico : je vois mal ce que le foot viendrait faire dans son oeuvre, sa figure, mais??

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  4. Ben justement puisqu’il est question d’Amarcord, Fellini avait rencontré Nereo Rocco pour qu’il tienne le rôle du père, donc son père puisqu’il est établi que le film est autobiographique. Ça ne s’est pas fait, Rocco ne pouvant se libérer et se rendre à Cinecitta alors qu’il était à la tête du Milan.

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  5. Très bon, comme toujours quand Verano évoque l’Italie. Au vu des bilans respectifs des hôpitaux et des « années de plomb », il faut reconnaître qu’H.H. (initiales ô combien suspectes !) avait à demi raison : la révolution est plus dangereuse que le sport, mais moins que la drogue.

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