Ce dimanche 6 mars 1983, l’humeur n’est pas à la rigolade au centre d’entraînement de l’Eintracht Brunswick. L’équipe s’est inclinée la veille à domicile (0-2) face au VfL Bochum, un concurrent direct dans la lutte pour le maintien en Bundesliga, et n’a plus que six petits points d’avance sur les barrages avec 11 matchs à jouer. Le décrassage n’a pas commencé depuis longtemps quand Uli Maslo, l’entraîneur, est convoqué d’urgence dans le bureau du président. À son retour sur le terrain, les joueurs comprennent immédiatement qu’il se passe quelque chose de plus sérieux qu’une « simple » mise à la porte. “Les gars, lâche Maslo le visage défait, Lutzo a eu un accident hier soir. C’est grave.” Après avoir percuté un arbre au volant de sa voiture, Lutz Eigendorf, le milieu de terrain international de l’Eintracht, ne sortira jamais du coma et décèdera le lendemain, à 26 ans. Ainsi commence l’un des plus mystérieux épisodes du football allemand, dans un impénétrable no man’s land entre frasques de footballeur et réalités de la guerre froide.
On a parfois présenté Eigendorf comme le “Beckenbauer de l’Est”. Pour ceux qui ont vu évoluer le magnifique Hans-Jürgen “Dixie” Dörner, le surnom relève de l’imposture. Celui de “Bonhof de l’Est”, en revanche, aurait été amplement mérité. Plus jeune de quatre ans que l’illustre box-to-box du grand Mönchengladbach des années 1970, l’homme en est une copie presque conforme, dans la morphologie comme sur le terrain : un infatigable milieu récupérateur adroit balle au pied, capable à l’occasion de raids meurtriers vers la surface adverse, doué d’une excellente vision du jeu, d’un très bon jeu de tête, et d’une impressionnante frappe de balle. Derrière ce portrait flatteur et cette origine inhabituelle pour un joueur du championnat ouest-allemand se cache une histoire mouvementée. Vingt bonnes années après la construction du mur de Berlin, à une époque où la partition de l’Allemagne semble faite pour durer des décennies, Eigendorf est un transfuge de la RDA.
Rien dans l’enfance modèle de ce fils unique ne laisse prévoir une telle évolution, bien au contraire. Après les passages d’usage chez les Pionniers puis à la Jeunesse libre allemande (FDJ), sortes de scouts fortement empreints d’instruction politique pour enfants et adolescents, le jeune Lutz est admis à 17 ans à la Société pour l’amitié germano-soviétique (DSF), véritable antichambre du Parti (SED) auquel il décroche l’adhésion en 1978, à 22 ans seulement. En parallèle, il a commencé le football dès l’âge de 8 ans au BSG Motor Süd Brandenburg, dans sa ville natale de Brandenbourg-sur-l’Havel, un peu à l’ouest de Berlin. Il est rapidement orienté vers une école sport-études avant d’intégrer à 14 ans le centre de formation du Berliner FC Dynamo, le Dynamo Berlin comme on l’appelle à l’Ouest, émanation de la Stasi et de son tout-puissant chef Erich Mielke (photo de garde).
La réputation sulfureuse (et justifiée) du club masque en fait une politique de formation de premier ordre qui n’a guère d’équivalent en RDA qu’à l’autre Dynamo, celui de Dresde. Nombre d’internationaux tels que Frank Rohde, Bodo Rudwaleit, Bernd Schulz, ou encore de vrais poids lourds comme Rainer Ernst ou Andreas Thom sont ainsi de purs produits du Dynamo. Eigendorf est de ce calibre-là et s’impose immédiatement comme titulaire à ses débuts en équipe première pendant la saison 1974-75. Il est déjà un pilier de l’équipe nationale U18 et gravit ensuite les échelons jusqu’à obtenir sa première sélection A le 30 août 1978 en amical contre la Bulgarie (2-2) où il marque les deux buts est-allemands. Il y aura 5 autres capes dans l’année qui suit. Aux succès sportifs s’ajoutent ceux de la vie privée : il est maintenant marié et père d’une petite fille née en 1976.
Le 20 mars 1979, le BFC Dynamo vient disputer un match amical à Kaiserslautern. Sur le chemin du retour, le car de l’équipe fait halte à Gießen, non loin de la frontière interallemande, pour permettre aux passagers d’acheter des produits de l’Ouest introuvables en RDA. Eigendorf en profite pour fausser compagnie à la délégation, saute dans un taxi, refait les 170 kilomètres vers Kaiserslautern, et débarque sans prévenir au siège du 1. FCK dans le but d’y signer. Le club est immédiatement intéressé mais doit composer avec la suspension automatique d’un an que la FIFA applique à tous les transfuges. Il soutient Eigendorf pendant son repos forcé, lui procurant un emploi à temps partiel puis la direction d’une équipe de jeunes jusqu’à ce que le joueur puisse retrouver le terrain, le 11 avril 1980.
Les Roten Teufel vivent à l’époque un âge d’or, à la lutte chaque saison pour le titre avec une équipe forte de deux stars mondiales, le gardien Ronnie Hellström et le milieu Hans-Peter Briegel, et d’excellents joueurs tels que Hannes Bongartz, Norbert Eilenfeldt, Friedhelm Funkel, Rainer Geye, ou le Suédois Benny Wendt, auxquels viendra bientôt se joindre un tout jeune Andreas Brehme. Face à une telle concurrence, Eigendorf n’est pas indiscutable mais joue tout de même 53 matchs de Bundesliga et 10 matchs de Coupe UEFA avant la fin de son contrat à l’été 1982 et son transfert à l’Eintracht Brunswick. Après une opération au tendon d’Achille, il effectue ses débuts avec son nouveau club en novembre 1982 et dispute huit matchs de Bundesliga avant son accident.
À l’Est, la surprise a été totale. Les autorités sont cependant promptes à réagir et s’activent à effacer Eigendorf de la mémoire collective. Si l’on ne retouche plus les photos d’archives comme à l’époque stalinienne, l’on fait disparaître son nom et son image de tous les médias, fan-clubs, et produits liés au Dynamo. Dans le bureau d’Erich Mielke, la colère initiale a fait place à une détermination glacée, terrifiante de la part d’un homme de cet acabit. Eigendorf était un enfant chéri du système, membre du Parti et fonctionnaire civil de la Stasi en tant que joueur du Dynamo. L’affront fait au régime et à sa police secrète, « bouclier et glaive du Parti » (Schild und Schwert der Partei) selon sa devise officielle, est d’autant plus grave qu’il reflète un vide idéologique complet de la part de son auteur, désireux avant tout de l’aisance matérielle d’un professionnel de l’Ouest. Mielke le lavera, aussi longtemps que cela puisse prendre et quoi qu’il en coûte.
Ainsi naissent les opérations Verräter (« Traître ») et Rose. Verräter reprend la recette “classique” du bloc de l’Est pour le harcèlement et la déstabilisation des transfuges dans leur pays d’adoption : filatures plus ou moins discrètes à dessein, lettres et coups de téléphones anonymes, rumeurs lancées dans l’entourage de la “cible” et les médias… Jusqu’à 50 agents et informateurs de la Stasi y seront affectés. Avec Rose, centrée sur la femme et la fille d’Eigendorf restées en RDA, la guerre psychologique bascule dans le sordide. La Stasi place Gabriele Eigendorf sous une pesante surveillance et la contraint à divorcer, ce qu’elle fait en juillet 1979, sous peine de se voir retirer sa fille. Elle lance aussi à sa rencontre Peter Hommann, un agent chargé de séduire la femme du traître et de détourner ses pensées de son ex-mari tout en rapportant ses moindres faits et gestes. L’opération résulte en un mariage sur ordre et la naissance d’un deuxième enfant. Pendant ce temps, Lutz Eigendorf s’est lui aussi remarié avec Josi, en octobre 1982, et est devenu père une nouvelle fois quelques semaines avant sa mort.
Le soir du 5 mars 1983, après la défaite contre Bochum qu’il a vécue du banc, Eigendorf participe au dîner d’après-match de l’équipe puis se rend au Cockpit, le bar de l’aérodrome où il prend des leçons de pilotage, pour discuter avec son moniteur d’un vol prévu le lendemain. Il quitte le bar vers 22 heures pour rentrer chez lui. À 23 h 08, on signale à la police une voiture gravement accidentée sur une route voisine. C’est l’Alfa d’Eigendorf, qui a quitté la chaussée détrempée dans une zone semi-urbaine et s’est encastrée dans un arbre ; il n’y a pas de témoins de l’accident. Le joueur, seul à bord, est grièvement blessé à la tête et au thorax. Une prise de sang réalisée à son arrivée à l’hôpital révèle un taux d’alcoolémie de 2,2 grammes par litre, plus de deux fois et demie la limite légale en RFA à l’époque.
Ici commencent l’incertitude et les conjectures en tous genres. D’un côté, tous les témoins confirment qu’Eigendorf n’a consommé qu’une ou deux bières pendant le dîner et une ou deux aussi au bar, dans un intervalle de 4 heures : pas de quoi expliquer 2,2 grammes. Il a aussi dit à son moniteur qu’il se limitait afin d’être en bonne condition pour le vol du lendemain. De l’autre, Eigendorf était dans une phase délicate car il avait du mal à retrouver son niveau après son opération. Il s’était fait remarquer plusieurs fois auparavant pour abus d’alcool, et l’intervalle entre le départ du bar et l’accident aurait suffi pour une murge brutale en solitaire.
Vu le contexte qui entoure le joueur, une hypothèse prend vite forme dans l’opinion : il aurait été enlevé par la Stasi à la sortie du bar, on lui aurait injecté de l’alcool, puis on l’aurait lâché au volant et provoqué sa sortie de route. Ce qui n’est au départ que pure spéculation va prendre une vraisemblance nouvelle après la réunification allemande. On retrouve dans les archives de la Stasi des documents relatifs à “des mises en danger de personnes” (Personengefährdungen) dans lesquels le nom d’Eigendorf apparaît en relation avec des mots tels qu’”éblouir” (verblitzen), “statistiques d’accidents” (Unfallstatistiken), “évanouissement” (Ohnmacht), ou encore “anesthésiques” (Narkosemitteln). On apprend aussi que le personnel affecté à l’opération Verräter a touché une prime spéciale à la mort d’Eigendorf. Sur ces bases, le parquet de Berlin ouvre une information judiciaire en 2000. Faute d’éléments concluants (les documents recèlent des présomptions mais pas de preuve formelle, une autopsie n’a pas été effectuée, la voiture n’a pas été inspectée pour traces de sabotage, etc.), l’instruction est close en 2004 sans suite judiciaire. La mort de Lutz Eigendorf gardera sa part de mystère pour toujours.
Quelle que soit sa part de responsabilité, Erich Mielke aura pu être satisfait. L’épisode aura eu un effet dissuasif sur les footballeurs et autres sportifs tentés par le passage à l’Ouest. Les défections, de plus en plus courantes à la fin des années 1970, se feront rares jusqu’à 1989 et l’imminence de l’ouverture des frontières. Côté ballon rond, on ne verra plus guère que Falko Götz et Dirk Schlegel en 1983, puis Frank Lippmann en 1986, franchir le pas là où la décennie précédente avait vu la fuite d’une dizaine de grands espoirs. Il ne s’agira toutefois que d’un succès éphémère avant que le tsunami de l’Histoire ne balaie le régime jusque dans ses fondations. Et les victimes collatérales, dans tout ça ? Josi Eigendorf et son fils retourneront vivre à l’abri des ennuis à Kaiserslautern. Sandy, née du premier mariage, s’installera à Bonn après la réunification. Gabriele, quant à elle, se séparera de Peter Hommann après la chute du Mur pour d’évidentes raisons mais restera dans son quartier d’origine, à l’est de Berlin, avec son troisième mari. Là aussi, quel qu’ait vraiment été le rôle de la Stasi, le bilan en vies brisées ou abîmées du “quoi qu’il en coûte” d’Erich Mielke est réel, et il est accablant.
Bibliographie:
https://de.wikipedia.org/wiki/Lutz_Eigendorf
(très bien documentée avec nombreuses et irréprochables sources secondaires)
https://www.kicker.de/der-fall-eigendorf-was-ist-wirklich-passiert-940678/artikel
https://www.ndr.de/sport/fussball/Lutz-Eigendorf-Tod-eines-Republikfluechtlings,eigendorf6.html
Fiou ! Il est énorme, ce texte. C’est raconté comme une enquête policière, c’est super intéressant. Et bien sûr, brave béotien que je suis, je ne savais rien de tout cela.
Bref, un grand merci à toi pour le partage !
Article salutaire vu la petite tendance à l’amnésie de notre espèce. M’enfin, avec tous ces profs d’Histoire qui font du bicycle plutôt que d’enseigner, je dis ça, je dis rien.
Bref, ça me rappelle cette terrible histoire de cette jeune femme, qui après l’ouverture des archives de la Stasi, a découvert son nom jeté en pâture dans la presse. Pointée donc comme agente de cette charmante institution. C’est qu’en réalité toute sa vie reposait sur des mensonges: des parents membres de la Stasi, une enfance surveillée et manipulée pour faire d’elle une informatrice…
Cher Maître, depuis l’article sur le Bordurie-France de 1955, nous attendons tous avec impatience que tu nous parles du football syldave, si étroitement inspiré de la grande école viennoise que tu connais sur le bout des doigts. À défaut de pâture sauce Stasi, une petite friandise mit Sahne ? 🙂
Aha, sachez que la flatterie n’a guère de prise sur moi. L’argent et les pâtisseries, je dis pas. Comme je l’ai dit à Khia, je crois, j’ai queques sujets en tête. Il y en a un même d’entamé, mais j’avoue que ça traîne. A ma décharge , je suis assez accaparé en ce moment.
Je vais me botter les fesses, à défaut de m’élever en me tirant par les cheveux comme disait, euh, un barbu quelconque.
T’inquiète, dans un mois, jour pour jour, on solde de vieux comptes ici.
Quel être vindicatif !
Superbe texte, merci. Je ne connaissais pas son histoire dans les détails. Le foot est-allemand est certainement celui que je connais le moins du côté du rideau de fer. J’ai commencé hier soir un match des qualifications pour le mondial 90 entre l’URSS et la RDA à Kiev. Thom se fait sacrément chahuté! On y voit le tout jeune Oleg Luzhni en arriere droit et le furtif Marseillais, Dobrovolski dont Raymond Goethals n’arrivait jamais à prononcer le nom. C’était pas le seul à entendre son nom déformé!
Ouaouh, formidable papier qui éclaire (un peu) le mystère entourant la mort d’Eigendorf. J’ignorais évidemment l’essentiel de cette histoire, merci !
Excellent triple G!
Rainer Ernst sera de la remontée des Girondins en 92. On va voir si le passage en d2 sera aussi bref cette saison…
Super papier, je n’ai pas grand chose d’autres à ajouter!
Très bel article
Le youtubeur « Conte de Foot » a d’ailleurs évoqué Lutz Eigendorf dans sa vidéo d’il y a deux semaines :
https://www.youtube.com/watch?v=HswHZwD-UGU&t=451s
Je sais pas pourquoi, mais cette histoire me fait grandement penser à l’excellent série Deutschland 83.
L’époque et le fait que ça concerne la Stasi sans doute…
(faut vraiment que je prenne le temps de mater les deux autres saisons 86 et 89 d’ailleurs…)
Comment l’Eintracht Brunswick a reussi à ramener Breitner du Real? J’imagine qu’il était en fin de contrat mais pourquoi cette direction?
Et Stielike à Xamax ? Un contrat long et du pognon !
A l’époque, le championnat suisse ça racole large !
Je connaissais l’histoire, ou plutôt l’énigme.
L’opération spéciale autour de sa première épouse m’était inconnue par contre. Elle ne m’étonne absolument pas, j’avais ainsi connaissance de l’un ou l’autre cas de cet acabit, tout-à-fait dans les cordes et manières de la Stasi..et cependant c’est toujours assez glaçant.
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