Quand Staline liquidait « l’équipe des lieutenants »

Depuis 1945 et la reprise du championnat d’URSS de football, la formule est claire : le championnat commence en avril et se termine entre septembre et novembre. Mais le championnat 1952 est un peu particulier : il commence le 8 juillet, à cause des Jeux olympiques d’Helsinki qui démarrent le 15 juillet.

Le CDSA Moscou est le favori évident, ayant fini à l’une des deux premières places du championnat depuis la fin de la Grande Guerre patriotique (nom de la Seconde Guerre mondiale en Russie) et étant le double tenant du titre.

En effet, le CDSA fut le grand gagnant de la guerre dans le football soviétique, la grande majorité de ses joueurs ne servant pas de chair à canon dans la lutte contre le nazisme. En mars 1942, les joueurs du, alors nommé, CDKA Moscou ayant eu un enseignement secondaire furent envoyés à la faculté militaire de l’Université d’État de l’éducation physique et du sport de Moscou. A la suite de cela, 16 joueurs reçurent le grade de sous-lieutenant. Cette équipe devient alors pour l’histoire « l’équipe des lieutenants ».

Lorsque le championnat moscovite reprend en 1943, le CDKA finit en tête, même chose l’année suivante lorsque la Coupe nationale revoit le jour mais les Moscovites s’inclinent néanmoins face au Zenit Léningrad en finale.

C’est donc en 1945 que le football revient en URSS de manière nationale, et cette première saison de football au sein de la nouvelle URSS est marquée par la lutte entre le CDKA et ses rivaux locaux du Dinamo. Le club du NKVD remporte le titre un point devant celui de l’Armée rouge mais ce sont néanmoins les lieutenants qui remportent la Coupe, battant le Dinamo 2-1 en finale.

Les saisons qui suivent voient la suprématie des lieutenants sur le football soviétique, remportant le titre en 1946, 1947 et 1948, cette ultime saison voyant le CDKA être la première équipe à remporter le championnat trois années de suite alors que c’est également le premier doublé coupe-championnat pour l’équipe de l’Armée rouge.

Le titre échappe au CDKA en 1949 mais les saisons 1950 et 1951 sont celles de deux nouveaux doublés pour le club. Lorsque l’année 1952 commence, le CDSA, nom récupéré au cours de l’année 1951, est le club le plus titré en coupe et en championnat dans le pays, dans les deux cas avec le Dinamo Moscou.

1952 est une année particulière pour l’Union soviétique. C’est l’ultime année complète du Vojd Joseph Staline, qui décédera le 5 mars 1953. Mais c’est aussi la Nuit des poètes assassinés, lorsque 13 poètes et écrivains juifs furent fusillés sur ordre de Lavrenti Beria. Ce même Beria qui sert de parrain aux deux grands Dinamo de l’époque, ceux de Tbilissi et de Moscou.

Mais 1952, c’est aussi la première participation soviétique aux Jeux olympiques. La dernière fois que le pays avait participé aux JO, c’était sous la bannière de l’Empire Russe, quarante ans auparavant. L’évènement est important pour le pays, le hard power soviétique est à son pinacle à la suite de la victoire contre le nazisme et le soft power pourrait suivre en cas de Jeux olympiques réussis.

Pour le football, le choix est simple, l’entraîneur du CDSA, Boris Arkadiev, prendra son équipe de lieutenants et rajoutera quelques joueurs d’autres clubs. Pourtant, sur les 16 joueurs envoyés à Helsinki, seuls quatre, Anatoli Bashashkin, Yuri Nyrkov, Valentin Nikolayev et Aleksandr Petrov jouent au CDSA.

Mais avant que les JO et le championnat ne commencent, un tournoi amical est joué au sein de l’Union pendant le printemps, les équipes de première division s’affrontent donc avec une équipe en plus : l’équipe nationale des JO. Ces derniers quittent le tournoi au bout de trois matchs mais c’est néanmoins le CDSA sans ses cadres qui remporte le tournoi.

Arrivent donc les Jeux olympiques d’été 1952 de Helsinki.

L’équipe soviétique se retrouve face à la Bulgarie durant le tour préliminaire et remporte finalement le match 2-1 après prolongations. Le match suivant sera celui qui entrera dans la légende. Yougoslavie-URSS. Tito-Staline.

Le match s’inscrit dans un contexte houleux : l’année 1948 voit la rupture des relations entre Union soviétique et Yougoslavie, les désaccords entre Tito et Staline sont trop nombreux et le Parti communiste de Yougoslavie est exclu du Kominform. Les deux pays et les deux hommes deviennent donc ennemis.

C’est dans ce contexte que les deux équipes s’affrontent en sachant que la défaite ne sera pas tolérée, les dirigeants des deux pays ayant envoyé un télégramme à leurs équipes respectives avant le match pour leur rappeler l’importance d’une victoire.

Et à la 50e minute, les Yougoslaves mènent 4-0. Mais à la faveur d’une remontée épique, les Soviétiques réussissent à marquer cinq buts en 35 minutes, le score final est de cinq partout, le match sera rejoué deux jours plus tard. Et cette fois-ci, pas de miracle, malgré l’ouverture du score des joueurs d’Arkadiev, les Yougoslaves l’emportent 3-1 et s’en iront jusqu’en finale où ils perdront avec les honneurs contre le Onze d’or hongrois.

Le retour au pays sera plus que froid pour les perdants soviétiques même si la nouvelle de la défaite contre les Yougoslaves n’est pas relayée par la presse. Néanmoins, la saison commence comme prévu et le CDSA remporte ses trois premiers matchs quand arrive le 18 août 1952. Le Dynamo Kiev doit venir jouer à Moscou contre le CDSA mais le jour même, aucun Kiévien n’est présent. En effet, le Comité soviétique de la culture physique et du sport et son président Nikolai Romanov décide de dissoudre le club sur ordre direct de Gueorgui Malenkov, membre du Politburo et proche de Staline.

Les joueurs n’y croient pas et envisagent d’envoyer une lettre à Staline lui-même pour renverser la situation mais Romanov leur dit une ultime chose : « L’ordre vient de tout en haut. »

En 1952, « tout en haut » ne peut signifier qu’une seule chose.

Les lieutenants ont perdu, Staline ne leur a pas pardonné.

Malgré la présence de nombreux joueurs venant d’autres clubs que celui du CDSA, c’est ce dernier qui sert d’exemple. L’armée a lâché le club ou plus précisément, Alexandre Vassilievski, maréchal de l’Union soviétique et ministre de la Défense. Ce dernier n’était pas favorable à l’existence d’équipes représentantes de l’Armée, préférant voir régner une culture physique et sportive au sein de l’Armée rouge. La volonté de dissolution du CDSA lui permit en cela de mettre en place son plan. En effet, un an plus tard, au milieu de l’année 1953, plus aucun des huit clubs représentant le ministère de la Défense n’est présent dans les deux premières divisions du football soviétique.

Les conséquences sont importantes pour le football soviétique : le meilleur club disparu, le Dinamo Moscou semble avoir le champ libre pour les prochaines saisons. Finalement, la surprise vient du Spartak Moscou qui redevient l’un des clubs majeurs du pays et vit un second âge d’or, après celui de la fin des années 1930.

Concernant les joueurs du CDSA, tous trouvent un nouveau club, la plupart en première division. Néanmoins, certains reviennent au CDSA lorsque le club renaît en 1954.

Le paysage politique soviétique a en effet énormément changé depuis la dissolution du club, et Vassilievski s’est vu remplacé par Nikolaï Boulganine en tant que ministre de la Défense. Ce dernier décide durant l’automne 1953 de recréer les équipes liées à l’Armée Rouge, incluant le CDSA.

Le club reprend en première division durant la saison 1954 , avec un effectif largement différent de celui d’avant la dissolution. Vladimir Nikanorov, Boris Razinsky, Anatoly Bashashkin, Anatoly Porhunov, Yuri Nyrkov, Alexander Petrov et Vladimir Demin sont les sept revenants du CDSA.

Le 4 mars 1954, le CDSA Moscou joue un match amical face au Dinamo Soukhoumi, le club est officiellement de retour. Le club termine sixième du championnat en 1954 puis troisième en 1955, et remporte la Coupe d’URSS 1955 en battant le Dinamo Moscou en finale. C’est le dernier trophée du club pour les 15 prochaines années. Plus jamais durant l’ère soviétique le club ne retrouve les sommets qu’avaient atteints l’équipe des lieutenants. Mais, malgré les efforts de Staline, Malenkov et Vassilievski, le CSKA Moscou existe toujours et son succès ne se dément pas.

« Notons que l’équipe CDSA s’est mal comportée aux Jeux olympiques, perdant le match contre les Yougoslaves, ce qui a gravement nui au prestige du sport soviétique et de l’État soviétique.

L’entraîneur principal de l’équipe, le camarade Arkadiev, n’a pas assumé ses fonctions ; il n’a pas assuré l’entraînement des joueurs, ce qui a conduit à l’échec de l’équipe aux Jeux olympiques.

Un certain nombre de joueurs de l’équipe, en particulier la ligne défensive, ont été irresponsables, ont joué en dessous de leur potentiel et ont commis beaucoup d’erreurs.

Nous demandons:

  1. Pour l’échec de l’équipe aux Jeux Olympiques et le grave préjudice causé au prestige du sport soviétique, le retrait de l’équipe CDSA du Championnat de l’URSS et sa dissolution.
  2. Pour la préparation insatisfaisante de l’équipe et son échec aux Jeux Olympiques, la démission de l’entraîneur principal de l’équipe CDSA, le camarade Arkadiev et le retrait de son titre de « Maître honoraire des sports de l’URSS ».
  3. L’examen, lors de la prochaine réunion du comité, de la question du comportement irresponsable de certains joueurs lors des matchs contre la Yougoslavie, qui a conduit à l’échec de l’équipe aux Jeux olympiques ».
Extrait de l’arrêté du Comité de la culture physique et des sports du Conseil des ministres de l’URSS n ° 793 signé par N. Romanov du 18 août 1952 «Sur l’équipe de football CDSA» :
  1. Pour comportement irresponsable, à la suite duquel l’équipe a perdu le match contre les Yougoslaves, ce qui a gravement porté atteinte au prestige du sport soviétique, la privation de M. Bashashkin du titre de « Maître du sport de l’URSS » et sa suspension pour un an.
  2. Pour mauvaise conduite pendant les matches, la privation de M. Nikolayev du titre de « Maître honoraire des sports de l’URSS » et de M. Petrov du titre de « Maître du Sport de l’URSS ».
Extrait de l’arrêté du Comité de la culture physique et des sports du Conseil des ministres de l’URSS n° 808 du 2 septembre 1952, portant la même signature, «relatif aux joueurs de l’équipe participant aux Jeux olympiques» :
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11 réflexions sur « Quand Staline liquidait « l’équipe des lieutenants » »

  1. Merci Alpha. Cette episode a été un gros de massue pour les militaires du CSKA par la suite. D’ailleurs, alors que le CSKA est ultra dominant en hockey, hand et basket, il le sera beaucoup moins en foot. Sûrement plus de lutte de pouvoir entre les différents dirigeants.

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    1. Yup, le CSKA devra attendre la fin des 60’s pour retrouver le top niveau mais n’atteindra plus jamais le niveau qui semblait être le leur a l’époque, les révolutions Maslov/Lobanovskiy entérinant la domination kiévienne.

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  2. Y avait quand même du beau monde à ces olympiades
    La Hongrie forcement mais les Soviétiques présentaient Beskov, Netto et Ilyn. Sans oublier Gomez Pagola dont j’ai parlé il y quelques mois.
    Boniperti et Bliard et Zitouni pour les Français.
    Et que dire des Yougoslaves. Vukacs, Bobek, Miti, Zebec, Boskov… entre autres.

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  3. Font froid dans le dos, ces communiqués..et c’était ingrat!

    Arkadyev, ce n’est pas que des titres à la pelle : des tout premiers Russes à adopter, mais en l’enrichissant pour ne pas dire révolutionnant, le WM..et il donne ce-faisant une respectabilité internationale à ce football.

    On lui prête aussi voire surtout d’avoir été l’un des, si pas le père, du football total : dézonages permanents de ses demis, inters, avants, extérieurs.. La paternité du 3-4-3 en losange, voire même du 4-3-3.. Et cependant, plutôt que de pouvoir goûter ces mérites : il dut plus probablement s’estimer surtout chanceux d’avoir échappé au goulag.

    Torpedo, Dinamo, CSKA…….. Moscou se dotait alors, à la marge, d’une identité propre ; il n’est peut-être pas déraisonnable d’en dire que, sous l’impulsion de 2-3 entraîneurs, ce fut alors un laboratoire de la modernité du jeu?

    Par contre j’ai lu des dizaines de fois que Michels était l’héritier d’Arkadyev, c’est des foutaises ça : sa source d' »inspiration » fut ailleurs.

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