Profession : masseur (1ère partie)

Autrefois, les équipes brésiliennes n’imaginaient pas poser devant les photographes sans leur massagista[1]. Une convention qui s’est perdue dans les années 1980, sans qu’on ne sache vraiment pourquoi. Pinte de Foot vous propose le portrait de quelques-uns d’entre eux, ceux à qui Pelé, Garrincha et tant d’autres ont confié leurs jambes et leurs états d’âme.

Montevideo, 14 juillet 1930. Sous un ciel gris, des bourrasques hivernales balaient les gradins généreusement garnis du Gran Parque Central. Avant qu’Anibal Tejada ne siffle le coup d’envoi, les joueurs de la Seleção se pressent les uns contre les autres pendant que les photographes immortalisent l’instant historique où le Brésil fait ses premiers pas en Coupe du monde. Sur le cliché, les plus aguerris reconnaissent les cracks cariocas[2], Fausto, Nilo, Preguinho, l’entraîneur Píndaro de Carvalho et ses adjoints. Accroupi à côté de l’ailier Teóphilo, protégé du froid par un pull à motif géométrique et couvert d’un béret blanc, se trouve Johnson, le masseur officiel de la Seleção. En posant avec les joueurs, il crée un usage que des générations d’équipes brésiliennes vont perpétuer durant un demi-siècle.

Johnson, le pionnier

Né Ovídio Dionísio, Johnson troque son nom aux accents antiques contre un patronyme quasi générique sur la foi d’une présumée ressemblance avec Jack Johnson, le premier boxeur noir champion du monde des poids lourds[3]. Fort-à-bras et homme de peine, il participe à l’édification des tribunes en ciment du stade das Laranjeiras, le fief de Fluminense. Dans les années 1910, il prend l’habitude d’assister aux matchs de Flu. Selon le récit nous étant parvenu, il intervient durant une rencontre pour protéger les joueurs des crachats d’un spectateur supportant l’équipe adverse. La star anglaise Henry Welfare lui en est reconnaissant, le prend en sympathie et lui obtient un emploi de subalterne, une sorte de factotum. Johnson pourrait se satisfaire de cette situation enviable au regard de ses origines mais il en veut plus. Après avoir observé Petersen, le masseur de Flu, il lui propose au culot ses services et apprend le métier à ses côtés. Club élitiste entretenant un racisme culturel, Fluminense accepte que ses joueurs, presqu’exclusivement blancs, confient leurs muscles et leurs articulations à un Noir.

Au milieu des années 1920, le déclin de Flu le conduit à Flamengo pour s’occuper dans un premier temps des athlètes puis progressivement des sportifs des autres sections, dont les footballeurs. Durant un quart de siècle, ses larges mains prennent soin des cracks rubro-negros, Domingos da Guia, Leônidas, Pirillo ou Zizinho.

Au chevet de Zizinho.

En 1930, Píndaro de Carvalho, ancien joueur de Flamengo désigné entraîneur de l’équipe nationale brésilienne, le sollicite pour embarquer sur le Conte Verde à destination de Montevideo pour la première Coupe du monde où il s’efforce de limiter les effets du froid sur des joueurs habitués au climat de Rio. Lors des éditions suivantes, en Italie et en France, la Seleção se déplace sans massagista[4]. Mais le 16 juillet 1950, sur les clichés qui précèdent le décisif Brésil-Uruguay, il est bien là, à gauche, immense à côté de Friaça. Tout à droite, accroupi près de Chico, se trouve son adjoint, Mário Américo. Ensemble, ils assistent au traumatisme du Maracanaço et au triomphe de leur homologue Ernesto Matucho Fígoli, le soigneur porte-bonheur de la Celeste depuis 1920.

Mário Américo, tri campeão

Johnson s’étant retiré, Mário Américo lui succède naturellement dans la hiérarchie des masseurs de la CBF à l’occasion de la Copa América 1953. Durant 25 ans et sept Coupes du monde, Mário Negrinho accompagne la Seleção partout où elle se produit.

Cireur de chaussures à huit ans, vendeur de rue, assistant mécano, boxeur entraîné par le père d’Éder Jofre – champion du monde des poids coqs dans les années 1960, incontestable membre du hall of fame de sa catégorie – le parcours de Mário emprunte des sentiers épineux. Une blessure lors d’un combat et une rencontre avec un médecin font naître en lui une vocation. Il enfile une blouse d’infirmier à Rio et force son destin en découvrant sur le tas des notions d’anatomie et de physiologie dont il fait bénéficier les joueurs de Madureira – dont Jair – avant que Vasco da Gama ne le sollicite au début des années 1940 pour participer à la grande épopée de l’Expresso da Vitória sur la période 1944 – 1953.

Entraîneur de ce Vasco et sélectionneur, Flávio Costa fait appel à lui en sélection dès 1949 pour épauler Johnson. Pendant la Coupe du monde 1950, chaque fois qu’il pénètre sur le terrain muni de sa sacoche en cuir, Mário Negrinho ressemble à un coursier acheminant les messages de l’état-major sur le champ de bataille, tel un pigeon voyageur. Il se trouve aux premières loges quand Alcides Ghiggia crucifie Barbosa et plonge le Brésil dans un désarroi dont il semble ne jamais devoir se remettre.

Il vit cet échec au plus profond de son être et quand se présente l’occasion de venger le Maracanaço durant la Copa América 1959, sa mémoire biologique – bien plus que son instinct – l’invite à châtier William Martínez et personne d’autre, celui-ci étant le dernier champion du monde 1950 encore sélectionné avec la Celeste[5]. Le passé de boxeur de Mário Negrinho resurgit régulièrement et déjà en 1952, lors d’une rixe entre joueurs de Vasco et Portuguesa, il frappe le président du club paulista. Plus tard, Djalma Santos, défenseur de Portuguesa, organise la réconciliation entre les deux hommes, rencontre conclue par le recrutement de Mário par le club de São Paulo. En 1953, après une défaite de la Seleção à Lima, il se frotte aux policiers péruviens en compagnie de Danilo et Djalma Santos. L’année suivante, il participe à la bagarre générale en conclusion de la Bataille de Berne où la pénombre des vestiaires anonymise pudiquement les gestes les plus dégueulasses que s’échangent Brésiliens et Hongrois.

O Rei entouré de Mário et Nocaute Jack.

Masseur, soigneur, apothicaire administrant des onguents à base de paraffine, d’arnica, de camphre et de plantes qu’il est le seul à connaître, oui, mais Mário est bien plus que cela : un ange-gardien, un confident, un psychologue, un précurseur, un dévot à la cause de ceux qu’il appelle en vieillissant « ses fils ». En 1970, physique arrondi de Tio Mário (Oncle Mário) ne se séparant jamais de son seau rouge, ses sacoches de cuir à la ceinture, il cimente le vestiaire et conquiert à sa manière un troisième sacre mondial[6]. A ses côtés se trouve déjà Nocaute Jack, son assistant et successeur après la Coupe du monde 1974.

Nocaute Jack, le dernier Mohican

Les lusophones se doutent que Nocaute Jack est un pseudonyme : nocaute se prononce knockout ! Abílio José da Silva pratique la boxe et le catch dans sa jeunesse et opte pour ce nom de scène bien plus vendeur que le générique Da Silva pour l’émission télévisée grand public à laquelle il participe en tant que catcheur.

A l’image de Mário Américo avant lui, quelques rudiments en matière d’anatomie et une formation d’infirmier suffisent à le désigner massagista de São Cristóvão, club carioca aux moyens dérisoires. Il change de dimension quand le Cruzeiro de Tostão et Dirceu Lopes s’assure ses services et quand Mário le choisit comme auxiliaire avant les Jeux olympiques de 1968. Bien moins illustre que son prédécesseur, sa longévité n’a pourtant rien à lui envier et s’échelonne sur un quart de siècle et sept Coupes du monde.

Avec Cruzeiro

Très aimé des joueurs, il noue des relations privilégiées avec certains d’entre eux, notamment Gérson, fumeur invétéré à qui il fournit les allumettes à chaque mi-temps, ou Branco. Face aux Pays-Bas, le latéral inscrit d’une frappe monumentale le but victorieux en quart de finale de la World cup 1994 et se précipite dans les bras de Nocaute. En finale, quand Baggio expédie son tir au but dans le ciel de Los Angeles et offre le titre au Brésil, les caméras immortalisent Nocaute Jack fou de joie, improvisant une roulade au mépris de ses 71 ans. Et dans la lignée de Mário, il n’hésite pas à protéger les siens, comme en 1976, lors d’une rencontre houleuse contre la Celeste au cours de laquelle il balance un coup de pied à Colacho Ramirez pour protéger Rivelino d’une agression programmée.

Le public s’habitue à voir ce soigneur moustachu détenteur du fanion du match aux côtés des titulaires, expression d’un statut privilégié auquel aucun autre membre du staff de la Seleção ne peut prétendre. Cela dure jusqu’à la Coupe du monde 1982 où il semble faire corps avec Sócrates, un autre fumeur. A partir du Mundial mexicain, en 1986, le protocole d’avant-match évolue et Nocaute Jack disparaît des photos immortalisant les onze brésiliens. En invisibilisant les massagistas lors des rencontres internationales, les dirigeants du football accélèrent le formatage de leur sport et mettent fin à une tradition brésilienne lancée en 1930 par Johnson.


[1] Il semble bien que ce soit Ernesto Fígoli qui inaugure cet usage avec l’Uruguay dès les années 1920.

[2] L’Associação Paulista de Esportes Atléticos refuse de mettre à disposition des joueurs de São Paulo en raison d’un différend avec la Confederação Brasileira de Desportos chargée de sélectionner les joueurs et le staff.

[3] Champion du monde des poids lourds de 1908 à 1915.

[4] Durant la Coupe du monde 1938, l’Argentin Carlos Volante, joueur du CA Paris, propose ses services à la Seleção en tant que masseur. Il joue par la suite à Flamengo où son nom entre dans le langage courant pour désigner un milieu de terrain récupérateur.

[5] Brésil – Uruguay 1959 en Copa América au Monumental de Buenos Aires se transforme en rixe sous l’impulsion d’Almir, génie maléfique de la Seleção.

[6] En 1958, il s’empare du ballon dès la fin du match et court dans les vestiaires poursuivis par des policiers suédois. Il réitère l’opération en 1962.

13 réflexions sur « Profession : masseur (1ère partie) »

    1. Oui, il y a des hiérarchies et le jeune finit par succéder au vieux briscard avec une sensation de continuité.
      À propos de Mário, il existe une légende (?) selon laquelle il aurait joué un rôle dans l’éviction de João Saldanha en 1970. Saldanha n’avait pas beaucoup d’égards pour ses stars et n’était pas très apprécié d’eux, notamment de Pelé. On disait d’ailleurs des joueurs qu’ils étaient « les bêtes de Saldanha ». Mário tenait un rôle modérateur entre le staff et les joueurs. On dit également qu’il était le mouchard de la dictature, le communiste Saldanha n’ayant pas les faveurs d’un pouvoir interventionniste qui finit par l’évincer quelques semaines avant la CM 1970.

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      1. Ahah
        Non le cursus classique, heureusement.
        J’aurais sûrement pas pu bosser après.

        Ça vaut le coup de gagner les pronos!

        Ils donnent leurs recettes secrètes de baumes, huiles et crèmes en tous genres?

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      1. C’était vraiment un beau boxeur, ayant confirmé en pro après les JO de 88 où il avait été médaillé. Il avait tout : belle gueule, du style, du punch. Il aurait dû être une bien plus grande star.

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      2. Boudouani est le plus beau boxeur français que j’ai vu. Une classe à part. Sa victoire la plus prestigieuse face à Terry Norris est entachée par l’état physique et psychologique de l’Américain. Malade et plus véritablement sur cette terre.

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      3. Ah ouais j en suis pas là alors professionnellement même si j ai bonne presse auprès des mamies du quartier ahah.

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  1. Je m’estimais trop fatigué pour commenter..mais je craque!

    Te renvoyer donc le compliment : c’est hautement original, élargit le spectre-football.. ==> Parfait!, puisse l’auteur enrichir encore nos esprits de la sorte!

    Et je repasserai, je tiens d’abord à relire à mon aise, mais : tous noirs??

    Kiné, c’est pas rien.. Le pourtant très scientiste Ajax a dû attendre fin 60’s pour s’y mettre vraiment, et encore : ça restait très artisanal, débrouille..

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