Pérou 1939 : Teodoro Fernández, le sacre d’ « Inti Lolo »

C’est parti pour la Copa América 2024. Tout du long, P2F vous offre une série d’articles sur l’histoire de la compétition et le football d’Abya Yala. 8 épisodes pour les 8 pays vainqueurs sur 8 décennies différentes. Ce soir, le Pérou débute son tournoi en affrontant le Chili dans le Clásico del Pacífico. Dans ce premier épisode, on revient sur le premier sacre de la Blanquirroja et du légendaire Teodoro Fernández.


En 1939 le Pérou remporte son premier Campeonato Sudamericano, et conclu d’une belle manière une riche décennie pour son football. Celui-ci s’est développé et s’est popularisé à grande vitesse au pays des Incas dans les années 1920 et 1930. Dans son sillage, l’avènement et la consécration de son nouvel empereur : Teodoro Fernández, dit « Lolo ».

Les années 1920 sont des années de bouillonnements politique et culturel dans toute l’Amérique du Sud. Un certain tournant s’opère, dans une sorte d’éloignement au « Vieux Continent » qui voit la transformation des sociétés latino-américaines. Le Pérou n’y échappe pas… et le football accompagne ce changement d’époque. Lima, métropole en route sur le chemin de la « modernité », d’où on y vient de tous le pays désormais, devient le creuset de rencontres, d’espoirs, de révoltes. Quelques années avant, le football est arrivé du port de Callao, adossé à la cité limeña, et comme partout, d’abord d’inspiration britannique. Néanmoins, une évidence apparaît : le football doit se créoliser, être à l’image des métissages culturels du pays: le lieu de rencontre de la costa, de la sierra et de la selva1. A cette heure, sur le continent, la domination est celle du Río de la Plata. L’espace ando-amazonien est en retrait, tout comme la côte Pacifique. Fini le style britannique, fait de jeu direct et de combativité et d’honneur, il faut regarder du côté des frères rioplatenses, la technique, l’inspiration et la créativité, non sans un brin de malice à ajouter.

Teodoro Fernández naît dans la province de Cañete à une bonne centaine de kilomètres de la capitale, une terre d’haciendas et de plantations de canne à sucre, là où les esclaves africains sont jadis arrivés en nombre conséquent. Il commence à jouer au football avec ses frères et se prend de passion pour le ballon. Mais le football n’est pas encore une option de carrière et de respectabilité sociale. Lorsqu’il est adolescent, le Pérou accueille pour la première fois l’organisation du Sudamericano en 1927. Un évènement sportif de cette ampleur n’avait jamais eu lieu au pays. Pour cette occasion, le Pérou construit un grand stade de vingt mille places, qui deviendra l’actuel Estadio Nacional. La blanquirroja est impuissante face aux deux géants, Argentine et Uruguay, venus réciter leur maestria. Mais elle arrache une victoire contre son voisin andin, la Bolivie, pour sauver l’honneur.

Pour « Teo », c’est en partant étudier à Lima qu’il peut continuer à jouer au football. La métropole est alors en pleine expansion et effervescence. Il peut compter sur son frère aîné Arturo qui est un défenseur central réputé parmi les clubs de Lima. Teodoro rejoint le Club Universitario de Deportes, futur grand club du pays, mais qui pour l’instant, ne se dénomme pas encore comme ça. C’est grâce à l’entremise de son frère aîné qui y est transféré et qui obtient que ces deux autres frères footballeurs le rejoigne, dont Teodoro. On est en 1930. Le Pérou est sur le point de surgir pour de bon sur la scène internationale dans la décennie qui débute. D’abord, le pays participe à la première Coupe du monde sur le sol uruguayen qui se solde par deux défaites: 3-1 face à la Roumanie et un 1-0 contre le pays hôte. Mais la sélection péruvienne, bien qu’inexpérimentée, séduit les observateurs par son niveau technique. Le Pérou possède des qualités intrinsèques qu’on remarque et le pays andin s’érige comme un nouveau concurrent sérieux pour les nations du cône Sud qui faisait main basse sur le football sudaca. Et c’est en Teodoro Fernández que va s’exprimer cette ascension.

Après une saison en équipe réserve, il débute avec son club. Très vite, il se met en évidence : ses buts et ses frappes puissantes attirent l’attention, ses faits sont discutés dans les cafés et les journaux. On se presse au stade pour voir ça. Fernández acquiert son surnom mérité : el Cañonero, le canonnier. Tout naturellement, il est très vite en haut du classement des buteurs et sera sacré sept fois meilleur buteur du championnat péruvien2. Au total, il deviendra le meilleur buteur de l’histoire des Merengues, avec 345 buts en 397 matchs (161 en parties officielles, 184 en amicaux). Son ascension fulgurante se poursuit. En 1933, Lolo Fernández prend part à une aventure pour le moins étonnante. En effet, une équipe composée de Chiliens et de Péruviens, frères ennemis depuis la guerre du Pacifique (1879-1884), qui prend le nom de « Combinado del Pacífico », est montée pour aller faire une tournée en Europe. L’équipe est composée majoritairement de péruviens d’Universitario (avec des renforts de l’Alianza Lima et de l’Atlético Chalaco) et de chiliens tous issus de Colo-Colo. De septembre 1933 à janvier 1934, ce onze binational dispute 39 matchs pour 13 victoires, 13 nuls et 13 défaites3. Durant cinq mois, l’équipe du Pacifique sillonne l’Europe: Irlande, Ecosse, Angleterre, Espagne, Allemagne, France, Tchécoslovaquie.

Lolo avec le maillot de la U

Mais celui dont on parle le plus à ce moment-là chez les Péruviens est Alejandro Villanueva, la star et buteur de l’Alianza Lima. Ce dernier est considéré comme le précurseur du football criollo péruvien et l’un de ses plus grands joueurs, le père de tous. L’attaquant, un grand dadais zambo4, est issu d’un quartier populaire et pauvre de Lima. La particularité de Villanueva est qu’il s’éloignait des conceptions schématiques à son poste d’avant-centre, déconstruisant le style britannique du poste. Villanueva, malgré son physique, ne campe pas dans la surface en attendant la balle. Il redescend, va chercher le ballon, et couvre une plus grande partie du terrain, il n’est pas qu’un pivot et buteur aux abords et dans la surface de réparation. Grâce à sa technique, il se permet même de mener le jeu, d’alimenter ses ailiers en ballons. En un mot, Villanueva fait étalage du style sudaméricain qui déferle sur l’Europe à l’occasion des tournées et compétitions internationales qui se mettent en place peu à peu. « Manguera » comme on le surnomme, donne une identité péruvienne au football, un style de jeu fait d’habileté, de maîtrise technique, d’espièglerie qui dépasse le jeu basique fait de passes longues, de centres… Reproduire ce qui se faisait chez les Uruguayens et Argentins, la maîtrise du ballon, les déplacements, les combinaisons et jeu en triangle, les gestes techniques (petit pont, lob, balle piquée, contrôles aérien). Le jeu du combinado était compliqué à cerner et certains observateurs étaient interloqués par la technique des sudaméricains. Teodoro Fernández n’est encore qu’une promesse, mais déjà il avait tout d’un grand au pays. Inconnu en Europe, il impressionne à seulement 20 ans. Il enchaîne les buts : plus de la moitié de son équipe de tournée: 27 des 48 buts. Son passage en Europe ne fait que confirmer les attentes qui pèsent déjà sur lui au pays et il se fait un nom dans le football international.

De retour d’Europe, le Pérou et Fernández poursuivent leur progression. La sélection nationale termine troisième de la Copa América 1935, une nouvelle fois organisée au pays. Toujours derrière l’Argentine et l’Uruguay qui dominent, mais emmené par son duo Villanueva-Fernández l’écart se réduit quelque peu. Puis profitant des forfaits des deux nations rioplatenses, le Pérou se voit représenter l’Amérique du Sud aux Jeux Olympiques de 1936 à Berlin. Fernández inscrit un quintuplé face à la Finlande au premier tour, avant le scandale du match face à l’Autriche. Mené 0-2 le Pérou revient au score dans le dernier quart d’heure, puis prend le dessus dans les prolongations grâce à ses buteurs Villanueva et Fernández qui inscrivent les troisième et quatrième buts dans les dernières minutes pour une victoire 4-2. La rencontre va se retrouver au cœur d’un scandale sportif où s’immisce la politique déjà bien pesante sur ces Jeux. Le match se jouait devant le chancelier allemand venu voir son pays natal, qui gouta très peu à l’humiliation. Coup de théâtre, l’Autriche demande l’annulation de la rencontre et obtient gain de cause, on ne sait pour quelles raisons, si ce n’est politique. La FIFA et le CIO en ont décidé ainsi, le sport ne sera toujours que secondaire pour ces instances internationales. La sélection péruvienne, déjà échaudée par le déroulé du match émaillé de décisions arbitrales multiples en leur défaveur, car d’après eux l’’arbitre aurait tout tenté pour sauvé les Autrichiens, se retire logiquement du tournoi, gardant sa dignité et refusant de jouer un match d’appui. Ce fait aura des répercussions sur la Coupe du monde suivante, puisque entre autres raisons, Argentins et Uruguayens, par solidarité latinoaméricaine retrouvée, et scandalisés par ce traitement, préfèrent, comme la majorité des sélections de la CONMEBOL, délaisser la compétition et sa mainmise européenne qui les méprise.

Si en Europe la décennie se termine vers des heures sombres, l’Amérique Latine, connaît des heures plus ensoleillées, même si les situations nationales ne sont pas plus reluisantes. Le Pérou est sous l’autoritarisme militaire toute la décennie. Malgré tout, la Copa América 1939 pointe le bout de son nez à nouveau du côté de Lima en ce début d’année 1939. Soubresauts de la compétition, qui a longtemps était irrégulière dans son organisation, l’Argentine et le Brésil déclinent le tournoi continental. L’organisation de la Copa Roca qui met aux prises les deux pays passent économiquement devant pour les deux fédérations (bien que le Pérou proposa de couvrir une grande partie de leurs frais). Tant pis, l’estadio Nacional est prêt en ce début d’année, la grisonnante Lima retrouvant ses couleurs comme toujours le temps de l’été, pour accueillir la compétition. Le Pérou se présente dans une forme optimale et peut compter sur un entraîneur expérimenté : l’Anglais Jack Greenwell, qui a été nommé à ce poste il y a un an, occupant aussi le poste d’entraîneur à la U. Ce dernier a fui Barcelone et la guerre civile espagnole pour se réfugier en Amérique du Sud. Le Pérou est tout heureux de le voir atterrir sur la côte Pacifique.

Le Pérou enchaîne les victoires contre l’Equateur, le Chili et le Paraguay à l’instar de la Celeste. L’ultime confrontation entre les deux favoris invaincus constitue logiquement la finale du tournoi. 40 000 spectateurs sont entassés en ce 12 février 1939 à l’estadio Nacional de Lima plein à craquer. Gonflé à bloc, la Blanquirroja mène rapidement deux à zéro contre l’Uruguay, grâce à des buts de Alcade et Bielich. Même si le Pérou souffre, Porta réduit le score pour l’Uruguay, il s’impose à domicile pour décrocher sa première Copa América. Un triomphe qui vient couronner une évolution formidable et une génération talentueuse. La victoire est source de fierté nationale, brandit comme une réussite nationale et fêtée comme une union des Péruviens. La récupération politique n’y échappe pas, le football devint aussi à cette époque symbole des Nations en quête de nouveaux marqueurs d’identité commune et de héros modernes. Fernández grand artisan de la victoire, meilleur joueur du Pérou et du tournoi, finit meilleur buteur de la compétition avec sept buts.

Sélection nationale du Pérou, 1939

Cette victoire fait de lui une figure mythique du football péruvien, il est mis sur un piédestal. D’autant qu’il est considéré comme le plus grand joueur du Club Universitario, avec lequel il a enchaîné les records nationaux et joué jusqu’au début des années 1950, c’est à dire l’un des deux grands clubs du pays avec l’Alianza Lima. Le club crema a donné son nom à son ancien stade et une statue trône devant l’actuel Monumental. Lolo préférant être panthéonisé à la U que gagner de l’argent ailleurs, jurant fidélité pour son club de toujours, malgré de sollicitations et plusieurs propositions de contrats alléchants des Argentins du Racing ou de San Lorenzo, de Peñarol en Uruguay ou Colo-Colo au Chili, même jusqu’en Europe. De même avec le maillot péruvien, il est entré dan la légende, auteur de 15 buts (troisième meilleur buteur de l’histoire de la compétition continentale) en 24 matchs en Copa América (et un total de 24 buts en 32 sélections). Ce n’est qu’en 1975 qu’une seconde génération dorée obtiendra un second trophée avec Teófilo Cubillas en figure de proue et digne successeur du mythique Lolo Fernández.


  1. La côte pacifique, les montagnes andines et la jungle amazonienne, soit les trois grandes régions géographiques péruviennes
  2. En 1932, 1933, 1934, 1939, 1940, 1942 et 1945
  3. Ce bilan ne fait pas l’unanimité, d’autres sources évoquent un nombre de matchs et des résultats différents, ici on retient celui qui est le plus admis
  4. Personne d’origine noire et indigène

12 réflexions sur « Pérou 1939 : Teodoro Fernández, le sacre d’ « Inti Lolo » »

  1. La Copa 39 souffre en effet de l’absence des géants argentins et brésiliens (on se souvient de leur mano a mano en 1937) mais la victoire contre l’Uruguay suffit à crédibiliser ce titre. Oh, ce n’est plus la grande Celeste mais il y a encore quelques beaux joueurs, notamment Anibal Ciocca (vainqueur de la Copa 1935), Roberto Porta de retour d’Italie (où il a joué pour la Nazionale), réputé pour son intelligence de jeu. Les frères Varela sont là même si Obdulio est encore remplaçant, son heure de gloire viendra.

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    1. Oui, après le Pérou dans les années 1930 est vraiment une bonne équipe.
      Dans l’équipe le frère de Teo, Arturo Fernández, est sacré lui aussi. Il est considéré comme l’un des meilleurs défenseurs de cette décennie, dans l’ombre des géants, ne pas oublier qu’il y avait aussi de vrais talents dans les autres pays sudaméricains. Comme le talentueux Jorge Alcalde qui sera recruté, dans la foulée, par River Plate et qui y jouera quelques saisons dans une équipe 5 étoiles.

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  2. A propos du match entre l’Autriche et le Pérou, une version précise que l’annulation du résultat est due à l’agressivité du public péruvien (chauffé par un arbitrage partial) et d’envahissements de terrain au cours desquels des Autrichiens auraient été frappés. Bobby doit avoir des éléments là-dessus !

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    1. Ah ! ce Pérou-Autriche 1936, premier « lieu de mémoire » du football péruvien. Les Péruviens étaient les seuls Sud-Américains présents lors du tournoi de football de Berlin. Ils y firent forte impression. Lors du match contre l’Autriche, donc, le terrain fut envahi (ce qui n’avait rien de vraiment exceptionnel, à l’époque) par des supporteurs sud-américains. Selon la presse européenne, des joueurs autrichiens furent malmenés, insultés, frappés. La rencontre reprit et les Péruviens l’emportèrent.

      Les Autrichiens saisirent alors le jury d’appel de la FIFA, qui ordonna de rejouer le match. Mais ce jury était composé exclusivement d’Européens. Les Péruviens crièrent à l’injustice. Soutenus par leurs dirigeants sportifs et politiques (au premier chef, le président Benavides lui-même), ils quittèrent l’Allemagne en signe de protestation. L’Autriche fut donc qualifiée et alla jusqu’en finale du tournoi.

      L’affaire n’en resta pas là, puisqu’elle fut portée devant la FIFA. Les discussions furent vives et tendues, les Sud-Américains (les Uruguayens en tête) étant solidaires des Péruviens. Ils menacèrent de quitter en masse la FIFA. Cette affaire participa encore à éloigner les Sud-Américains de la FIFA. Elle fut largement montée en épingle au Pérou, devenant un véritable « lieu de mémoire » : le petit pays injustement frustré de sa victoire par les puissants.

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  3. Jusqu’en 1982, en gros, le Pérou était peut-être la quatrième force du continent. Avant une longue éclipse…
    Par contre, on peut remarquer une réelle embellie depuis 15 ans. Un place de finaliste, 2 bronzes, une 4ème place sur les 5 dernières Copas, c’est très bon.

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      1. Sur le continent, tu as certainement raison. Mais le Perou a réalisé plus de chose que le Paraguay au Mondial jusqu’en 1982.

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