Niños de Rusia II – Valeri Kharlamov

Petite serie suivant les pas des Niños de Rusia et de leurs descendants, ces enfants espagnols envoyés en URSS pour échapper à la Guerre Civile

Le texte présenté aujourd’hui est l’œuvre de Marc Branchu, spécialiste de l’histoire du hockey sur glace sur le site passionhockey.com. Nous le remercions chaleureusement pour ce prêt !

Le gardien Vladislav Tretiak rendit ainsi hommage à Valeri Kharlamov : « Il pouvait pratiquement tout faire ; un jeu habile, une passe astucieuse, un tir précis. Et tout ce qu’il faisait paraissait si facile, si élégant. Son exécution du hockey était esthétique. Il a stupéfié des millions de gens. Kharlamov et son talent unique appartiennent au monde dont il faisait partie ; à tous les amoureux du hockey. » Bobby Hull déclara de Kharlamov qu’il était le meilleur joueur contre qui il avait jamais joué au cours de sa carrière. Plus qu’un grand joueur, c’est un véritable mythe du hockey russe et international.

Ce sont malheureusement souvent les fins tragiques qui confèrent à certaines personnalités déjà populaires de leur vivant le statut de légende. Ce n’est pas un hasard si c’est ce mot qui a été utilisé dans le titre du film Legenda n°17, sorti en salles plus de trente ans après le décès de Valeri Kharlamov, et qui a transmis aux jeunes générations russes la mémoire de cette icône du hockey soviétique. Les auteurs de ce film ont beaucoup utilisé les conseils de son fils (qui n’avait que six ans à la mort de son père), gardien sourcilleux de ses droits d’image, mais moins de ceux de ses coéquipiers. Le sport collectif par excellence qu’est le hockey russe est éclipsé par un scénario centré sur une individualité mythifiée. On est donc loin du documentaire dans cette biographie romancée.

Le film n’a évidemment pas manqué de faire référence aux origines espagnoles de Kharlamov, cette touche latine si originale qui est toujours citée quand il s’agit d’expliquer ce qui distinguait ce joueur si différent. Il utilise pour cela le cliché espagnol du taureau, dont l’enfant Valeri est protégé par son grand-père, dans une scène située à Pampelune pendant les fêtes de San Fermín. En fait, il n’a jamais mis les pieds à Pampelune ou en Navarre, mais a bien passé une année de son enfance au Pays basque, à Bilbao. La réalité a largement été tordue pour les besoins du cinéma, et pourtant la biographie de Kharlamov n’avait pas forcément besoin de tels enjolivements. La vérité tient déjà de la légende, à commencer par son histoire familiale…

Les réfugiés espagnols de Moscou

La présence d’immigrés basques à Moscou trouve son origine dans la guerre civile espagnole. L’attaque par les forces franquistes de la Biscaye, aux mains du gouvernement nationaliste basque allié à la République, en a été un épisode important tant sur le plan stratégique – car la prise de l’industrie lourde laissera les Républicains en infériorité de moyens après la perte du front nord – que sur le plan moral. Le bombardement de Guernica (ville à 30 kilomètres de Bilbao), dans lequel l’aviation nazie testera ses armes sur des populations civiles, deviendra le symbole mondialement connu du conflit lorsqu’il sera immortalisé par Pablo Picasso.

La famille maternelle de Valeri Kharlamov était riche avant que la guerre n’éclate. Même s’il se prénommait Benito, le grand-père n’était pas fasciste pour autant, il se battait du côté républicain. Lorsque son épouse fut mise en prison, leur fille Begonia se retrouvait seule. Elle fut évacuée de la zone de guerre, comme 3000 autres enfants (et seulement mille adultes), vers l’Union soviétique. Ils deviendront des oubliés de l’histoire… À 12 ans, Begonia passe son adolescence dans un orphelinat d’Odessa, elle y apprendra le russe même si elle ne maîtrisera jamais les déclinaisons. Pendant la Seconde Guerre mondiale, face à l’avancée des troupes nazies, l’histoire se répète : ces enfants sont évacués par bateau loin du front, le long de la Volga cette fois, vers Saratov. Deux des trois embarcations sont coulées par les bombardiers nazis, et Begonia est dans la troisième, mais les journaux espagnols annoncent que tous les enfants sont morts. Ses parents croient donc qu’ils ont perdu leur fille unique.

Aucune nouvelle ne filtre en effet entre Espagne franquiste et URSS communiste sur le sort de ces réfugiés. Après la guerre, la doctrine de Staline est que ces enfants lui ont été confiés par la République espagnole et qu’il ne les rendra qu’à la République. Lorsque le dictateur meurt en 1953, la Croix Rouge parvient à jouer les intermédiaires et négocie pour que ces Espagnols devenus adultes puissent rentrer chez eux s’ils le souhaitent et choisir leur pays de résidence. Mais Begonia n’est plus seule. Elle a rencontré un beau blond frisé, Boris Kharlamov, un vrai coup de foudre dans un décor tout soviétique : une soirée dansante au Club de l’Étoile Rouge, dans l’usine où ils travaillent tous les deux ! Boris fréquente la communauté espagnole moscovite, assez soudée, et demande à son ami Manolo qui est cette fille aux côtés de sa sœur Carmen…

Retour au Pays basque

L’amour qui naît ce soir-là devra vaincre bien des obstacles administratifs. Begonia n’a pas la nationalité soviétique (et ne l’aura que des décennies plus tard), elle n’a qu’un permis de résidence renouvelable tous les six mois. La naissance du bébé Valeri Kharlamov, le 14 janvier 1948, accélère les choses : elle vient d’ailleurs plus vite que prévu, dans l’ambulance qui la conduit à l’hôpital. Vingt jours plus tard, un télégramme gouvernemental autorise le couple mixte à enregistrer son enfant et son mariage. Mais cette union ne transcende pas encore les frontières politiques, même après la déstalinisation. Les Espagnols peuvent rentrer au pays avec leurs épouses russes, mais les hommes soviétiques ne sont pas autorisés à accompagner leurs femmes. En 1956, dans le port d’Odessa, Boris Kharlamov fait donc ses adieux à Begonia et à ses deux enfants adorés, Valeri et Tatiana, qui prennent officiellement le chemin de l’émigration définitive. Mais les époux ne veulent pas se séparer et ont décidé d’une phrase codée qui pourra être intégrée dans leur correspondance pour déjouer la surveillance des yeux inquisiteurs des deux régimes dictatoriaux : sitôt que Begonia écrira l’expression convenue, Boris devra entreprendre les démarches pour permettre un retour.

Benito avait perdu de vue une fille de 12 ans, il découvre une jeune femme et accueille dans sa famille un petit-fils de huit ans et une petite-fille à peine plus jeune. Cette année-là, la neige tombe sur Bilbao, et l’évènement est si rare que les deux enfants russes apprennent à leurs compagnons espagnols médusés à faire des batailles de boule de neige. Mais ce sera le seul « sport d’hiver » pratiqué par Valeri durant cette année au Pays basque. Il joue en revanche au football avec le voisin du dessus, Xavi, gardien à l’Athletic Bilbao. Mais les immigrés suscitent des réactions très variables. De la convoitise, par exemple, comme la fois où Tatiana – seul enfant blond à la ronde – est enlevée par des gitans du quartier de La Peña avant que son frère ne prévienne la famille. De la gentillesse, parfois, quand on leur offre des bonbons, mais aussi de l’hostilité. Valeri la provoque car il ne croit pas en Dieu. Non seulement il ne suit pas sa mère et sa sœur à l’église, mais il refuse aussi de faire les trois prières quotidiennes à l’école. Dans l’Espagne franquiste et catholique, cela lui vaut d’être battu à coups de règle sur la pointe des doigts par son instituteur. En rentrant à la maison, Valeri explique à sa mère qu’il ne veut plus retourner à l’école car il s’est fait battre. Elle fera un tel scandale que son fils sera dispensé des prières… Citoyen modèle soviétique ou esprit rebelle ? En fait, Valeri exprime surtout à cet âge une vocation artistique. Les Basques adorent le voir danser pendant que son grand-père chante dans les tavernes en s’accompagnant de sa guitare.

Bien plus que pour ses enfants, la vie est surtout difficile pour Begonia dans son pays natal. Elle subit des insultes dans la rue. On lui demande où est sa queue, sous-entendant qu’elle est rouge donc diabolique. Elle sait que la police la surveille. Quand on essaie de l’obliger à tenir des propos anti-soviétiques dans une émission de radio, elle se refuse à devenir l’otage de la propagande. Elle veut garder sa liberté, et protéger son couple. Elle demande donc à rentrer. Valeri entend son grand-père évoquer un voyage avec ses petits-enfants dans un autre village qui aurait pour véritable objectif de le soustraire à Begonia afin qu’elle rentre seule en URSS. Craignant de perdre ses enfants, la mère se met à dormir avec eux alors qu’ils avaient une chambre séparée. Papy Benito, qui ne veut pas non plus être séparé de ses petits-enfants, ne les reverra plus jamais, pas plus que sa fille, car il mourra peu après.

Un enfant fragile et paralysé

La famille repart donc, avec un mois d’escale à Paris, consulat soviétique le plus proche puisqu’il n’y a pas de relation diplomatique entre l’Espagne franquiste et l’URSS. Elle quitte la belle maison de Bilbao avec ses sept chambres pour retrouver un « kommunalka », ces appartements partagés soviétiques pour 25 personnes (dont des voisins également Espagnols). Valeri et Tatiana doivent dormir dans le même lit jusqu’à l’âge de 12 ans. Mais ces inconvénients matériels sont compensés par l’enthousiasme du père – un homme avenant qui voit toujours les choses du bon côté – qui manquait trop à sa famille lors de son année basque. Leur bol d’air, les enfants le trouvent dans la datcha de leurs grands-parents paternels, dans la proche banlieue moscovite de Solomennaïa Storozhka. C’est là que les enfants sont déposés la journée pendant que les parents travaillent à l’usine. Le grand-père Sergei est lui aussi un survivant de la guerre, il en a gardé une balle dans ses poumons, impossible à extraire car trop proche du cœur. Valeri et Tatiana apprennent à patiner avec leurs grands-parents, et cela deviendra une occupation très régulière.

Valeri Kharlamov reste néanmoins de constitution fragile. Les bébés de l’après-guerre étaient souvent chétifs à cause des privations, et il ne pesait que 2,6 kg à la naissance. Il a été hospitalisé à un an et les médecins avait dit à sa mère de se préparer au pire. Il souffrait régulièrement d’angines. Au printemps 1961, alors qu’il a 13 ans, il est encore victime d’un mal de gorge qui a de sérieuses complications. Les rhumatismes paralysent son bras droit et sa jambe gauche pendant un mois. Sa mère contacte la Croix-Rouge pour trouver un sanatorium et un traitement. Malgré la gentillesse des voisins, prévenants envers le jeune malade, vivre dans le bruit et la promiscuité du kommunalka n’est vraiment pas bon pour sa santé. La famille finit par obtenir un appartement séparé.

Même s’il est remis sur pied, rien ne laisse imaginer alors que le talent de Valeri Kharlamov s’épanouir dans le sport. Il s’exprime alors plus par le dessin, dans lequel il se montre très doué. Les médecins lui interdisent toute activité sportive, c’est même inscrit dans son dossier médical lorsqu’il part l’été suivant au camp de pionniers, et cela frustre beaucoup l’adolescent qui ne tient plus en place. La passion des sports collectifs est la plus forte. Un an plus tard, lorsque Valeri se présente avec ses amis pour essayer d’intégrer la prestigieuse école du CSKA Moscou, il est le seul à être retenu. Dans les rangs du plus prestigieux des clubs russes, il joue au hockey sur glace l’hiver et au football l’été.

De la troisième division à l’équipe nationale en un an

Parmi les légendes du plus grand club soviétique, Kharlamov est donc l’un des rares à avoir été intégralement formés dans son école de hockey. Rien n’indique pourtant que ce petit adolescent à la démarche encore un rien claudicante deviendra le meilleur de tous. Le joueur considéré comme le plus talentueux de la génération 1948 est Aleksandr Smolin, qui sera le premier à être intégré en équipe première du CSKA. Smolin aura pourtant une carrière anonyme, jugé par ses adversaires comme facile à perturber avec des petits coups discrets dans les duels, au contraire d’un Kharlamov qui ne semble avoir peur de rien. C’est cinq ans après son entrée au CSKA, au championnat d’URSS junior 1967 à Minsk, que l’on commence à remarquer ce jeune joueur. Au début du match décisif contre le Sibir, l’équipe de l’armée rouge semble à la peine et n’arrive pas à marquer. Soudain, Kharlamov, excentré près de la bande dans un angle fermé, voit que le gardien est collé à son poteau et trouve la lucarne opposée. Peu après, alors que le gardien a corrigé sa position, l’ailier tire cette fois dans la lucarne proche. Après cette prestation, Valeri se convainc qu’il peut faire carrière dans le hockey.

Il espère donc faire son trou en équipe première pour la saison 1967/68. La déception n’en sera que plus rude. L’entraîneur Valeri Tarasov décide d’envoyer deux joueurs au Zvezda (« étoile ») de Cherbakul, un club militaire de troisième division. Le défenseur Aleksandr Gusev accueille la nouvelle de manière impassible, à son habitude, mais Valeri Kharlamov ne peut se retenir de pleurer. Des larmes dans le vestiaire du CSKA ! À Cherbakul, petite ville de l’Oural où l’on joue en plein air par des températures pouvant descendre jusqu’à -35°C, l’enfant du Pays basque semble promis à un oubli gelé. Il n’ose même pas dire la vérité à sa mère, en lui expliquant que c’est juste pour un mois. Elle part en effet le jour même pour l’Espagne, ayant repris ses allers-retours dans la famille. Quand elle rentre pour le Nouvel An, elle est choquée de ne pas voir son fils. Il a été assigné dans ce club perdu pour un an et demi, la durée résiduelle de son service militaire. Mais son entraîneur au Zvezda, Vladimir Alfer, est épaté par le joueur qu’on lui a envoyé. Il appelle Boris Kulagin, l’entraîneur-adjoint du CSKA, et le persuade de venir observer son poulain lors d’un match à Kalinin, dans la région de Moscou. Kulagin est convaincu et rappelle Kharlamov qui finit le championnat au CSKA.

Kharlamov n’a d’abord qu’un rôle mineur, mais très vite une chance se présente lorsque le double champion olympique et sextuple champion du monde Veniamin Aleksandrov se casse la cheville. Le nouveau venu le remplace sur la ligne de Vladimir Petrov et Boris Mikhaïlov, et ceux-ci sont moins intimidés aux côtés de ce joueur un peu plus jeune qu’eux qu’avec le prestigieux vétéran. Ce changement poussera vers la retraite Aleksandrov, dernier survivant de sa génération, mais fera naître un trio d’exception, qui parait vite compatible aussi bien dans le jeu que sur le plan psychologique. La ligne Kharlamov-Petrov-Mikhaïlov intègre presque aussitôt l’équipe nationale et ne la quittera plus.

Les blessures d’un fils, la douleur d’une mère

Cette première année du trio magique est déjà impressionnante offensivement, mais elle n’est pas triomphale. Le CSKA perd son titre face au Spartak, et l’Union soviétique, qui domine sans partage le hockey mondial depuis six ans, passe elle aussi tout près de la chute, victime de Tchécoslovaques sur-motivés qui portent en eux la révolte de tout un peuple après la répression du Printemps de Prague. Valeri Kharlamov perd le palet dans sa zone sur le but-clé de Josef Horesovsky en troisième période. De nouveau, Kharlamov pleure dans le vestiaire, par culpabilité cette fois. Ses sanglots tranchent dans le silence de mort. L’entraîneur national Arkady Chernyshev met les mains sur ses épaules et lui dit : « Tu sais, si tu prends chaque échec autant à cœur, tu ne pourras pas tenir longtemps. Et l’équipe nationale a vraiment besoin de toi. » Ces mots résonneront longtemps en Kharlamov. Deux jours plus tard, la Tchécoslovaquie perd contre la Suède et l’URSS bat le Canada pour récupérer in extremis la médaille d’or.

Si les larmes de Kharlamov trahissent parfois ses émotions, il a tendance à la garder en lui pour ne pas embarrasser ses proches. Il tient en cela de son père. Tout le contraire de sa mère au tempérament latin : Begonia vit tout ce qui arrive à son enfant – ce fils malade pour qui elle s’est toujours fait un sang d’encre – avec une intensité décuplée. Valeri doit même aller la chercher une fois au poste de police proche de la patinoire du CSKA car elle y a été emmenée après une esclandre dans les tribunes. Après cet incident, elle ne viendra voir du hockey que deux fois dans la saison, au premier match et au dernier. Son fils lui achète une grande télévision couleur et il la lui monte à bout de bras dans l’appartement familial du cinquième étage (cet appareil moderne pèse 70 kg). En réalité, elle écoute la télé plus qu’elle ne la regarde puisqu’elle passe beaucoup de temps en cuisine. La catholique dévote prie et continue de souffrir à chaque fois que son fils prend un coup. Elle a toujours été contre le hockey, si douloureux pour ses nerfs.

Un épisode sera particulièrement difficile à vivre pour Begonia, même s’il fait accéder son fils à une célébrité internationale (dont elle n’a que faire) : la série du siècle. Valeri Kharlamov y bluffe tout le Canada par son talent dès le premier match à Montréal en ridiculisant les meilleurs défenseurs du pays lors de deux buts exceptionnels. Le héros devient aussi le joueur à abattre. Alors que les Soviétiques ont deux victoires d’avance et semblent tout proches de remporter cette première confrontation face aux professionnels de la NHL, Bobby Clarke abattait sa crosse dans la cheville de Kharlamov. Celui-ci a tout essayé pour revenir au jeu au dernier match, sous infiltration, avec une chaussure spéciale. Mais il n’est plus en pleine possession de ses moyens. Une fois de plus, il prend sur lui la responsabilité de la défaite parce qu’il n’a pas pu aider son équipe, et il en est meurtri dans sa chair – et dans ses os.

L’amabilité et le charme

Kharlamov a toujours un sens élevé des responsabilités, au point de prendre sur lui des fautes qu’il n’avait pas commises. Enfant déjà, alors qu’un garçon avait cassé une vitre avec un ballon une troisième fois en quelques jours, le petit Valeri s’était déclaré coupable du troisième incident pour épargner à son copain les châtiments parentaux. Cette générosité restera un trait fort de son caractère. Après la série du siècle, la NHL l’invite à la finale de la Coupe Stanley 1973 en même temps que l’entraîneur national Vsevolod Bobrov. Il ramène alors de l’Occident capitaliste des bottes blanches à talons hauts, très à la mode, pour les offrir aux épouses de ses compagnons de trio Petrov et Mikhaïlov, comme s’ils ne formaient qu’une seule famille. Il ne néglige pas pour autant les siens : sa famille et ses amis seront toujours inondés de cadeaux à ses retours de voyage. Et pas seulement. Après leur victoire aux Championnats du monde 1975 en Allemagne, les hockeyeurs soviétiques reçoivent chacun 700 marks de prime. Kharlamov dépense intégralement la sienne pour inviter au restaurant ses adversaires tchécoslovaques !

De gauche à droite, Valeri Kharlamov, Vladimir Petrov et Boris Mikhaïlov

Ces années-là, l’appartement de Kharlamov devient le repaire des hockeyeurs du CSKA, du moins des non-Moscovites. Il les invite et leur ouvre son frigo – et son bar. Bon vivant, il ne tient pas forcément l’alcool en excès et a fréquemment la gueule de bois. Mais il garde toujours ce caractère gentil et charmant qui le fait apprécier partout, même de ses supérieurs. Il s’est bien accommodé du caractère bouillant de l’entraîneur mythique du CSKA Anatoli Tarasov car il apprécie et partage son sens de l’humour. Kharlamov joue même au tennis avec le ministre de la Défense, Andreï Grechko.

Kharlamov est donc apprécié de tous, et surtout des amateurs de hockey. Il dit lui-même ne pas savoir jusqu’au dernier instant dans quelle direction il fera la prochaine de ses feintes fantastiques qui scotchent les défenseurs et font au contraire décoller les spectateurs de leurs sièges. Avec ce sens de l’improvisation, l’ailier au gabarit modeste même pour son époque (1,75 m) ajoute une touche de génie et est une attraction du hockey mondial. Son patinage n’est pas seulement rapide, il peut en changer la vitesse à tout instant selon ses mouvements imprévisibles qui accompagnent sa maîtrise du palet exceptionnelle.

Alors que ses coéquipiers du CSKA sont mariés, la star mène longtemps une vie de célibataire, même s’il a une liaison durable de cinq ans avec Marinka Bazhenova, une traductrice. Il envisage même de l’épouser, mais… En mars 1976, une fille qu’il n’a pas vue depuis de longs mois, Irina Smirnova, lui apprend qu’elle a accouché d’un petit Aleksandr et que ce bébé âgé de six mois est le sien : cette naissance précipite leur mariage. Lorsque Begonia déballe les cadeaux de la noce, elle est horrifiée d’y trouver une icône représentant un ange blanc ailé. Pour une Espagnole, cette image innocente aux yeux des Russes est destinée à être placée sur une tombe. Elle cherche et ne trouvera pas l’auteur de ce cadeau, empoisonné selon elle. Elle le jette car il s’agit pour elle d’un mauvais présage.

Le premier accident

Cette superstition quittera d’autant moins Begonia que le drame frappe à nouveau. Certains y verront un signe du destin, d’autres pointeront plus prosaïquement un péché mignon qui a causé beaucoup de tort aux hockeyeurs, en Russie (depuis Aleksandrov) comme ailleurs : l’automobile. Kharlamov personnalise toutes ses Volga – les berlines utilisées par les dirigeants soviétiques – avec une plaque d’immatriculation 00-17 qui rappelle son numéro de maillot. Il n’a pas la réputation d’être le plus mauvais conducteur parmi ses coéquipiers. Mais un jour de 1976, le jeune marié dépasse un camion qui roule trop lentement à son goût… et se retrouve face à une voiture qui arrive en face. Il retrouve alors son altruisme : entre les piétons sur le trottoir et un poteau, il choisit le poteau, dans lequel s’encastre son véhicule.

Kharlamov a de multiples fractures aux jambes. Le sélectionneur national Boris Kulagin le fait transférer à l’hôpital militaire Burdenko, où l’on prodigue les meilleurs soins. Ses coéquipiers du CSKA conduisent à tour de rôle sa mère pour aller le voir. Les heures de visite sont strictement limitées dans l’institution militaire, mais les hockeyeurs ont de la ressource et trouvent une faille pour entrer par derrière. Ils rentrent dans sa chambre quand ils veulent et font même venir une coiffeuse pour lui couper les cheveux. C’est aussi pendant cette hospitalisation que Kharlamov reçoit le journaliste Oleg Spassky pour écrire avec lui son autobiographie.

Est-il possible de reprendre le hockey sur glace après des fractures aussi compliquées ? Certains en doutent à l’hôpital, mais Oleg Belakovsky, le médecin de l’équipe nationale, en est convaincu, connaissant les capacités des sportifs de haut niveau et le caractère de Kharlamov. Son retour au jeu se produit contre les Krylia Sovietov, et Belakovsky a l’autorisation du staff adverse pour venir demander aux joueurs de faire attention à Kharlamov. Le rugueux défenseur Sergei Glukhov ne défend pas aussi durement que d’habitude face à l’ancien blessé qui marque un but. Tous les joueurs des Krylia Sovietov frappent alors la glace pour saluer le retour du légendaire numéro 17. Dans les tribunes, tous les spectateurs applaudissent à tout rompre, quel que soit leur club favori. Kharlamov transcende toutes les rivalités dans le hockey soviétique, il est indispensable à la nation. Même s’il ne se rend compte de rien pendant le match, il comprend ensuite qu’on lui a réservé un traitement de faveur.

En quelques mois, Valeri Kharlamov a retrouvé sa place sur sa ligne, et en équipe nationale, mais il n’est plus tout à fait le même joueur après l’accident. Ses chevilles ont été complètement déchirées et elles n’ont pas retrouvé leur manœuvrabilité d’origine. Il ne peut plus contourner ses adversaires par l’extérieur en un contre un, des actions qui avaient construit sa légende. Comme sa liberté de mouvement est moins exceptionnelle, son jeu devient plus rationnel et plus réfléchi. Sa ligne est plus équilibrée, ses partenaires Petrov et Mikhaïlov plus libérés, un peu moins dans l’ombre de cette individualité unique.

Reconversion en porte-flambeau du hockey espagnol ?

C’est après l’échec aux Jeux olympiques de Lake Placid, en 1980, que Valeri Kharlamov évoque pour la première fois l’idée de la retraite dans une discussion avec son coéquipier Vladislav Tretiak. Après cette défaite, l’entraîneur Tikhonov est sous pression et doit renouveler l’équipe nationale. Mikhailov prend sa retraite, Petrov se voit charger de transmettre son expérience aux jeunes Krutov et Makarov. Ce n’est alors pas totalement une surprise si un Kharlamov un peu déclinant perd sa place en équipe nationale, une place indéboulonnable depuis douze ans. Au dernier match du championnat 1980/81, quand le numéro 17 fait une passe décisive à Andrei Khomutov, l’action est interprétée comme un passage de témoin vers un des nouveaux visages de la Sbornaïa.

En cette année 1981, Valeri Kharlamov pense à la suite. Il a effectué sa formation d’entraîneur et doit passer son diplôme. En Union soviétique, il ne se voit encadrer que des enfants. Mais il entrevoit aussi une autre piste : développer le hockey dans le pays de sa mère, l’Espagne. Militaire (en tant que membre du CSKA), il n’a encore jamais pu y retourner depuis son séjour d’enfance, alors que sa mère et sa sœur se rendent désormais chaque année dans ce pays qui vient de vivre sa transition démocratique. Le hockey sur glace a commencé à bien s’y développer dans ces années 1970. Le meilleur club du pays est le Casco Viejo de Bilbao, la ville d’origine de Kharlamov, dont l’image orne justement la patinoire locale. Une équipe de télévision espagnole filme d’ailleurs les lieux de son passage au Pays basque et vient jusqu’à Moscou faire un reportage sur lui. Les dirigeants du FC Barcelone contactent aussi Kharlamov pour le recruter : il s’entretient avec eux en espagnol, langue qu’il comprend bien et parle assez avec une prononciation correcte même s’il ne l’avait jamais pratiquée en dehors de la maison.

L’intérêt est mutuel, Kharlamov se voit bien contribuer à l’essor du hockey espagnol. Mais avant cela, il reste une saison à jouer, dont il sait que ce sera la dernière. Valeri la prépare à fond et est en grande forme, il veut terminer sous le maillot national, par le Mondial d’Helsinki en 1982. La première échéance de l’été est la finale de la Coupe d’Europe en Italie. Au premier match, Vladimir Krutov, l’ailier gauche de la toute nouvelle ligne KLM, est victime d’une commotion cérébrale. Kharlamov le remplace alors – Larionov et Makarov apprennent beaucoup à ses côtés – et est élu meilleur attaquant du tournoi. Ces trois hommes jouent aussi ensemble dans les matches de l’équipe nationale en Finlande et en Suède. Mais lorsque Krutov est remis sur pied, Tikhonov lui rend sa place et sort Kharlamov de l’équipe le matin du 25 août, le jour du départ pour la Coupe Canada ! Le malheureux Krutov s’en voudra énormément de s’être rétabli en apprenant ce qui se passera ensuite…

Le deuil de tout un pays… sauf un homme

Évincé au dernier moment de l’équipe nationale, alors qu’il pensait avoir récupéré sa place, Valeri Kharlamov entre alors dans une phase de dépression. Il passe deux nuits sans parvenir à trouver le sommeil. Cette insomnie et sans doute l’alcool expliquent qu’il ait laissé le volant à sa femme Irina alors qu’il ne le fait jamais et refuse qu’elle conduise : elle n’a pas le permis et a une mauvaise vue. Au retour de leur datcha, leur voiture percute un camion sur la route de Leningrad – la même route que lors du premier accident. Kharlamov aurait été retrouvé le bras tendu vers le volant, comme s’il avait voulu éviter le pire dans un ultime geste désespéré. Il a été tué sur le coup, comme son beau-frère sur le siège arrière. La conductrice Irina a survécu une dizaine de minutes et s’est traînée sur le bas côté avant d’agoniser.

Une autre épreuve attend la famille : annoncer à Begonia la mort de son fils. Après une escale chez des parents à Paris, elle est alors dans le train pour Moscou, et on lui coupe la radio pour ne pas qu’elle apprenne la nouvelle. Elle comprend en entrant dans l’appartement moscovite, le lendemain du drame. Face au choc, elle n’arrive plus à parler qu’en espagnol pendant trois jours. Elle ne recommencera à se rappeler des mots de russe que le 31, le jour de l’enterrement. Très affectée nerveusement, elle survivra cinq ans à Valeri avant de décéder d’une cirrhose, conséquence tardive d’une hépatite qu’elle avait contractée pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ces funérailles se déroulent sans les hockeyeurs de l’équipe nationale soviétique, qui sont au même moment au Canada, où leur tournoi débute le lendemain. Aleksandr Maltsev, le grand ami de Kharlamov qui était son compagnon de chambre juste avant son éviction le matin du départ, était pourtant allé voir le sélectionneur national Viktor Tikhonov avec le capitaine Valeri Vassiliev pour lui demander d’être libéré le temps d’assister à l’enterrement. Plus encore que le refus, ce sont les mots de Tikhonov qui vont glacer Maltsev : « Un Kharlamov est venu, d’autres viendront comme lui. Le monde est assez grand. » L’absence d’empathie de Tikhonov ne se sera peut-être jamais exprimée de manière aussi évidente que ce jour funeste. L’entraîneur qui ne souriait jamais a juste assez de sensibilité pour se rendre compte que Maltsev est émotionnellement marqué et le dispenser du match amical contre le Canada, le lendemain du décès de son ami.

L’équipe d’URSS remporte cette Coupe Canada, qu’elle dédie évidemment à Kharlamov. Lorsqu’elle rentre au pays, elle se rend directement de l’aéroport au cimetière Kuntsevo, sur la tombe du collègue disparu. Tikhonov est présent à cette occasion, mais il sera le seul à ne prononcer aucun mot de condoléances à la famille, ce dont elle lui tiendra rigueur alors qu’elle recevra de nombreuses visites des hockeyeurs internationaux. Les parents devront même changer de numéro de téléphone et le garder confidentiel pour retrouver la paix tellement ils recevront d’appels de condoléances. La tombe restera couverte de fleurs en permanence, par des amateurs émus venus de toute l’Union Soviétique. La légende du numéro 17 ne mourra jamais, entretenue pas uniquement par le cinéma…

Marc Branchu

Palmarès

– Champion olympique 1972 et 1976

– Champion du monde 1969, 1970, 1971, 1973, 1974, 1975, 1978 et 1979 (soit 8 titres)

– Champion d’URSS 1968, 1970, 1971, 1972, 1973, 1975, 1977, 1978, 1979, 1980 et 1981 (soit 11 titres)

– Vainqueur de la Coupe d’URSS 1968, 1969, 1973, 1977 et 1979

Honneurs individuels

– Membre de l’équipe-type des journalistes aux championnats du monde 1971, 1972, 1973 et 1976

– Meilleur joueur du championnat soviétique 1972 et 1973

– Membre de l’équipe-type du championnat soviétique 1971, 1972, 1973, 1974, 1975, 1976 et 1978

Pour retrouver toute l’actualité du hockey, nous vous conseillons https://www.passionhockey.com/ et pour son histoire et le travail de Marc https://www.hockeyarchives.info/

Une mine d’or!

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29 réflexions sur « Niños de Rusia II – Valeri Kharlamov »

      1. Ton ancienne boss etait à Lake Placid en 1980?
        Certains de ces jeunes amateurs américains ont fait de belles carrières.
        Jim Craig, le gardien, un des heros du match, a joué avec les Bruins. Mark Johnson qui marquera ce jour là. Et Neal Broten qui marque le but de la première Stanley Cup des Devils en 1995.
        Mais l’exploit est considérable.

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    1. Cette ligne Kharlamov- Petrov – Mikhailov est aussi prestigieuse que la ligne KLM des années 80.
      Il y a des liens dans le texte pour les différents portraits de Marc. Bobrov, la série du siècle en 1972.

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      1. Tiens, je viens de voir que ton ami Marc a écrit un petit article sur la coupe d’Europe 98 et la victoire de Feldkirch.

        25 ans déjà. Un grand souvenir.

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      2. Polster
        Je t’ai mis un lien pour son résumé de la finale face au Dinamo. Tu l’as suivie cette finale à l’époque? C’est dans quel coin d’Autriche?

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      3. Feldkirch, c’est dans ma région. Pas loin de la Suisse. La ville est sur l’Ill, un affluent du Rhin. C’est là-bas que se trouvait le collège Stella Matutina, dont j’avais parlé sur SF.

        Et oui, on avait suivi le parcours de l’équipe. Dans la famille, c’est foot ou hockey. Mon oncle et mon frère sont encore très branchés hockey.

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      1. Aha, tu m’as devancé! Oui, un bel exploit pour l’époque. Mon oncle et mon père étaient dans les tribunes de la patinoire, qui débordait quelque peu ce jour là (8000 personnes pour un peu plus de 5000 places, paraît-il). Grosse ambiance.

        Il y avait pas mal de joueurs étrangers, notamment les Suèdois Runqvist et Gustafsson, qui étaient des pointures. Et Divis, le gardien, a joué en NHL aussi.

        Après 98, le VEU Feldkirch a connu des déboires financiers, mais il évolue à nouveau dans la plus haute ligue sous le nom de Pioneers Vorarlberg. Le club a remplacé celui de Dornbirn.

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    1. Magique.
      Quel tueur.
      J avoue que je ne le connaissais pas.
      J suivais la NHL dans les 90’s quand je faisais hockey/roller hockey et j ai complètement lâché.
      Le meilleur sport du monde a jouer.

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      1. T’as joué où Gooz? J’avais un collègue ayant joué chez les jeunes à Anglet. Et j’essaie de voir régulièrement les Boxers à Bordeaux. Mais j’ai jamais joué!

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      2. Sur glace très peu malheureusement.
        J’ai pris tard, j avais beaucoup de retard. C etait à Paris bercy les français volants.

        Rollerhockey par contre, longtemps, dans le 13ème a paris aussi.
        Super souvenirs.

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      3. Goo
        Les Français volants? Tout un programme! T’etais attaquant ou défenseur?

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  1. J’étais déjà bluffé en découvrant l’existence d’un Espagnol au sein d’une équipe nationale soviétique de football……..mais alors un champion de hockey sur glace (sport auquel je ne connais mais alors rien de rien..sinon que la Finlande eut, un temps au moins, un jeu des plus singuliers..??), ça me la coupe..

    Costaud Khiadia (et Monsieur Branchu pour ce volet, certes), bravo!

    J’ai cru comprendre qu’il y aurait un troisième volet? Je l’attendrai donc pour des questions plus génériques.

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    1. Surtout monsieur Branchu! Je sais que tu aimes appréhender le contexte géopolitique des grands événements sportifs donc je te conseille la serie du siecle entre le Canada et l’URSS en 1972. Dans le texte d’aujourd’hui, il y a un lien direct sur les écrits de Marc le sujet.
      Si certainement l’événement sportif le plus marquant de ce sport. Pour la confrontation sportive entre les plus grandes ecoles et aussi pour la confrontation entre deux modeles. Le hockey canandien de l’époque avait une mentalité tres conservatrice.
      C’est absolument passionnant, avec un scénario incroyable. Kharlamov est incroyable dans la première phase au Canada et devient littéralement l’homme à abattre. Ce que fit Bobby Clarke, immense joueur de Philadelphie mais mec qui ne reculait devant aucun acte de violence.
      Au Canada, c’est un événement qui dépasse le sport.
      Dans la même veine qu’un Hongrie URSS au Water-Polo pour sa portée historique.

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      1. Pas encore été voir mais merci déjà.

        Par contre je suppute déjà (bon.. ton commentaire dit déjà beaucoup 😉 ) une victoire du Canada, en s’embarrassant de peu de scrupules, face à une URSS intrinsèquement supérieure.. c’est bien ça?

        C’est qu’à Kinshasa, un bon camarade forestier québecquois me parla au bas mot 6 fois de cette histoire!, archi-culte dans son pays, et qui marqua singulièrement sa (lointaine) jeunesse.

        J’irai donc jeter un oeil (tabernacle!).

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