L’événement Pelé : le génie dans le football

« La vie est courte, l’art est long, l’occasion fugitive, l’expérience trompeuse, le jugement difficile. »

Hippocrate, Aphorismes, I, 1

« This is the West, Sir. When the legend becomes fact, print the legend! »

The man who shot Liberty Valance, 1962

Ce qui importe, ce n’est pas l’événement en lui-même – ni l’effet de sidération que sa vision peut provoquer sur le spectateur – mais la manière dont il va être mis en récit. C’est la mise en récit de l’événement qui garantit sa pérennité. Comme l’écrit Michel de Certeau, cité par Paulin Ismard (L’événement Socrate, 2013), « un événement n’est pas ce qu’on peut voir ou savoir de lui, mais ce qu’il devient. »

Exorde

Mercredi 3 juin 1970, Estadio Jalisco à Guadalajara au Mexique. Le ciel est couvert mais il fait chaud dans la vallée d’Atemajac, à plus de 1 500 mètres d’altitude. Pour leur entrée en lice dans la compétition mondiale, le Brésil et la Tchécoslovaquie se rencontrent dans ce qui ressemble à une revanche de la finale de la Coupe du monde au Chili.

Le Brésil se présente dans sa formation désormais traditionnelle, un 4-2-4 offensif et ambitieux où Gerson et Clodoaldo occupent le milieu du terrain tandis que les ailes sont dévolues à Rivelino et Jairzinho. Dans l’axe de l’attaque, on trouve Pelé et Tostão. La Tchécoslovaquie propose, quant à elle, un 4-4-2 beaucoup plus sage dans lequel émergent le gardien de but Ivo Viktor et les attaquants Jozef Adamec et Ladislav Petras.

Dès le début du match, le ballon va rapidement d’un but à l’autre. Il n’y a pas de calcul, pas d’observation, chaque équipe cherche à porter le coup décisif. Si les Brésiliens réalisent de belles combinaisons, les Tchécoslovaques s’en remettent plutôt à des exploits individuels. Dès la 4e minute de jeu, sur une récupération côté gauche, Rivelino adresse un centre à ras de terre que Pelé envoie au-dessus des cages gardées par Viktor. Trois minutes plus tard, Petras profite du mauvais placement d’Everaldo pour s’enfoncer dans la défense brésilienne, élimine Piazza puis Clodoaldo venu à la rescousse, mais sa frappe s’envole au-dessus du but. Puis, à la 11e minute, Petras récupère le ballon dans les pieds de Clodoaldo, dribble Brito et s’en va battre facilement Félix. 1-0 pour la Tchécoslovaquie.

Ce n’est pas ce que le public mexicain, massivement acquis à la cause brésilienne, s’attendait à voir. Les Auriverde prennent alors pleinement le jeu à leur compte, dominent, multiplient les occasions, mais n’arrivent pas à marquer. Dans le XI du Brésil, c’est à Pelé que revient le rôle d’organiser l’attaque ; c’est vers lui que convergent la plupart des ballons : « Evoluant le plus souvent dans une position moins avancée qu’auparavant, Pelé avait une action beaucoup plus soutenue que par le passé, et une influence déterminante sur les initiatives de ses partenaires. Certes, il tentait souvent en partant de loin les percées en dribbles ou en une-deux qui sèment la panique dans les défenses adverses. Mais il lui arrivait fréquemment de jouer à la manière d’un « milieu de terrain », déclenchant la circulation du ballon par des passes latérales ou y participant par des remises en appui ou en soutien. Sa participation aux tâches défensives était le plus souvent limitée à « l’écran », qui facilite l’interception du partenaire. Mais on le vit parfois « tacler » à la manière d’un arrière quand le besoin s’en faisait sentir » (François Thébaud, Pelé, une vie, le football, le monde, 1974).

A la 24e minute, après un une-deux avec Tostão, Pelé obtient un excellent coup-franc plein axe à l’entrée de la surface de réparation adverse. Il feinte de le tirer, et c’est finalement Rivelino qui envoie un tir surpuissant que Viktor ne peut qu’effleurer. 1-1, mais la menace tchécoslovaque reste constante.

Pelé, le 3 juin 1970 à Guadalajara.

L’événement

La mi-temps approche et le rythme retombe un peu. Les 22 joueurs présents ont beaucoup donné et ils sont fatigués. A la 42e minute, Pelé hérite d’un ballon anodin récupéré par Clodoaldo. Il est dans le rond central, à environ 60 mètres du but tchécoslovaque. Soudain, dans une inspiration géniale, il déclenche un tir qui traverse tout le terrain ; le ballon échoue finalement à quelques centimètres du poteau gauche de Viktor. Les 53 000 spectateurs, d’abord incrédules, acclament cette incroyable tentative du numéro 10.

Le Roi vient d’écrire là une des plus belles pages de sa légende. Il a su, malgré la fatigue, saisir cet instant ; il a vu ce que personne n’avait vu : l’occasion favorable, le moment opportun – ce que les Grecs anciens appelaient le kairos. C’est, à en croire François Thébaud, un des moments les plus représentatifs du génie footballistique de Pelé, une des manifestations les plus claires du football-art. Opposant le génie au talent, le journaliste français considère en effet que « le premier est inné, intuitif, instinctif, créateur », quand « le second est issu de l’intelligence raisonnée, du travail de perfectionnement ; il répète impeccablement ce qui a déjà été fait, il ne crée pas. »

Or, ce qui distingue Pelé des autres grands joueurs de football, c’est son incomparable génie du football. Dans ce lob (manqué) sur Ivo Viktor, il y a donc l’essence du génie de Pelé : « Si tous les spectateurs ont la même réaction première (« Il est fou ! »), c’est parce qu’ils tirent immédiatement les conséquences logiques d’un principe dont le bien-fondé est démontré par un siècle de pratique du jeu : on ne marque pas un but à une telle distance, surtout dans un match de ce niveau. Le geste de Pelé est contraire à la logique, donc insensé, car le bon sens eût consisté pour lui à continuer à participer à la progression du ballon pour préparer le tir à partir d’une distance raisonnable.

« Oui, mais… quand les mêmes spectateurs voient le gardien tchèque Viktor poursuivre vainement un ballon qui prend la direction de ses filets, ils adressent une formidable ovation à Pelé. Parce qu’ils viennent de prendre conscience que ce geste, apparemment insensé, était celui qui s’imposait dans les conditions où il avait été conçu.

« Mais ce que tout le monde pouvait analyser, après coup, à savoir les éléments qui justifiaient ce geste (la position avancée du gardien tchèque, la vitesse, la puissance et la précision du tir de Pelé), personne n’en avait pris conscience avant… Sauf Pelé, pourtant engagé dans l’action, pourtant beaucoup moins bien placé que les spectateurs des tribunes pour avoir une vision panoramique du terrain. Et quand on pense que la conception et l’exécution de son tir n’exigèrent pas plus de quelques fractions de seconde, comment ne pas être frappé d’admiration devant cette manifestation d’intelligence instinctive, intuitive, dont la supériorité sur l’intelligence raisonnée venait d’être si brillamment illustrée ? » (François Thébaud, ibid.)

Pelé et François Thébaud, dans les vestiaires de Santos en 1969.

Péroraison

En deuxième mi-temps, les adversaires continuent de se rendre coup pour coup. Dès le début, sur leur première offensive, les Tchécoslovaques sont tout proches de prendre à nouveau l’avantage : Petras perce côté droit, centre pour Hrdlicka qui s’y reprend à deux fois mais Félix réalise un arrêt de grande classe. Dans la foulée, de l’autre côté du terrain, Gerson frappe sur le poteau.

Le rythme baisse ensuite un petit peu, mais Pelé marque alors un but sublime. A la 59e minute, le Roi effectue un bel appel dans le dos de la défense tchécoslovaque. Gerson l’a vu et il réalise alors une ouverture précise. A la réception du ballon, Pelé réalise un amorti poitrine en extension de toute beauté, avant de conclure du pied droit. 2-1 pour le Brésil.

Deux minutes plus tard, sur un corner, un Tchécoslovaque rate le cadre alors qu’il est tout seul à six mètres du but et plein dans l’axe ! Sur l’action suivante, Gerson adresse une nouvelle ouverture lumineuse. Cette fois à destination de Jairzinho, qui réalise un coup du sombrero sur Viktor avant de marquer dans le but vide (3-1). Pour finir, à la 83e minute, Jairzinho s’envole pour une chevauchée fantastique dans laquelle il efface trois défenseurs tchécoslovaques avant de battre le gardien (4-1, score final).

Ainsi s’écrivent les légendes.

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35 réflexions sur « L’événement Pelé : le génie dans le football »

  1. Merci Bobby. Je n’aurais toutefois pas choisi cette phrase extraite de « l’homme qui tua Liberty Valance ». Dans le cas présent, ce n’est pas une légende, c’est bien une réalité, vue en direct par des millions de personnes et qui peut être visionnée sur YouTube . Thébaud relate l’exploit mais il n’est pas le seul témoin, d’autres journalistes ont glorifié ce geste. Thébaud n’exagère même pas le propos, il ne force pas, il n’est pas dans l’emphase, il décrit et analyse le geste, presque froidement. Bref, il ne cherche pas à écrire une légende. Je chipote évidemment car j’ai lu et relu ton texte avec délectation et j’attends avec impatience le grand pont, un geste insensé, plus encore que la frappe de 60m.

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    1. Oui, mais peu importe que le geste soit réel ou non. Peu importe même que Thébaud en fasse des caisses ou non.
      Ce qui importe, c’est la manière dont le geste passe à la postérité, par le récit, la manière dont l’événement se construit autour de ce geste. Personnellement, c’est cela qui m’intéresse. Ce que le geste devient.

      Un texte important sur la notion d’événement en histoire : https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2011-2-page-167.htm

      A cet égard, la citation extraite du Ford me paraît opportune : peu importe que les faits soient réels ou non, ce qui importe c’est ce qu’ils deviennent, comment ils sont racontés… quitte à les déformer, certes !

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      1. J’ai dû mal m’exprimer car c’est là où nous ne sommes pas d’accord : dans le cas présent, selon moi, j’écris bien selon moi, le geste n’a pas besoin du récit de Thébaud (ou d’un autre). S’il n’y avait pas d’images, ou s’il n’existait qu’un plan mal cadré et brinquebalant, peut-être les mots feraient-ils de cette action une légende plus grande que le geste en lui-même. Mais là, non, tout le monde a lu voir cette frappe et l’inscrire à son panthéon sans l’aide d’un journaliste. Selon moi, hein, t’énerve pas 😉

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      2. Mais sans le récit qui en est fait depuis 52 ans, qui irait aujourd’hui voir ce geste ?

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      3. Oui, le récit sert à cela. Mais quand tu vois le geste, est-ce que tu te dis « mouais, le mec a enjolivé les choses » ?

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      4. Et en exagérant à peine, l’historiographie de la CM 1970 est injuste pour Pelé, elle tend à le réduire à 3 actions qui ne se concluent pas par des buts, alors qu’il est immense durant toute la compétition.

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      5. « Mais quand tu vois le geste, est-ce que tu te dis « mouais, le mec a enjolivé les choses » ? »

        Je n’ai pas écrit cela. De mon point de vue, et de celui de Laborie cité plus haut (bien qu’il utilise plutôt « légendaire » que « légende »), le mot « légende » n’est pas l’équivalent de « fable » ou de « mensonge ». Une légende, c’est quelque chose d’écrit, d’inscrit, qui dit quelque chose sur une époque, des gens, des idées, etc. Peu importe que ce soit réel ou non, enjolivé ou non.

        D’ailleurs, tu le dis toi-même : la légende (ou le légendaire) de Pelé à la CdM 70 retient plutôt ses échecs géniaux que ses réussites (pourtant pas beaucoup moins géniales). C’est le fruit du récit bien plus que celui de la crudité (faussement réelle, d’ailleurs) des images.

        Je crois que ce premier texte contribue à rappeler combien Pelé fut exceptionnel lors de cette compétition, et pas seulement parce qu’il fut inspiré devant Viktor, Banks ou Mazurkiewicz. Le deuxième texte le rappellera encore et le troisième, que je réfléchis, abordera le poids de l’image.

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      6. Je m’incline, tu as trop de références et de connaissances sémantiques, je ne peux pas lutter !
        Et suis totalement d’accord avec le dernier paragraphe.

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      7. J’ai toujours été plus intéressé par la façon dont les hommes écrivent l’histoire que par l’établissement des faits eux-mêmes. Et, ces derniers temps, la notion d’événement m’intéresse. C’est notamment la lecture de quelques livres de Paulin Ismard qui m’y a conduit. Mais j’ai découvert l’article de Pierre Laborie, un historien que je connaissais par ailleurs (notamment pour son excellent livre « Le chagrin et le venin »), seulement après avoir écrit ce texte sur Pelé. Et quelle ne fut pas ma satisfaction de voir que, pour partie, mes conceptions rejoignaient celles du grand historien ! C’est en lisant un livre de Paulin Ismard et Vincent Azoulay que j’ai trouvé la référence à l’article-interview de Laborie : https://www.amazon.fr/Ath%C3%A8nes-403-Une-histoire-chorale/dp/2081334720/ref=sr_1_1?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&crid=3OVI8DEHZ8GYR&keywords=ath%C3%A8nes+403&qid=1671535379&sprefix=ath%C3%A8nes+403%2Caps%2C99&sr=8-1

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      8. Bien sûr que le récit participe à la grandeur d’un événement ou d’un fait. Ce n’est pas moi qui vais te dire le contraire avec mes petits textes putassiers dans lesquels je n’hésite pas à mettre un peu d’emphase ou de lyrisme pour que les faits relatés ne soient pas trop plats, insignifiants.
        Je contestais simplement l’à propos de « When the legend becomes fact, print the legend! » car j’associais le mot légende à exagération, enjolivement . Mais ça, c’était avant que tu ne m’en donnes une autre définition qui m’a cloué le bec.

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    2. Un (gros) faible aussi pour le grand pont sur Mazurkiewicz.

      Comme qui me disait jadis un ami, par ailleurs fils d’un grand poète polonais – et lui-même poète ainsi qu’étaient encore, alors, bonne moitié des Polonais (il en connaissait donc un rayon, ne badinait pas avec ce terme) – , tandis qu’à Varsovie nous tuions le temps en suivant toujours plus distraitement un fort ennuyeux match de la Pologne lors de la WC2002 : « c’est de la poésie! »

      Composer avec le vide, le rien, le néant.. Action supérieurement subtile, diaphane, qui procède par la suggestion, l’effacement.. Le biais artistique y est tout autrement manifeste, c’est de la danse même : sur le coup, Pelé a ensorcelé Mazur comme put faire je ne sais quelle Mata-Hari d’à peu près chacun d’entre nous ; la sublimation du football est ici absolue.

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      1. Suis presque certain d’avoir vu récemment Pele faire la meme feinte. Mais évidemment pas dans un match de cette importance. Faut que je retrouve ça…

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      2. Oui, c’est l’importance du match qui est décisive.
        Pour le lob depuis le milieu de terrain, c’est idem. Ce genre de geste n’est pas inédit. Mais, avant Pelé, personne n’avait osé tenter un truc aussi insensé en Coupe du monde…

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  2. Je n’ai pu m’empêcher de sourire plusieurs fois et tu dois savoir pourquoi 🙂

    Il y a beaucoup de définitions du génie, les plus simples sont souvent les meilleures.. En voici une : voir autrement, et mieux que les autres.

    Je suis évidemment pleinement gagné au concept de kairos 😉

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    1. Le texte doit évidemment beaucoup à nos anciens échanges sur la notion de génie et de kairos.
      « L’occasion fugitive » de la citation hippocratique en exergue est bien sûr, dans le texte original, le kairos.

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  3. Je crois que j’avais lu dans je ne sais plus quelle interview que Mbappé Léppé avait marqué un but d’une action similaire, un lob à très longue distance. Mais ce n’était ni un match de ce niveau, et surtout pas à ce niveau de médiatisation. Je crois que c’était dans une interview de Roger Milla, il faudrait que j’essaie de la retrouver.

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