Les six sextiles du textile bissextile

Voilà le 29 février qui pointe son nez. À quelques corrections près, apportées du temps du pape Grégoire XIII, notre calendrier perpétue la règle, héritée de Jules César, d’ajouter tous les quatre ans un jour après « le sixième jour avant les calendes de mars », un jour « bis sextus » qui donne naissance à une année « bissextile ». Les affaires du monde continuent comme d’habitude en cette date un peu spéciale, et le football ne fait pas exception. Par trois fois, l’équipe de France a ainsi fait flotter ses maillots au vent en entrant sur le terrain un 29 février. P2F fait pour vous un tour d’horizon de ces matchs un peu à part, 6 fois 60 degrés de champ visuel qui constituent les six sextiles du textile bissextile.

Dimanche 29 février 1920 : Suisse-France, 0-2

Genève, Parc des sports

Suisse : Berger – Gottenkieny, Fehlmann (cap.) – Schmidlin, O. Neumayer, Schneebeli – Merks, Funk, P. Wyss, Keller, Friedrich. Pas d’entraîneur, sélection faite par comité.

France : Parsys – Roth, Baumann – Bonnardel, Hugues, Mistral – Devaquez, Darques, Nicolas, H. Bard (cap.), R. Dubly. Responsable technique : Barreau, sélection faite par comité.

20 000 spectateurs. Arbitre : M. Mauro (Italie).

Buts : 0-1 Devaquez (43e), 0-2 Nicolas (78e).

D’un match joué avant la télévision, avant le cinéma parlant, et même avant la radio, il ne reste au mieux qu’une poignée de photos ou de coupures de presse quelque part dans un carton d’archives. Même la Fédération suisse ne dispose pas d’images de ce qui a pourtant été le premier match de la Nati après l’armistice de 1918. Le contexte historique nous permet toutefois d’avancer quelques certitudes.

Le football est établi depuis les années 1860 en France comme en Suisse, mais il est encore (officiellement…) amateur dans les deux pays. Ceux-ci sont tous deux membres fondateurs de la FIFA et leurs équipes nationales existent depuis une grosse quinzaine d’années (1903 en France, 1905 en Suisse). Les Tricolores ont d’ailleurs été les premiers adversaires de la Nati, qu’ils ont déjà rencontrée six fois avant ce match de 1920 avec un bilan nettement favorable : quatre victoires, un nul, une défaite.

Ni le WM, ni le metodo italien n’existent encore. On trouve donc sur la pelouse genevoise deux formations en « pyramide » (2-3-5), comme l’indiquent les données du match restées dans les archives(1). La découverte du jeu sud-américain qui va dominer les années 1920 avec la Celeste des Petrone ou autres Scarone est encore à venir. De plus, en ce temps-là et à cette période de l’année, on peut supposer que le terrain n’est pas des plus légers et ne favorise pas la dentelle. Il est donc très probable que les deux équipes pratiquent un solide « kick and rush », dans un style qui s’efforce d’imiter celui des Britanniques sans encore l’égaler.

Côté français, on retrouve quelques-unes des grandes figures de l’immédiat après-guerre (Devaquez, Nicolas, Bard, Dubly) qui seront de la première victoire sur l’Angleterre (amateur) l’année suivante. Lucien Gamblin, le capitaine emblématique de cette époque, est forfait, et c’est Henri Bard qui hérite du brassard. En l’absence du légendaire Pierre Chayriguès, éloigné des terrains pour près de deux ans après une fracture du bassin, c’est Albert Parsys qui défend la cage tricolore.

Du déroulement du match aussi, il n’est resté que peu de choses. Les archives de la FFF nous apprennent toutefois que l’ailier droit Jules Devaquez ouvre la marque, deux minutes avant le repos, d’un tir de près après une percée suite à un service de l’inter droit Louis Darques. À 12 minutes de la fin, c’est l’avant-centre Paul Nicolas qui double la mise, sur un tir consécutif à une échappée de l’ailier gauche Raymond Dubly relayée par l’inter gauche Henri Bard.

Mercredi 29 février 1984 : France-Angleterre, 2-0

C’est l’avant-dernière fois que les Bleus portent le maillot « Séville ». Ils étrenneront leur célèbre bande rouge deux mois plus tard en amical contre la RFA (1-0).

Paris, Parc des Princes

France : Bats – Battiston (Tusseau, 72e), Le Roux, Bossis, Amoros – Fernandez, Tigana, Platini (cap.), Giresse – Touré, Bellone (Rocheteau, 83e). Entraîneur : Michel Hidalgo.

Angleterre : Shilton – Duxbury, Butcher, Roberts, Sansom – Lee (J. Barnes, 78e), Br. Robson (cap.), Hoddle, Williams – Walsh, Stein (Woodcock, 78e). Entraîneur : Bobby Robson.

43 000 spectateurs. Arbitre : M. van Langenhove (Belgique).

Buts : 1-0 Platini (58e), 2-0 Platini (71e).

Il s’en est passé, des choses, entre deux matchs bissextiles : on a vaincu la variole et conçu des bébés-éprouvettes, marché sur la Lune et télévisé le monde, maîtrisé l’atome et instauré l’équilibre de la terreur, démantelé les empires coloniaux et commis des atrocités inimaginables même après la boucherie de 14-18… Côté ballon rond, le professionnalisme a gagné la planète et les grands tournois sont apparus, mais aucune équipe française n’en a encore remporté un. En 1984, c’est l’occasion ou jamais : la France organise l’Euro dont elle est même favorite après sa brillante Coupe du monde 1982. Faute de qualifications à disputer, elle s’étalonne avec une série de matchs amicaux face aux poids lourds du continent. C’est ainsi que l’Angleterre, bien qu’éliminée par un surprenant Danemark, se retrouve invitée au Parc des Princes ce 29 février.

Les joueurs n’ont hélas pas été les seuls à traverser la Manche. La France avait beau être prévenue après les débordements des supporters de Leeds en finale de C1 au Parc en 1975 et de Manchester United à Saint-Étienne en 1977, elle reste saisie face à la vague de violence qui déferle sur la route de Paris et les environs du stade. Ferry saccagé, trains démolis, cafés, magasins, et mobilier urbain passés à la moulinette, bataille rangée avec les skins du Kop of Boulogne venus se mesurer à leurs modèles… Ces images trop fréquentes aujourd’hui créent la stupeur dans un pays qui n’en a pas encore l’habitude. Dans les tribunes, les CRS maîtrisent la situation à la schlague et l’odeur persistante des lacrymos va maintenir une ambiance très tendue pendant toute la rencontre.

Sur le terrain, en revanche, ça va beaucoup mieux. Michel Hidalgo peut compter sur tout le monde à l’exception de Bernard Lacombe blessé. Il préfère José Touré, en forme, à Yannick Stopyra devant, aligne son « carré magique » au milieu, et profite de ce match pour juger d’un plan B en défense. Au coup d’envoi, Max Bossis est libero comme il l’est désormais à Nantes, Battiston retourne du coup à droite comme à ses débuts, et Amoros glisse en conséquence à gauche. Satisfait d’une expérience réussie, Hidalgo remettra le Monégasque à son poste attitré en faisant entrer Tusseau côté gauche à vingt minutes de la fin. En face, Bobby Robson reste lui aussi fidèle au 4-4-2 mais donne leur chance à Paul Walsh et Brian Stein, le duo d’attaque d’un Luton Town qui fait alors la hype en First Division.

Les Britanniques en match amical, c’est toujours un peu en retrait des Britanniques en compétition : la charge qui intimide mais pas celle qui dézingue, le tacle qui envoie l’adversaire aux pâquerettes mais pas à l’infirmerie. Pas étonnant dans ces conditions que Platini, jamais très à l’aise quand l’opposition fait parler les muscles, trouve ici la scène idéale pour son récital. Peter Shilton doit s’activer face à Touré, Battiston, ou Bellone, et les Anglais sont bien contents d’atteindre la pause à 0-0. À la reprise, Joël Bats n’a qu’un tir mollasson de Walsh pour éviter de se geler dans sa cage avant que les Bleus ne finissent par trouver la faille. Alain Giresse fait un petit numéro sur l’aile droite (qui aurait, soyons honnêtes, fini le nez dans l’herbe en Coupe du monde), adresse un amour de centre par-dessus la charnière centrale anglaise, et Platini au point de penalty n’a même pas besoin de sauter pour ajuster Shilton d’une tête précise (1-0, 58e).

Treize minutes plus tard, c’est le moment Vidéo Gag du match. Le gardien anglais laisse échapper le cuir devant lui après un duel gagné face à Touré, se retrouve juste devant ses seize mètres, et prend bêtement en main le ballon que Graham Roberts lui a remis. Pas encore de rouge automatique en ce temps-là mais un coup franc idéal pour qui vous savez. Shilton, encore marqué par l’aventure, place son mur n’importe comment, le maître ne se fait pas prier et martyrise les filets à mi-hauteur sur sa gauche (2-0, 71e). Les Bleus gèrent ensuite leur fin de match en pères de famille et engrangent ainsi du capital confiance qu’ils sauront mettre à profit quatre mois plus tard. Le ministre de l’Intérieur, lui, part se coucher content que l’Euro ne donne pas l’occasion à ces « supporters »-là de revenir.

Mercredi 29 février 2012 : Allemagne-France, 1-2

29 février 2012 : maillot « extérieur » pour les deux équipes alors que ce n’est pas nécessaire. Que voulez-vous, mon bon monsieur, il faut bien vendre…

Mercredi 29 février 2012 : Allemagne-France, 1-2

Brême, Weserstadion

Allemagne : Wiese – J. Boateng, Hummels, Badstuber (Höwedes, 46e), Aogo – Khedira (L. Bender, 70e), Kroos – Reus (Cacau, 70e), Özil, Schürrle (T. Müller, 40e) – Klose (cap.) (Gomez, 46e). Entraîneur : Löw.

France : Lloris (cap.) – Debuchy, Rami, Mexès, Abidal – Valbuena (Amalfitano, 68e), Cabaye (A. Diarra, 62e), M’Vila (Malouda, 62e), Ribéry (Menez, 46e) – Nasri – Giroud (Saha, 76e). Entraîneur : Blanc.

37 800 spectateurs. Arbitre : M. Tagliavento (Italie).

Buts : 0-1 Giroud (21e), 0-2 Malouda (69e), 1-2 Cacau (90e + 1).

La guerre froide n’est plus, Internet a connecté le monde, les attentats du 11 septembre ont sonné la fin des « vacances de l’Histoire », et la crise financière de 2008 a fini de chasser les illusions quand l’équipe de France est pour la troisième fois au rendez-vous du 29 février. Sur le terrain aussi, les rapports de force ont changé. Finis les mauvais jours de 1980 où des Bleus bredouillants quittaient Hanovre sur une punition (4-1) infligée par une RFA sûre de sa force. Avec une étoile sur le maillot et deux Euros au palmarès, le coq tricolore peut en principe soutenir sans baisser les yeux le regard de l’aigle allemand.

Du principe à la pratique, il y a une marge. Laurent Blanc, qui a remplacé Raymond Domenech sur le banc après la Coupe du monde 2010, n’en finit pas de faire le ménage du désastre de Knysna et de l’image détestable que la « génération 1987 » a laissée dans l’opinion. La qualification pour l’Euro a été laborieuse, avec entre autres une défaite au Stade de France face au Belarus, et n’a été acquise qu’à douze minutes de la fin d’un dernier match peu convaincant (1-1) face à la Bosnie. Pour cet amical à Brême, Blanc est privé de Karim Benzema et de Loïc Rémy, blessés. Il opte donc pour un 4-4-1-1 avec Nasri derrière Giroud dans l’axe et le duo Ribéry-Valbuena pour animer les ailes.

En face, l’Allemagne arrive confiante. Troisième de la World Cup sud-africaine, elle a fait son carton presque habituel en qualifications (10 victoires en 10 matchs), dans un groupe il est vrai facile, et reste sur un 3-0 bien propre contre les Pays-Bas en amical. Joachim Löw est privé de Lahm, Mertesacker, Podolski, et Schweinsteiger, blessés, mais aligne quand même une solide équipe. Il veut aussi mettre en situation Tim Wiese, son gardien numéro 2, et le titularise donc devant son public, Manuel Neuer se tenant prêt sur le banc au cas où.

La Mannschaft entame fort mais les Bleus en prennent la mesure après une dizaine de minutes, Cabaye contraignant même de la tête Wiese à une belle parade. Samir Nasri a pour une fois décidé de jouer et trouve une belle passe en profondeur pour Debuchy qui centre impeccablement pour Giroud, lequel conclut du plat du pied à 10 mètres (0-1, 21e). À la demi-heure de jeu, les Allemands reprennent l’ascendant et se créent cinq occasions franches, dont un poteau de Badstuber, mais l’efficacité n’y est pas et ils sont toujours menés à la pause.

À la reprise, il faut un bon quart d’heure pour que l’animation revienne, et elle est française. Valbuena manque sa chance de peu par deux fois et c’est finalement Malouda, après un cafouillage devant le but sur un bon centre de Debuchy, qui se jette et marque de près sous la barre (0-2, 69e). Le match est plié : les sélectionneurs font tourner, la fluidité du jeu en pâtit davantage côté allemand que côté français, et le but pour l’honneur de Cacau laissé seul au second poteau sur un centre de Boateng (1-2, 90e + 1) ne changera rien au bilan de la rencontre. Laurent Blanc a trouvé quelques certitudes avant un Euro qui s’avérera toutefois décevant, Jogi Löw a reçu la confirmation que ses remplaçants étaient un peu justes. Mine de rien, quand les joueurs rentrent aux vestiaires, cela fait 24 ans bien tassés qu’une sélection allemande n’a pas battu les Bleus, qu’elle soit « fédérale » (2-1 à Berlin-Ouest en août 1987, amical) ou « démocratique » (1-0 au Parc en novembre 1987, qualifications de l’Euro 88).

À ce jour, l’équipe de France a donc remporté tous ses matchs disputés un 29 février. Elle ne joue pas à cette date en 2024 et toutes les années bissextiles à venir sont celles d’un Euro, lequel se déroulera de toute façon au début de l’été. La prochaine fois, on peut donc tabler soit sur un amical de préparation, soit sur un play-off si d’aventure les Bleus doivent y participer et l’UEFA en avance légèrement la date. Quoi qu’il en soit, on leur souhaite bien évidemment continuation de cette série.

Référence :

(1) Jean-Philippe Réthacker et Jacques Thibert, La fabuleuse histoire du football, éditions de La Martinière.

9 réflexions sur « Les six sextiles du textile bissextile »

  1. J’ai cherché les Suisses présents aux JO 1924 (médaille d’argent), pas grand monde hormis Paul Schmiedlin et Gottenkieny (il ne joue pas mais est dans la liste).

    Au passage, je pense que celui qui est nommé Merks est en fait Oskar Merkt.

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    1. J’ai lu le livre « Génération supporter », de Philippe Broussard, peu après sa sortie en 1990. C’était le résultat de plusieurs années d’enquête dans le monde des ultras. Les détails sont vagues maintenant, mais en gros, la France était deux bons niveaux au-dessous des têtes d’affiche : Angleterre, NL, Grèce… Au milieu des années 80, il n’y avait vraiment pas grand-chose à part le Kop of Boulogne.

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