Les granges brûlées – 3ème partie

« Nous ne connaissons la valeur de l’eau

que lorsque le puits est à sec. »

Proverbe anglais

Rappelez-vous : en remontant le cours désormais tari des granges stadiales de jadis, nous avions d’abord laissé derrière nous les ruines fumantes de Crystal Palace, puis à Manchester celles plus industrieuses de la Grandstand – laquelle, quoique postérieure d’une dizaine d’années, ne devait pourtant rien aux susmentionnées et gracieuses structures de Sydenham.

Puis un demi-siècle encore, et l’ambition à jamais contrariée des dirigeants de Tranmere semblait avoir réglé, pour de bon, son compte à ces granges démultipliées que le prodigue Leitch, bien qu’il fût encore aux manettes à Molineux ou pour Highbury, s’était surtout employé à condamner, à mesure des progrès aux quatre coins du monde de son modèle peu à peu accompli de tribunes à pan unique…

Quittées partout sur le spectacle désolant de la nuée et de la cendre, que ce fût ici et là au nom de la modernité, ou à Old Trafford quand la Luftwaffe en nivela les toitures aux prophétiques faux airs de bombardier, les tribunes à travées multiples subsisteraient pourtant quarante ans encore, qui à Chypre, qui en Pologne… et même davantage aux confins de la terre natale d’Archibald Leitch : en la touristique bourgade de Carlisle, et parmi la secourable humidité du Lake District.

Et donc… était-ce donc tout là ? Précédés par leur longue réputation de refuge patrimonial, les footballs périphériques en avaient-ils déjà fini de leurs surprises ? Ou pour poser l’équation en d’autres mots : la Warwick Road End de Brunton Park serait-elle vraiment, à compter de l’inéluctable destruction de ses consœurs de Chypre et de Lodz, l’ultime vestige des si adroites granges de jadis? Après une telle Histoire, si féconde et si fondatrice : comment se contenter de cela ?

Le goût du feu

Résolue, une petite armée de passionnés se mettrait donc en branle, fût-ce en désordre. Et parfois les passionnés trouvent-ils – ou plutôt, toujours : ces passionnés croient-ils, ou veulent-ils coûte que coûte croire avoir trouvé…

Ces dernières années verraient par exemple circuler, parmi le ténu mais fiévreux microcosme des amoureux des travées multiples, cet obscur cliché venu d’Ecosse, qui curieusement semblait avoir réussi l’exploit, sous les cieux éternellement brouillés des Highlands, d’avoir été pris comme en un fâcheux contrejour, que tempérassent à peine de diffuses nuées…

Au bas de la photo, et l’accompagnant, une poignée de mots : « Caledoninan (sic) FC, Inverness previous stadium ». Et c’était à peu près tout… mais suffisant – parfait, même – pour que la machine à fantasmes s’emballât aussitôt : à défaut toujours du pudibond Nessie, les lugubres Highlands avaient au moins livré, cela ne faisait aucun doute, cela même que tout esprit romantique attendra toujours d’elles : chimères primitives, créatures ténébreuses… et donc ce stade cafardeux, mais miraculeux, et que l’on crût sorti d’un âge aussi ancien que les montagnes pelées autour…

A y regarder de plus près, pourtant, la tribune même était assurément découplée des pignons de briques délavées, dont la manifeste position à l’arrière-plan excluait, sans ambiguïté aucune, qu’il pût s’agir ici de tribunes à travées multiples.

Et pire : quoique disposés toujours à en remontrer à leurs voisins anglais, la poignée d’Ecossais qui trouveraient quelque intérêt historique à ce stade et à ce cliché, ne le feraient guère que pour l’antique distillerie y saisie en son arrière-plan, et structurellement sans rapport aucun avec le stade, sinon bien sûr dans les esprits embrumés des amateurs de belles histoires, ou à l’imagination toujours débordante des explorateurs désespérés.

Brunie par la rouille : la toiture plate de la modeste Distillery End. Et sans rapport aucun avec elle, plus à droite : les toitures zigzaguées des whisky Glen Mohr.

C’est qu’en l’espèce, ce que d’aucuns tiennent aujourd’hui encore pour l’une des dernières structures à travées multiples ayant existé, n’était rien plus que l’illusion née de l’érection, en 1926 et derrière l’un des buts du stade écossais de Telford Street Park, d’une tribune basse contre les entrepôts de l’âpre distillerie Glen Mohr…

Des plus rudimentaires, cette tribune dite de la Distillery End serait détruite à deux reprises par les flammes, avant d’être rebaptisée en Comet End puis pour de bon mise à bas, au mitan des années 1990, de sorte qu’y fût construit un vaste, vulgaire et fatal centre commercial. Sans trop qu’on sache qui, de ce mirage rouillé où il n’y avait rien, à ce temple où désormais pullulent les biens de consommation inutiles, aura le moins mal satisfait aux quêtes absurdes de sens, dont chacun comme il peut s’emploie à draper le lit ténu de son existence.

Panneau de basket improvisé, au pied de la Distillery End, et dans le cadre d’une exhibition des Harlem Globe Trotters.

Certes, cette pelouse voisine du whisky et du Loch Ness aura eu bien des mérites, dont le moindre ne fut d’avoir abrité l’une des plus invraisemblables exhibitions des Harlem Globe Trotters, sur un terrain de basket improvisé et sous la pluie. Mais de tribune à travées multiples, il n’y fut jamais question : rien plus qu’un serpent de mer, que çà et là fantasment encore de pieux traqueurs de trésors, dans le nomade exorcisme des sorts subis par Charlton et Sydenham, sur Hyde Road et à Prenton Park, à Highbury et à Old Trafford, et sur Millfields Road et par Molineux…

L’urgence, à leur décharge, est pourtant bel et bien là. Car sitôt consommées les destructions prochaines du Koluszki et du Tsirion, et pour la plus grande désolation de la pluralité stadiale, ne subsisteront plus que les trois granges turquoises de la Warwick Road End – et encore : cela même est-il si sûr ? Ou cette vieille dame, aussi, sera-t-elle réduite un jour par l’hubris, la modernité voire le feu purificateur ?

Sauvées des eaux

Quand, il y a désormais un quart de siècle, les supporters de Carlisle obtinrent enfin la tête du fantasque Michael Knighton, au bout de sept ans de présidence marqués par la mise à bas d’une tribune, et même par son passage infructueux sur le petit banc, il semblait acquis que la Warwick Road End, longtemps menacée par les projets fous de ce fugace Caligula, pourrait pour de bon dormir sur ses deux oreilles – et enfin !

Carlisle, décembre 2023.

Et cependant, au rythme entêtant de ces inondations qui, chaque année, noieraient la pelouse de Brunton Park sous un bon mètre de pluie, des plans seraient-ils élaborés, et un accord même conclu en 2014, en vue de la construction d’un nouveau stade, et de l’abandon pur et simple de ce complexe entré pourtant dans la légende, à mesure de la destruction ailleurs de la moindre tribune de son acabit…

Le déluge de décembre 2023 serait toutefois d’un ordre nouveau qui, non content d’afficher les défauts de Brunton Park, mettrait plus encore à nu ceux du moindre site envisagé pour la construction du nouveau stade – et pire : mettraient en péril jusqu’à la viabilité économique du projet.

C’est que, ainsi que l’expliquerait aussitôt le co-propriétaire John Nixon, et outre d’avoir mis en évidence les tares du meilleur site potentiel, ces dernières inondations avaient aussi réduit la valeur des actifs existants : « Il est évident que notre terrain ne vaut plus du tout le montant que nous lui prêtions auparavant. Sa valeur patrimoniale était d’environ 6 millions de livres sterling mais, désormais, à quoi bon le mettre encore sur le marché ? »

John Nixon, Président du club jusqu’en juillet 2024.

Bientôt démissionnaire, le très apprécié Nixon poursuivait : « Mais surtout, ce que cette crise nous a également appris, c’est que l’un des sites que nous avions envisagés pour le nouveau stade a été inondé lui aussi. Autant dire que cette option-là n’a plus rien d’envisageable, car, là encore : à quoi bon déménager, si c’est pour retrouver les mêmes inondations à cet endroit ? »

« La solution, à l’avenir, est peut-être bien de développer Brunton Park. Du reste, voilà une piste que nous n’avions pas abordée sérieusement lors des réunions du Conseil, mais vers quoi il nous revient désormais de prospecter, avec l’appui du gouvernement et de l’Agence de l’environnement. »

Et de fait : pour l’heure et en guise de déménagement, la direction de Carlisle United n’a guère déplacé que ses bureaux, initialement sis au rez-de-chaussée de la tribune Ouest, et dorénavant perchés au premier étage de la tribune Est. Sous le regard immuable de sa vieille dame de bois et d’acier, insensible à ces va-et-vient, et à l’entrée de laquelle l’on aimerait tant lire ces mots, comme une profession de foi :

« Il est évident que nous changeons d’époque. Il faut faire notre bilan. Nous avons un héritage, laissé par la nature et par nos ancêtres. Des paysages ont été des états d’âme et peuvent encore l’être pour nous-mêmes et ceux qui viendront après nous ; une histoire est restée inscrite dans les pierres des monuments ; le passé ne peut pas être entièrement aboli sans assécher de façon inhumaine tout avenir. Les choses se transforment sous nos yeux avec une extraordinaire vitesse. Et on ne peut pas toujours prétendre que cette transformation soit un progrès. Nos « belles » créations se comptent sur les doigts d’une main, nos destructions sont innombrables. »

Ces mots de Giono toutefois, contemporains de la ruine de la Street Stand à Wolverhampton, ne sauraient soigner l’amnésie du monde. Aussi et dans le doute, aurez-vous peut-être vous aussi désormais ce réflexe, au gré de vos prochaines pérégrinations, qui incline à regarder autour de soi, intrigué par des écharpes, une rumeur ou un pylône d’éclairage – et alors, alors peut-être, contribuerez-vous à sauver d’un peu la lignée douloureuse des granges stadiales d’autrefois.

Millfields Road, 1947. Extrait du film « The Turners of Prospect Road ».

… et demain ?

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