Les grands duels : Brésil – Tchécoslovaquie (1re partie)

Ils ont fait la légende des compétitions internationales. Ils ont déchaîné les passions et déchiré les familles. Ils ont rythmé les règnes et ponctué les changements d’époque. Régulièrement, P2F évoque pour vous l’un des grands duels à répétition de l’histoire du football. Aujourd’hui, revenons sur les Tchécoslovaquie – Brésil du passé, des duels au parfum de naphtaline impliquant une nation disparue au riche passé. En trois Coupes du monde, ce duel a eu lieu cinq fois, les deux équipes s’étant affrontées à deux reprises lors des éditions 1938 et 1962.

A la veille de l’ouverture du Championnat du monde 1938, derrière l’Italie tenante du titre et grande favorite, L’Auto cite la Tchécoslovaquie parmi les principaux outsiders aux côtés de la Hongrie, l’Allemagne – renforcée par six éléments autrichiens à la suite de l’Anschluss – et la France. Qualifiée en ayant balayé la Bulgarie, la Tchécoslovaquie nourrit de grandes ambitions étayées par une campagne de matchs préparatoires prometteurs dont un déplacement héroïque à White Hart Lane contre l’Angleterre[1]. Finaliste en 1934, elle espère se délester du poids de l’échec à Rome quatre ans plus tôt, l’attaquant Oldřich Nejedlý rappelant que « cela ne pouvait pas être oublié. Nous étions tous déprimés et bouleversés parce que nous n’avions pas conquis le titre qui était si proche même si, quand nous sommes rentrés chez nous, nous avions l’impression d’avoir gagné la Coupe du monde. »

Nejedlý

En l’absence de l’Uruguay et de l’Argentine, le Brésil porte seul la responsabilité d’entretenir la réputation d’artistes des joueurs sud-américains. Ce que confirme d’emblée Lucien Gamblin en écrivant dans L’Auto « nous ne savons pas autre chose des footballeurs brésiliens que ce qu’ils nous ont parcimonieusement fait voir il y a quinze jours à Saint-Ouen lors d’une partie d’entraînement où le comique l’emporta de loin sur le sérieux. Mais nous fûmes impressionnés ce jour-là par la parfaite technique accusée par les joueurs brésiliens, pour qui le ballon est un objet familier, dont ils disposent avec une parfaite aisance. » A l’occasion de portraits consacrés à ceux qui pourraient être les stars de la compétition, Gamblin mise sur Leônidas, « aux jambes souples de danseur, aux épaules larges et à la poitrine athlétique. »

Au premier tour, au Havre, la Tchécoslovaquie peine à se débarrasser de Pays-Bas accrocheurs. En première période, František Plánička démontre qu’il demeure au top à 34 ans en réalisant plusieurs arrêts avant que ses équipiers n’accélèrent sans toutefois trouver la faille. Les prolongations sont nécessaires pour que le jeu collectif tchécoslovaque fasse la différence. Au même moment, à Strasbourg, les spectateurs de la Meinau assistent à une rencontre parmi les plus extraordinaires de la Coupe du monde. Dans un premier temps, la virtuosité et la vitesse des Brésiliens malmènent les Polonais, 3-1 à la mi-temps. La pluie, soudaine et diluvienne, inverse le rapport de force et les Aigles arrachent la prolongation, 4-4. Au terme du temps additionnel, le Brésil s’impose finalement 6-5. Auteur d’un quadruplé, la prestation d’Ernest Wilimowski est éclipsée par celle de Leônidas, trois buts en dépit de la contrariété de ne pas avoir été autorisé à jouer pieds nus sur l’herbe détrempée. Dans son compte-rendu, Gamblin écrit : « ce petit homme noir, comédien du genre comique, adroit comme un singe, sortait à tout instant de la mêlée comme un diable de sa boîte. »

Vue de la rencontre opposant les Pays-Bas à la Tchécoslovaquie au Havre.
Scène de Brésil – Pologne à la Meinau.

L’écrin du Parc Lescure

Opposés en quart de finale, Tchécoslovaques et Brésiliens ont rendez-vous à Bordeaux et plus précisément au Parc Lescure[2], un complexe sportif ultramoderne combinant références à l’art-déco et à l’Antiquité. Le matin du match, une cérémonie consacre l’achèvement d’un projet long de cinq ans, budgétairement délirant pour les finances publiques, mais dont le résultat monumental participe au prestige de la ville. D’ailleurs, le lendemain, La Liberté du Sud-Ouest titre : « L’inauguration du stade municipal a constitué un évènement sans précédent dans les annales de la cité bordelaise », reléguant au second plan le choc sportif.

La stade municipal, un prodige architectural.

Soignant particulièrement l’accueil de leurs hôtes, les sommités locales organisent une réception à l’Hôtel de ville, suivie d’un dépôt de gerbes devant les monuments aux morts, et contribuent à entretenir l’atmosphère lénifiante qui précède la rencontre. Tout juste Gamblin nous apprend-il qu’un richissime carioca promet l’équivalent de 30 000 francs à Walter, le gardien suppléant du Brésil, si celui-ci n’encaisse pas de but face à la Tchécoslovaquie. Cette économie de mots dans la presse nationale s’explique par le duel latin à venir entre la France et l’Italie à Paris, objet de toutes les supputations. Parmi celles-ci, Jacques de Ryswick prophétise dans L’Auto que « plus que jamais, le caractère viril du football apparaîtra aujourd’hui… » Il n’imagine pas que c’est à Bordeaux que la virilité va s’exprimer de la manière la plus évidente.

« La Bataille de Bordeaux »

Devant 25 000 Bordelais accourus au stade municipal, l’excès de testostérone se manifeste très rapidement entre deux équipes disposées en pyramide inversée. Au marquage impitoyable de la défense dirigée par Jaroslav Burgr répond l’irascibilité des Brésiliens et cela crée des étincelles. Dès la 12e minute, l’arbitre hongrois Pál von Hertzka exclut le milieu Zezé Procopio, auteur d’un mauvais geste sur Nejedlý. Malgré cette infériorité numérique, le Brésil ouvre le score grâce à Leônidas et il faut que le « Chat de Prague » Plánička réalise plusieurs sauvetages pour préserver les chances des siens. A l’approche de la mi-temps, un échange de coups de poings entre Jan Říha et Machado conduit von Hertzka à les renvoyer aux vestiaires prématurément.

Plánička devance Leônidas.

A 9 contre 10, les coachs effectuent des ajustements durant la mi-temps : pour sécuriser ses arrières, Adhemar Pimenta réduit la densité offensive brésilienne alors que Josef Meissner redéfinit les rôles de ses attaquants en positionnant au poste d’avant-centre Nejedlý, le meilleur buteur de la Coupe du monde 1934. En dépit des fautes et des actes d’antijeu, les Tchécoslovaques pratiquent alors un football typique de l’Europe centrale, ordonnancé, collectif et empreint de classicisme. Ils se créent de nombreuses occasions sans les concrétiser par excès d’altruisme, comme s’il s’agissait d’un ballet que personne n’ose interrompre d’une frappe au but sacrilège.

Ils mesurent alors le poids de l’absence de Jiří Sobotka – l’avant-centre de 1934 – et plus encore celle du buteur compulsif qu’est Josef Bican. International autrichien jusqu’en 1936, Bican quitte l’Admira Vienne pour le Slavia Prague l’année suivante et exprime le souhait de porter les couleurs tchécoslovaques, le pays de ses parents. La Première République conditionne alors l’octroi de la citoyenneté tchécoslovaque à l’obtention d’une citoyenneté municipale, bien plus contraignante qu’une simple domiciliation. Les formalités administratives traînent en longueur et lorsque Pepi Bican dispose enfin de la nationalité tchécoslovaque, la Coupe du monde vient de s’achever.

En l’absence de sauveur, il faut la fatigue des Brésiliens et une main de Domingos da Guia pour que Nejedlý égalise sur pénalty. En prolongations, Leônidas tente vainement une bicyclette, un geste méconnu en Europe. Impressionné, le journaliste français Raymond Thourmagen qualifie Leônidas d’« Homme caoutchouc ». Le score reste figé et puisque les séances de tirs au but n’existent pas encore, les deux équipes sont invitées à se retrouver au même endroit deux jours plus tard. Dans les coulisses de Lescure, le sentiment de frustration s’exprime dans chaque camp. Le très francophile président de la fédération tchécoslovaque Rudolf Pelikan regrette les opportunités manquées des siens pourtant en supériorité numérique alors que selon l’envoyé spécial brésilien d’O Jornal dos Sports, « avec un autre arbitre, nous aurions gagné le match. »

Les remplaçants brésiliens assurent

Quand il est temps de produire un état des pertes de « la Bataille de Bordeaux », le bilan est sévère. Les Tchécoslovaques déplorent trois victimes, leurs meilleurs atouts : Říha, suspendu, Nejedlý, jambe cassée, et Plánička, double fracture du bras. Exténués mais sans blessures majeures, les Brésiliens s’en sortent mieux malgré les suspensions de Zezé Procopio et Machado.

Prise de balle de Walter, le gardien Brésilien.

Par obligation et par choix, Meissner renouvelle à 80% le quintet offensif et ne conserve que le tendre Josef Ludl en pointe. De son côté, Pimenta n’aligne sur la feuille de match que deux des héros du premier match, le gardien Walter et le Diamant Noir Leônidas. Ce faisant, il accorde une grâce partielle à deux titulaires en puissance jusqu’alors écartés pour leurs écarts aux règles de vie de la délégation sud-américaine, Patesko et Tim.

Dans un climat apaisé par l’autorité de l’arbitre bordelais Georges Capdeville, les Tchécoslovaques déploient leur football académique et ouvrent le score logiquement via Vlastimil Kopecký. Dès lors, les Brésiliens changent de vitesse et asphyxient leurs adversaires. A l’heure de jeu, Leônidas égalise d’une frappe que Plánička aurait probablement stoppé puis il lance Roberto, auteur du but offrant la victoire à la Seleção. Dans cette rencontre, Tim révèle la délicatesse et l’immensité de son talent en tant qu’inter gauche.

But de Leônidas, Karel Burkert est battu.

Incontestable vainqueur, le Brésil se prépare déjà à affronter l’Italie en demi-finale. Dans un papier paru dans L’Auto le lendemain matin, Pepe Villengui révèle qu’exténué, les muscles endoloris, Leônidas devrait être mis au repos par Pimenta contre les champions du monde en titre[3]. Avec ce choix, le technicien brésilien vient d’ouvrir un débat sans fin sur ce qu’aurait été le résultat de Brésil – Italie en présence du Diamant Noir. Quant aux Tchécoslovaques, ils expriment la déception d’avoir combattu sans leurs meilleurs atouts. Ils se consolent avec le succès du Slavia de Pepi Bican en Coupe Mitropa à la fin de l’été mais tout cela n’est rien au regard de ce que vit l’état tchécoslovaque, amputé des Sudètes après les Accords de Munich en septembre 1938 et grignoté peu à peu par les pays voisins jusqu’à la disparition totale de son territoire en mars 1939.


Feuilles de match

12 juin 1938, stade municipal de Bordeaux

Brésil – Tchécoslovaquie : 1-1, Leônidas (30e), Nejedlý (65e sur pénalty)

Arbitre : Pál von Hertzka

Brésil : Walter – Domingos da Guia, Machado (expulsé 44e) – Zezé Procópio (expulsé 12e), Martim Silveira, Afonsinho – – Lopes, Romeu Pellicciari, Leônidas, Perácio, Hércules.

Tchécoslovaquie : Plánička – Burgr, Daučík – Košťálek, Bouček, Kopecký – Říha (expulsé 44e), Šimůnek, Ludl, Nejedlý, Puč.

14 juin 1938, stade municipal de Bordeaux

Brésil – Tchécoslovaquie : 2-1, Leônidas (57e), Roberto (62e), Kopecký (25e)

Arbitre : Georges Capdeville

Brésil : Walter – Jaú, Nariz – Britto, Brandão, Argemiro – Roberto, Luisinho, Leônidas, Tim, Patesko.

Tchécoslovaquie : Burkert- Burgr, Daučík – Košťálek, Bouček, Kopecký – Kreuz, Horák, Ludl, Senecký, Rulc.


[1] Défaite 5-4 contre l’Angleterre en décembre 1937, Stanley Matthews inscrivant le but victorieux de l’Angleterre alors que le stade est plongé dans le brouillard.

[2] Actuel stade Chaban-Delmas.

[3] Venue en France sans masseur, la Seleção s’en remet à un joueur argentin évoluant en France, sans véritable formation aux soins, Carlos Volante. Plus tard, il évolue à Flamengo et donne son nom au poste de milieu de terrain en position basse dans le football brésilien. Leônidas aurait-il pu jouer si Johnson, le massagista de 1930 et 1950, avait été présent en France ?

2 réflexions sur « Les grands duels : Brésil – Tchécoslovaquie (1re partie) »

  1. J’aime bien quand, incidemment, des personnages se rencontrent – Cf. cette troisième note de bas de page, par exemple.

    Ton univers vit bien, Verano!

    Tu évoques la naturalisation, mais trop tardive, de Bican.. Peu avant la WC 1934, et à cette fin, le Belge Raymond Braine se vit aussi proposer d’épouser la nationalité tchécoslovaque – dont il n’avait toutefois que faire. Puis rebelote en 1936, en contrepartie d’une fortune qu’il négligea. Quand on sait le sort que lui réserva son pays dizaine d’années plus tard, et une fois de plus..

    Concernant les CZ, c’est peu dire qu’ils étaient pétris d’ambitions! S’imaginer un trident offensif Nejedly-Bican-Braine ; on faisait alors très difficilement mieux..

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