Dans la moiteur des terres gorgées de mousson perlent des gouttes de magie. Parsemant de jade, de lapis-lazuli ou d’émeraude ces sols imbibés, elles font pousser ces hommes-plantes au destin céleste. Le plus illustre d’entre eux, Siddharta Gautama, dit Bouddha, fit des terres indiennes un jardin aux mille parfums, se répandant par-delà les frontières, touchant de sa grâce d’autres hommes voués à transcender leur condition matérielle. Aux confins de ce jardin, des êtres s’élèveront de leur dénuement et feront de leur pays bourgeonnant une puissance continentale du football aussi brillante qu’éphémère. Voici l’histoire de la terreur du ballon rond asiatique des années 60-70 : les Anges blancs de la Birmanie.
Lorsqu’on évoque la Birmanie – aujourd’hui le Myanmar – rares sont les images positives qui viennent à l’esprit. Entre une junte qui opacifie le pays, le sort des Rohingyas abandonnés de tous, et un niveau de vie parmi les plus bas de la Terre, il est dur de trouver des raisons de sourire pour ce coin du monde à l’histoire glorieuse. Car oui, dans sa tumultueuse ligne du temps, la Birmanie aura connu des empires éclatants et parmi les plus grands du Sud-Est asiatique. Le Royaume de Pagan (849-1237), la Dynastie Taungû (1510-1752) et la Dynastie Konbaung (1752-1885) auront mis au pas nombre de voisins à coup de dha et auront fait rimer Birmans avec crainte dans les chaumières.
Mais, que valent des lames aiguisées et une appétence pour le combat face à la puissance de feu de la Perfide Albion ? Enserrant les Indes tel un boa étouffant sa proie, l’Angleterre promène ses yeux reptiliens de gauche à droite, montrant ses crocs venimeux à qui voudrait disputer son territoire. La percée française en Indochine et les velléités chinoises poussent les sujets de Sa Majesté à élargir leur champ d’action vers l’est, en utilisant les visées birmanes sur les royaumes de Jaintia et de Cachar comme prétexte. Déclarés protectorats britanniques manu militari, les territoires du Nord-Est des Indes devinrent le théâtre des guerres anglo-birmanes, commencées en 1823 et achevées en 1885. La première sera la plus coûteuse en hommes et en argent que la Couronne n’aura jamais mené. Près de 15 000 soldats britanniques et indiens mourront au combat ou de maladie (sans compter les innombrables pertes côté birman), tandis qu’environ 13 millions de livres sterling (au taux actuel, grosso modo 1,38 milliard) furent dépensés dans cette entreprise.
Rentrée dans le giron anglais, la Birmanie commence alors sa vie dans l’ombre de l’occupant, les yeux étonnés face au grand écart qu’on lui impose. Elle aura surtout l’insigne honneur d’être considérée officieusement comme colonie écossaise, tant était grande la présence des Scots sur les rives de l’Irrawaddy. Dans les années 1920, exception faite de l’Ecosse et du Canada, c’était en Birmanie que l’on retrouvait la plus grande concentration d’Ecossais au monde. La possibilité de s’en mettre plein les fouilles et d’échapper à la rigidité de la Bretagne victorienne poussera nombre de ces amateurs de whisky vers la partie orientale des Indes. Il convient également de noter que parmi les édiles au pouvoir en Birmanie figuraient une bonne partie des élites indiennes, que les Anglais avaient astucieusement détournés vers leur voisin. L’immigration indienne, encouragée par le Raj britannique, avait confisqué les clés de la gouvernance, dans un étrange co-colonialisme, et s’assurera de ne surtout pas les rendre aux Birmans. Les émeutes qui éclateront en 1938 seront d’ailleurs plutôt destinées à se débarrasser de la mainmise indienne que de la tutelle anglaise…
Néanmoins, certaines parties du pays échappent encore aux Britanniques. Les états Shan et Kashin, plus grands que l’île de Bretagne, sont considérés comme terra incognita, des collines boisées de jungles touffues et de tribus hostiles. Qu’à cela ne tienne, la Compagnie des Indes orientales sort l’une de ses innombrables cartes, alors que le Grand Jeu (https://www.pinte2foot.com/article/le-grand-jeu) bat son plein, en envoyant un certain James George Scott défricher ces territoires « immaculés » au nom de la Reine, en 1886.
Dans la grande lignée de ces intrépides aventuriers, ce baroudeur écossais arpentera les hauts plateaux, machette dans une main et ballon dans l’autre. Il rencontrera foule de tribus et groupes ethniques, bataillera à travers jungles et marécages, échappera à la mort, aux maladies et autres joyeusetés en comptant sur sa chance, mais surtout sur son bagou, sa connaissance des cultures et langues locales, et à sa propension à enseigner le football à tous ceux qu’ils croisaient. A ce titre, James Scott est considéré comme le véritable père du football en Birmanie.
Les autochtones furent rapidement conquis par ce sport qui se rapprochait fortement d’une pratique locale, le chinlon (ou cane ball), durant laquelle les participants devaient empêcher une balle en panier tressé de toucher le sol en jonglant avec le pied. Cette pratique requiert dextérité et technique, des caractéristiques encore vivaces aujourd’hui parmi les joueurs birmans, adeptes d’un jeu léché à défaut d’être efficace.
Mais rembobinons la cassette en noir et blanc de cette période épique. Nous sommes en 1879, au Saint John’s College, dans le faubourg de Lanmadaw, à Yangon. Sur le terrain aux hautes herbes qui entoure l’établissement, de jeunes Britanniques et de jeunes Birmans s’apprêtent à disputer le premier match de football jamais joué en Birmanie. Misère, le ballon crève, et voilà James George Scott arpentant la ville à toute vitesse à la recherche d’une vessie de porc destiné à colmater la sphère abimée…
Jalouse, l’Histoire reste muette sur le score, trop heureuse d’être la seule spectatrice de cet évènement solennel. De rouges et suffocants Européens tentèrent-ils d’arrêter de vifs et fluets Asiatiques tout en technique et volants au premier contact physique ? Gageons qu’aucun d’entre eux n’avait conscience de la portée de ce moment historique lorsque les premiers tacles commencèrent à fuser sur la pelouse.
Petit à petit, le football se fera une place dans le pays, tant au niveau des élites que de la population locale. Si les Britanniques se structurent sous l’égide de la Burmese Athletic Association et font d’un ancien bassin d’eau leur terrain de sport principal en 1909, les Birmans ne sont pas en reste. La fièvre du ballon rond et si forte que, bientôt, ils seront les prochains à l’exporter dans le reste de l’Asie.
Le plus célèbre de ces passeurs reste Kyaw Din. Né en 1900, le jeune homme embarque pour le Japon pour étudier à la Tokyo Technical Higher School (maintenant Tokyo Institute of Technology). Sa connaissance du football est telle qu’il coache avec succès la Tokyo Normal High School et la Waseda High School, avec des résultats probants aux championnats inter-écoles japonais. Au truchement des ères Taisho et Showa, U Kyaw Din se lance dans un tour du pays pour y enseigner le football et le coaching. Son livre « How to play association football » sortira en japonais en 1923 grâce à la traduction de ses élèves, et reprend les principes et les théories de Kyaw.
Celui-ci accordait une grande importance à la notion d’unité, privilégiant les passes courtes et le bloc-équipe aux exploits individuels. Ces concepts auront un grand impact sur la jeune équipe japonaise, tant et si bien que le pays remporte la médaille d’or aux Championnats d’Asie de l’Est en 1930. L’équipe était entraînée par Shigeyosu Suzuki, ancien coéquipier de Kyaw à Waseda, et comptait dans ses rangs plusieurs joueurs de l’université de Tokyo. Les Nippons auront l’occasion de montrer leurs progrès au monde six ans plus tard lors des Jeux Olympiques de Berlin. Ils vaincront la Suède 3-2, avant de s’incliner lourdement face à l’Italie 8-0, mais l’essentiel était ailleurs.
Retourné en Birmanie en 1924, Kyaw retombera dans l’anonymat, mais pas pour les Japonais qui l’ont intégré à leur hall of fame en 2007. Un hommage magnifique pour un pays si éloigné des cimes du football…
Dans l’ombre des parties opposant les Anglais, les Trousers, aux Birmans, les Putsoes (sorte de longyi, vêtement traditionnel), le monde gronde… Alors que le bruit des bottes augmente, les Birmans sont sommés de choisir leur camp. Naturellement, la mainmise de fer des Britanniques sur le pays poussera les locaux dans les bras des Japonais. Ba Maw et Aung Sang, figures de l’indépendance birmane, lèvent leur armée et président le gouvernement pro-nippon qui dirige la Birmanie de 1942 à 1945. Malheureusement pour eux, leur territoire sera considéré comme un gigantesque champ de bataille entre les forces des Alliés et celles de leurs adversaires. Le pays est dans un état épouvantable, le Japon perd 150 000 hommes, tandis que 250 000 civils birmans trouveront la mort dans cette apocalypse.
1948, l’heure est enfin à l’indépendance. Un an auparavant, la Burmese Football Federation (BFF) avait vu le jour, rejoignant la FIFA en 1952 et l’AFC en 1954 dont elle est l’une des membres fondateurs. De 1947 à 1950, les ligues sont uniquement régionales, avant que la Fédération ne lance les States and Divisions Football Tournaments en 1952. Cette mesure s’avèrera fructueuse, permettant de repérer les meilleurs talents de chaque état. On n’a pas d’argent, mais on a des idées !
L’équipe nationale voit également le jour, mais s’incline 5-2 pour son premier match face à un Hong-Kong battant encore pavillon anglais. Qu’à cela ne tienne, le meilleur est à venir… La Birmanie participe à sa première compétition internationale à l’occasion des Jeux Asiatiques de 1951 de Delhi. A la clé, une défaite anonyme face à l’Iran, mais voilà enfin les Birmans sur la grande scène du football international.
1954, Jeux Asiatiques de Manille. Après avoir remporté la poule face à Singapour et au Pakistan, la Birmanie tient la Corée du Sud en échec en demi-finale mais ce sont ces derniers qui passent grâce au goal-average en poule… Enervés, les Birmans s’offrent l’Indonésie pour la troisième place, et leur première breloque en prime. La machine est lancée. En 1961, la Birmanie organise les Jeux d’Asie du Sud-Est et atteint la finale, uniquement battue par la Malaisie. Une médaille d’argent, cette fois-ci, en attente d’une première véritable consécration. Et cette occasion va se présenter très rapidement.
Boris Ghanem pour Pinte de Foot
Bon.. La Birmanie, je crois qu’on ne l’avait pas encore fait???
Il restera quoi bientôt, Nauru?? Ca existe encore, Nauru?
Content de vous relire, sieur Shakhtar. Et de vous rerelire demain dès l’aube.
Nan ? L’Irrawaddy… La Birmanie, donc ?
Je lirai ça tantôt !
D’ores et déjà mille mercis pour le voyage.
Pagan, ça a l’air fantastique. Un couple d’amis m’en avait parlé avec enthousiasme. Et comme tu l’écris, le régime militaire contrôle absolument tout. D’ailleurs, avant 2010, il y a avait un circuit pour les étrangers à respecter à la lettre sinon…
Terre d’accueil des Écossais ? Je sais que Charlie Mitten est né à Rangoun.
L’administration et l’armée coloniales offraient de meilleures perspectives d’évolution aux non-Anglais que leurs équivalents dans la métropole. Les Irlandais ou les Ecossais y furent donc sur-représentés car ils pouvaient plus facilement y gravir les échelons.
La Birmanie britannique, moi, ça m’évoque surtout Eric Blair…
Et ils tendaient à faire de l’excès de zèle, montrer patte blanche, « voyez comme je suis un digne serviteur de l’Empire »…… Ce n’est pas un hasard, si mon cher Borges choisit un Ecossais, pour figurer un répresseur féroce aux Indes dans « L’homme sur le seuil ».
C’est aussi un des creusets de la Britishness, en effet.
Merci l’ami. Voyage en terres inconnues. On attend la description de l’âge d’or !
Ça en vaudra la peine 😁 !
Certains textes parviennent à dévoiler un peu du mystère de terres inconnues et de temps lointains tout en l’entretenant, mobilisant l’attention du lecteur qui dévore les lignes d’une traite, surpris que la 1ere partie s’achève déjà. Puis le lecteur reprend le récit posément et le savoure vraiment. Vivement la suite !
Merci l’ami, toujours un compliment tes commentaires 😉
La dernière photo, c’est ce fameux James George Scott qu’on y voit notamment??
Aung Sang est évoqué, très habile/opportuniste (au choix!) père de..
Laquelle fille sembla avoir hérité de certains traits du père : publiquement plus libérale que la moyenne sur certains points..mais intérieurement trop ethno-nationaliste sur d’autres ; bref et en somme, voilà en définitive une Prix Nobel (libérale..) qui n’aura sans doute tout-à-fait répondu (nationaliste..) aux attentes placées en elle par ses soutiens occidentaux. La politique, ou l’art de se servir chacun tant que possible des autres.
Souvent lu que les Birmanes compteraient parmi les plus belles femmes au monde?? Curieux de voir ce que leurs footballeurs ont dans le ventre!
Yes c’est bien le James 😉
Très dur de mettre en sourdine les questions ethniques là-bas, encore maintenant les guérillas en place sont menées sur des bases tribales.
Mais oui à l’ouest ça à dû grincer des dents avec son traitement des rohingya 😅
Ben oui, comme un binz dans la matrice. C’était assez rigolo en termes de tartufferies.
Lu.
Merci.
Tu évoques le positionnement de la Birmanie pendant la Deuxième Guerre mondiale. Quel était-il pendant les années de guerre froide ?
Plus de détails dans la 2e partie lundi 😉
Dans les années 60 et le coup d’état, le pays passe sous régime socialiste + la guerre du Vietnam, donc ce qui est américain n’est pas vraiment le bienvenu…
Après, le pays va plutôt tendre vers l’autarcie mais il faudrait creuser la question que je n’ai que superficiellement survolée.
Il s’y trouve des bases chinoises, constitutives dudit « Collier de Perles ».