« C’est le comble de l’injustice, disait Platon, de paraître juste quand on ne l’est pas ; c’est aussi l’excès de la méchanceté de cacher sous un dehors de candeur et de simplicité une malignité profonde. »
Plutarque, De la malignité d’Hérodote, 854f
Déjà auteur de plusieurs ouvrages en espagnol dédiés au football uruguayen, au championnat du monde de 1924 ou à l’œuvre mémorielle de Jules Rimet, Pierre Arrighi est revenu en octobre 2022 avec un livre en français consacré à la naissance – ou plutôt aux multiples renaissances – du mondialisme footballistique : Trois naissances du championnat du monde de football.
Une minutieuse et passionnante enquête
D’une certaine façon, ce nouveau livre est comme une synthèse et un approfondissement des travaux précédents de l’auteur franco-uruguayen. Se concentrant sur la période 1894-1950, il nous offre ainsi une plongée vertigineuse au cœur des archives de l’époque (FIFA[1], CIO[2], IFAB[3], presse, etc.). Cet admirable travail de recherche – dont témoignent les 76 documents d’époque reproduits à la fin du livre – permet d’aboutir à un récit très dense, souvent passionnant, parfois fastidieux – mais toujours intéressant.
De la malignité des Anglais
A sa création en 1904, nous apprend Pierre Arrighi, la FIFA portait en son cœur un projet : la mise en place d’un tournoi international pour les sélections européennes. Néanmoins, celui-ci menaçait autant la suprématie du BHC[4] que la FIFA menaçait celle de la FA[5]. Fort de leur autorité morale sur le football, en tant qu’inventeurs du jeu et alors meilleurs pratiquants en Europe, les Anglais entreprirent donc de saboter l’un et l’autre. Intégrant la FIFA en 1905, ils enterrèrent le projet de tournoi international et vidèrent la FIFA de sa substance. Dès lors, « la nouvelle FIFA, soumise et sans championnat, se voit réduite à l’exercice de tâches bureaucratiques. »
Première naissance en France
De vicissitudes en expectatives, le tournoi international ne naît finalement qu’en 1924 quand, sous la houlette de Jules Rimet[6] et Henri Delaunay[7], une compétition mondiale est ouverte aux professionnels et aux amateurs dans le cadre des Jeux olympiques de Paris. Ainsi, « après les championnats olympiques amateurs de 1908, 1912 et 1920, le tournoi de Paris est donc le premier championnat olympique de football ouvert à tous. »
Dès lors, fort de son succès et de la place éminente prise par le football dans le programme des Jeux, Jules Rimet impose ses desiderata pour l’édition de 1928. Ainsi, malgré le Code amateur promu en 1925 par le président du CIO Henri de Baillet-Latour, Jules Rimet réussit à ouvrir le tournoi de football d’Amsterdam aux professionnels aussi bien qu’aux amateurs.
Dans le même temps, en 1927, la FIFA met son veto à la création d’une Coupe d’Europe – projet notamment soutenu par l’Italie. En réaction, l’Autriche, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, l’Italie et la Suisse organisent à partir de septembre 1927 la Coupe internationale des nations.
De la malignité de Jules Rimet
Jules Rimet sait néanmoins que son coup de poker victorieux d’Amsterdam ne fonctionnera plus : si la FIFA s’entête à tolérer le professionnalisme dans son tournoi olympique, elle sera exclue des Jeux. Il planifie alors d’organiser, pour 1930, un tournoi mondial en dehors des Jeux et ouvert à tous les footballeurs. Si l’Uruguay, l’Italie, la Suède, la Hongrie, l’Espagne et les Pays-Bas ont officiellement déclaré leurs candidatures en vue de l’organisation de cette première Coupe du monde, Jules Rimet espère secrètement que le tournoi puisse avoir lieu en France. Au moment où s’ouvre le congrès de la FIFA de Barcelone, le 17 mai 1929, il a donc préparé en sous-main une candidature française qu’il entend dégainer au moment où les délégués présents n’arriveront pas à départager les candidatures officielles. Mais le désistement soudain des Européens – ayant déjà en tête de boycotter le futur tournoi – permet finalement la victoire de la candidature uruguayenne.
Vexé devant l’échec de son plan, Jules Rimet se rallie alors aux autres dirigeants sportifs européens et décide de boycotter le tournoi uruguayen dans l’espoir que l’AUF[8] renonce et qu’une nouvelle candidature européenne (la France ou l’Italie) l’emporte. Toutefois, devant l’opiniâtreté uruguayenne, le président de la FIFA décide – au début de 1930 – de promouvoir l’idée italienne d’une Coupe d’Europe qui se déroulerait dans l’année. Ainsi, le tournoi uruguayen serait dévalué et passerait de mondial à simplement continental. Cela, les dirigeants uruguayens ne peuvent l’accepter et ils décident de passer outre la FIFA et d’activer la voie diplomatique et politique. Le mérite de l’organisation de la Coupe du monde 1930 revient donc à l’AUF et non à la FIFA. « Face à une FIFA qui abandonne et des associations européennes qui font obstacle, le mérite revient pleinement à l’association uruguayenne. La première Coupe du monde, organisée en 1930 à Montevideo, est objectivement, d’un point de vue historique et d’un point de vue sportif, une « Coupe du Monde de l’AUF. »
« En 1924 et 1928, » conclut Pierre Arrighi, « le championnat du monde véritable est un fait historique créé par les équipes américaines qui traversent l’Atlantique et qui manifestent ainsi un mondialisme enthousiaste et spontané. En 1930, la présence des quatre associations européennes, qui voyagent contre leur gré, forcées par les politiques ou à la traîne après d’interminables marchandages, n’efface pas le comportement général du Vieux Continent, caractérisé par le manque de mondialisme voyageur. La conclusion qui s’impose est qu’entre 1924 et 1930, le mondialisme est un fait américain et que dans ce domaine, deux équipes sortent du lot : l’Uruguay et les Etats-Unis. L’absence de mondialisme européen, les complications que le boycott a engendré, les obstacles que la FIFA a multiplié, ainsi que la diminution de la quantité de nations et de continents par rapport aux tournois mondiaux du passé permettent d’affirmer que, même si 1930 marque une nouvelle naissance du championnat du monde absolu, la deuxième de l’histoire, et même si le titre de champion du monde est sauvé, il est en quelque sorte inférieur aux deux titres antérieurs mis en jeu dans le cadre olympique. Pour expliquer cette baisse, à toutes les difficultés que la FIFA et les associations européennes se sont elles-mêmes infligées, il faut ajouter un autre facteur : le prestige olympique n’agit plus. »
De retour en Europe, Jules Rimet entend alors européiser la Coupe du monde en en confiant l’organisation à l’Italie pour 1934 et à la France pour 1938, et en limitant drastiquement le nombre de places dévolues aux autres continents. Au contraire du principe olympique qui avait prévalu jusque-là, des éliminatoires sont donc désormais organisés afin de déterminer quels pays pourront participer à la Coupe du monde. Et des quotas fortement déséquilibrés sont mis en place : alors que l’Europe se réserve 12 places sur 16, l’Amérique du Sud n’a le droit qu’à deux places, l’Amérique du Nord à une seule, et le bloc Asie-Afrique à une seule également. « La FIFA se comporte alors comme une organisation équivoque, mondiale par sa dimension, continentale par sa politique. Les associations européistes obtiennent ce qu’elles souhaitent depuis longtemps : une Coupe quasi européenne qui leur donne un titre démesuré. […] La Coupe d’Europe est oubliée. Cette Coupe du monde convient très bien. […] Il apparaît cependant que cette Coupe du monde mal née en 1929, puis européisée en 1934, s’épuise et se meurt. »
Troisième naissance au Brésil
Gelé le temps de la Seconde Guerre mondiale, le championnat du monde de football naît donc une troisième fois en 1950. En 1924, il avait bénéficié d’un « double mondialisme » : « celui des hôtes français et celui de l’Amérique voyageuse ». En 1930, cependant, « le mondialisme se limite à l’Amérique », tandis qu’en 1938 « l’absence de mondialisme sain affecte les deux côtés de l’Océan. » En 1950, « une volonté claire de réunir le monde entier émerge. » Ainsi les « associations britanniques, qui intègrent la FIFA sans conditions, se montrent prêtes à participer au championnat du monde et incorporent le BHC comme tour préliminaire […]. Il y a d’autre part l’enthousiasme des associations européennes qui, cette fois-ci, ont vraiment envie de traverser l’Atlantique. La FIFA se sent sûre d’elle-même et définitivement mondialiste. C’est le monde entier qu’elle cherche désormais à conquérir. Dans ce contexte, la création d’une confédération européenne avec sa propre coupe n’est plus une menace et devient possible. Les premiers pourparlers informels s’engagent déjà entre les dirigeants français, belges et italiens. La FIFA lève son veto en 1953 ouvrant la voie à la création de l’UEFA. » La Coupe du monde au Brésil « scelle enfin la rencontre de deux mondialismes voyageurs : celui de l’Amérique, né en 1924 ; celui de l’Europe, débloqué un quart de siècle plus tard et facilité par le transport aérien. »
Désormais, le championnat du monde de football est sur de bons rails et ne rencontrera plus d’obstacles significatifs. Son accouchement se fit dans la douleur, au prix de petites morts et de grandes renaissances, mais – à partir de 1950 – il est solide.
Limites de l’ouvrage
L’étude conduite par Pierre Arrighi aboutit donc à un récit autant cohérent que convaincant, fondé sur une grande érudition. Il est néanmoins regrettable que cette érudition ne soit pas soutenue par un apparat savant digne de ce nom. D’une part, en effet, l’auteur ne cite pas systématiquement ses sources et le livre n’offre aucune note. D’autre part, et c’est sans doute la limite la plus importante, Pierre Arrighi ne propose pas une mise au point historiographique de la question étudiée et ne mentionne aucune bibliographie – sinon deux livres de mémoire édités par la FIFA, trois mentions de Pierre Cazal, deux de Tony Mason et une de Florence Carpentier. Ainsi l’impression qui se dégage est celle d’un travail ex nihilo, ce qu’il n’est sans doute pas.
De plus, l’absence de bibliographie conduit Pierre Arrighi à employer des formules vagues telles que « on dit couramment », « certains livres disent que », « on a l’habitude de dire », « certains historiens », « une partie des sphères académiques »… Bref, autant d’approximations qui ne rendent pas justice à un si beau travail de recherche !
Note : 4/5
[1] Fédération internationale de football, créée en 1904.
[2] Comité international olympique, créé en 1894.
[3] International football association board, créé en 1882.
[4] British home championship, tournoi disputé depuis 1883 par les sélections britanniques (Angleterre, Ecosse, Pays de Galles, Irlande).
[5] Football association, fédération anglaise de football créée en 1863.
[6] Président de la Fédération française de football association (FFFA) depuis 1919 et président de la FIFA depuis 1921.
[7] Secrétaire général de la FFFA depuis 1919.
[8] Asociacion uruguya de futbol, fédération uruguayenne de football créée en 1900.
Je ne l’ai pas lu mais vais le commander – pour une fois qu’il nous gratifie d’une traduction : ça s’impose!
Mais je crois volontiers que tu as raison dans ton dernier paragraphe, souligner cette absence d’apparat académique.. C’est que la forme compte en historiographie – fût-ce souvent pour ne rien dire, autre débat 🙂
Il serait malheureux que des questions de forme desservent sa crédibilité.
Maintenant, citer les sources……….
Sans effort on trouvera des..dizaines de milliers d’occurrences pour dire toujours les mêmes bêtises, celles qui font autorité..
Tellement plus compliqué d’en trouver qui fassent sens!
Bobby, tu dois te rappeler mon truc impubliable sur Lukaku? Tout en était sourcé..à ce détail près que gros 90% procédait de déclarations
..télévisuelles systémiquement mais sournoisement glissées durant les rencontres, ou avant/après sur plateau, par des carriéristes voire idéologues sapés en « journalistes », un climat.. Tu fais comment, pour documenter ça dans un livre ou un article?
Merci Bobby pour cette belle rubrique!