Lectures 2 foot (épisode 11)

Gigi Riva, Le dernier pénalty : Histoire de football et de guerre, Editions du Seuil, 2016, 19€

« Ah ! Si vous l’aviez marqué, ce penalty ! Peut-être que le destin de ce pays aurait été différent ». C’est dès les premières lignes du livre que cette citation d’un douanier serbe à Faruk Hadžibegić nous est présentée. Une phrase qui continue de suivre l’ancien joueur du FC Sochaux, dont le tir au but manqué face au gardien argentin duquel le livre prend le titre fut la dernière chose que l’on vit de la « vraie » sélection de Yougoslavie en compétition internationale (celle de 1994-2003 ne groupant plus que la Serbie et le Monténégro).

C’est également une question qui reste en filigrane tout au long des 150 pages de l’essai de Gigi Riva (homonyme mais sans lien avec le légendaire attaquant de Cagliari). Non pas que l’auteur se soit mis à imaginer une uchronie au cours de laquelle la Yougoslavie aurait remporté la Coupe du Monde 1990 et enrayé l’engrenage des nationalismes qui provoquèrent la désintégration du pays dans plusieurs années d’atroces guerres civiles (il en est certes question dans le dernier chapitre, cela dit). Il s’agit ici de nous plonger dans l’intimité d’une équipe nationale consciente des problèmes politiques qui sévissent dans le pays qu’elle est censée représenter. Gigi Riva nous rend un récit des événements concernant cette sélection entre mai 1990 et mai 1992.

C’est un récit sur la façon dont ont a été perçue la préparation de la Coupe du monde 1990, le tournoi en lui-même, ainsi que l’après-tournoi, à travers le regard de quelques individus-clés comme Ivica Osim le sélectionneur, Safet Sušić, le capitaine Zlatko Vujović, et bien sûr Faruk Hadžibegić, véritable fil rouge de la narration. Le tout est agrémenté d’une multitudes d’anecdotes sur la vie du groupe ou la vie personnelle des protagonistes. Certaines sont très connues du grand public, comme celle concernant le gardien Tomislav Ivković et de son pari à 100 dollars face à Diego Maradona. D’autres sont plus confidentielles, comme ce moment où pendant le Mondiale italien, Sušić et Vujović, respectivement musulman et athée purement yougoslave, s’en vont prier dans une église catholique. Ou encore celle où l’on apprend que l’entraineur Ivica Osim, excédé par les presses nationalistes de son pays, fera plusieurs conférences de presse où il s’exprimera en français plutôt qu’en serbo-croate.

Enfin, certaines anecdotes prennent une saveur particulière quand on sait ce qu’il se passera par la suite : par exemple, que Franjo Tuđman, nationaliste ayant enclenché le processus d’indépendance de la Croatie et négationiste en herbe des crimes oustachis, était dans sa jeunesse président du club omnisports du Partizan Belgrade, le club de l’armée et un symbole fort du Yougoslavisme. Il donnera au Partizan son identité actuelle avec les couleurs noires et blanches. Autre exemple, celui de Radovan Karadžić, Monténégrin d’origine, qui fut préparateur mental pour l’équipe du FK Sarajevo et qui prônait la « cohésion et l’absence de distinctions ethniques » au sein d’un groupe qui par nature en comportait beaucoup. Douce ironie quand on sait qu’il sera le leader politique qui entraînera les Serbes de Bosnie dans une inexorable fuite en avant et fera basculer toute la région dans l’horreur, se rendant coupable d’avoir instigué d’innombrables crimes contre l’humanité et massacres ethniques.

Un néophyte de la Yougoslavie pourrait ne pas se rendre compte de la portée de ces anecdotes. Le livre en lui-même ne dispose d’aucune photo, d’aucune carte, et s’il y a bien sûr un peu de mise en contexte, celle-ci semble trop légère pour permettre à un non-connaisseur du sujet d’appréhender correctement les événements narrés. Pour un lecteur averti, en revanche, le livre de Gigi Riva est un véritable trésor. Toujours dans les faits, l’auteur relate les événements dans un style romancé qui rend la lecture très agréable et rapide. On se prend d’une affection sincère pour les protagonistes de cette tragédie et pour cette sélection dont on espère, bien que connaissant la suite, qu’elle puisse échapper à son funeste destin.

Toutefois, l’ensemble du récit donne la curieuse impression de n’être qu’une présentation en partie erronée des événements. Il est à plusieurs moments dit dans le livre que l’équipe de Yougoslavie était à l’image du pays : une véritable mosaïque de nationalités, un collectif divisé en clan bien distincts qui cohabitaient relativement sans trop de problèmes mais ne se mélangeaient que très peu. En tout cas, le récit reste très centré sur le point de vue des protagonistes bosniaques (Hadžibegić en tête), très attachés à la sélection, et assez peu sur celui des autres nationalités. Si l’on sait que Hadžibegić, Osim, Sušić, Baždarević vivent mal l’implosion de leur pays, qu’en est-il des Croates Prosinečki, Šuker ou Ivković ? De la merveille serbe Pixie Stojković ? Du Macédonien Pančev ou de Srečko Katanec, l’unique Slovène du groupe ? On pourrait presque avoir l’impression de voir ou de ressentir une forme de Yougo-nostalgie à la lecture du livre. Le récit de Gigi Riva n’est pas neutre, il faut en avoir conscience. Mais il est très humain, parle d’humains, et constitue un très bel objet à avoir dans sa bibliothèque.

Note : 4,5/5 

Xixon

Même un Bordelais peut préférer la bière. Puxa Xixón, puxa Asturies, puta Oviedo ! 俺は日本サッカーサポーター ! (Rien à voir avec le judo) 

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14 réflexions sur « Lectures 2 foot (épisode 11) »

  1. Merci Xixon ! Ivkovic et Maradona avaient déjà parié quelques mois auparavant sur un peno de l’Argentin. Lors d’une confrontation Sporting-Naples. Et Maradona avait également raté son peno !

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  2. Le football a-t-il le pouvoir de sauver une nation??

    Depuis gamin je lis et entends que les Diables Rouges et le Roi seraient le ciment de mon pays, que sans lui la Belgique n’existerait plus de longue date, euh, pourquoi pas, qui sait..mais je crois plus volontiers qu’il tienne par la difficulté qu’il y aurait à partager la charge de sa dette, que par les relatifs exploits de représentants nationaux parfois hors-sol, bref..??

    Un pays n’est pas l’autre, ressorts possiblement différents..mais si je focalise encore un peu sur mon EN, ses trois meilleures générations postwar tout particulièrement : celle du début des 70′ s est contemporaine d’une première révision de la constitution, fin de l’Etat unitaire.. celle de Thys connut des crises institutionnelles et communautaires épouvantables..mais aussi les meilleurs résultats de l’Histoire des Diables Rouges.. La prétendue « génération dorée » aura été concomitante de l’accession au pouvoir des nationalistes flamands.. ==>Ca donne matière à douter du pouvoir coagulant du football.

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  3. Hadzibegic et Bazdarevic, meilleur souvenir de tchatche avec des footeux quand nous étions gamins. Ils avaient pris le temps, nous avaient questionné sur notre passion, en y ajoutant quelques blagues. Une belle amitié pour ceux qui symbolisaient les deux rivaux de Sarajevo.

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  4. Yougonostalgie ? Je ne suis évidemment pas le mieux placé pour en parler mais comment ne pas être sensible à ce sentiment de nostalgie quand on voit ce qu’est devenu une partie de l’ex-Yougoslavie, où certains états sont parmi les plus corrompus d’Europe, où les dirigeants installés par les Occidentaux pour services rendus sont des mafieux.
    Et puis que penser d’organisations internationales qui prônent l’autodétermination des peuples dans certains cas (Kosovo) et qui prônent l’intégrité des frontières dans d’autres cas (Ukraine) ?
    La Yougoslavie était un état artificiel, tenu à bout de bras par Tito. Mais pour certains, pas sûr que la mosaïque actuelle soit plus emballante.

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    1. Ladite yougonostalgie, que tu mets probablement à raison en exergue,c’est quand même fort particulier.. L’impression (je crois bien que c’est plus qu’une impression) même que ça affecte davantage des exo-Yougos que des ex-Yougos?? Rien que l’espèce de « What if » footballistique récurrent, dès qu’est question de Yougoslavie du foot.. ==> Il n’y a jamais rien de tout cela avec l’ex-URSS, l’ex-Tchécoslovaquie.., étonnant.

      Je ne sais pas trop ce qui est à l’oeuvre derrière tout cela, je miserais d’instinct sur le fantasme de quelque « troisième voie » yougoslave, qui fût non-alignée et relativement originale voire unique (le gaullisme en eut des accents parfois).

      Tiens, de manière extrêmement sporadique, j’ai vu parfois des Belges (surtout des..flamingands, flamingandisme oblige) s’imaginer à quoi pourraient ou eussent pu ressembler des sélections « débelgifiées », régionalisées.. ==> Des équipes plus équilibrées qu’on aurait pu croire, en tout cas et comme souvent la fiction restait inférieure à la réalité..de la Coupe du Monde 1982 et de l’Euro 80 par exemple, où bon an mal an l’on ne dut jamais trouver bien plus de deux francophones dans le groupe des DR.

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      1. Sans doute est ce multifactoriel (et à géométrie variable selon les sensibilités des uns et des autres). Ces facteurs ? Le relatif non alignement de Tito, la mystique entourant la victoire des Partisans face à l’Allemagne nazie, les liens historiques entre la Serbie et la France, les footballeurs (handballeurs) ayant joué en D1, Kusturica…

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      2. Peut-être que le fait que les Yougos ont pu démontrer leurs talents à l’extérieur.
        Ce qui ne pouvaient faire les Soviétiques. La France s’est nourrie des talents yougoslaves pendant des décennies.
        Au basket, c’est la même chose. Une Yougoslavie aux J.O 92 n’aurait pas battu les USA evidemment mais avait peut-être le panel de qualité le plus fourni de l’histoire pour le basket européen.
        Et puis, c’était souvent étonnant et génial. En hand, ils étaient également immenses dans les années 80.

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    2. J’ai exprimé mes doutes, c’était peu dire, à l’idée d’un péno qui eût pu changer le destin d’un pays..

      Mais, au Kosovo et puisque tu le cites, il est évident qu’on mise énormément sur le foot, pour créer je présume une conscience nationale, ou le plus classique pain et des jeux qu’on retrouve partout ailleurs, blanchiment d’argent peut-être aussi, que sais-je encore..

      Le fait est qu’on y consacre plus de 10 EUR/habitant au fonctionnement de la fédération.. Peu? Que du contraire, en soi c’est déjà costaud!, pas loin du double de c’est qu’est par exemple consacré à la fédé belge par habitant – ou mieux : plus du double de ce que les Pays-Bas consacrent à leur fédé par tête de pipe!

      Deux nations particulièrement économes, certes.. Mais l’investissement kosovar dans les choses du foot prend toute sa saveur si l’on considère que le PIB nominal (indicateur certes discutable) de cet Etat se situe entre ceux de la Somalie et de la Mauritanie, que son économie est virtuelle, portée à bout de bras par ses alliés……. ==> Contextualisé de la sorte : c’est tout bonnement énorme………….et je m’étonne que cela suscite à ce jour inversément moins de curiosité « journalistique » (hum) que, premier cas qui me passe par la tête, les investissements footballlistiques consentis par la Hongrie de Orban..

      Selon que vous serez.. ; comme d’hab..

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      1. Si qui que ce soit tombe un jour sur un reportage fouillé dans notre belle presse occidentale, tenants et aboutissants du foot kosovar.. ==> Je prends, merci!

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    3. Tout comme lorsqu’on voit ce qu’est actuellement la Bosnie-Herzégovine, pays aux frontières douteuses voulues par les accords de Dayton, dirigé par un Haut représentant international depuis presque 30 ans, qui n’est pas élu mais désigné par le Conseil. Sa présidence collégiale à trois têtes (un Bosniaque, un Serbe et un Croate) n’aide pas le pays dans un fonctionnement chaotique, excitant les idées séparatistes, notamment chez les Serbes de Bosnie, Milorad Dodik en tête.

      Et par-dessus, on rajoute un soupçon d’islamisme wahhabite qui s’est frayé un chemin, doucement mais sûrement, parmi l’islam traditionnel bosniaque, d’obédience hanafiste (école juridique présente en Turquie et Asie centrale) et qui entre en opposition avec ce dernier. D’où la recrudescence ces dernières années d’une pratique et de tenues rappelant davantage l’Arabie saoudite – voile intégral et habits religieux notamment – que la Bosnie.

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  5. Alors celui-là je l’ai lu il y a quelques mois et j’ai adoré !
    Il y a un aspect important à prendre en compte qui est que de tous les peuples qui composaient l’ex-Yougoslavie, ce sont les Bosniaques qui avaient le plus fort sentiment de « yougoslavité ». C’est peut-être ce qui explique le choix de Gigi Riva de centrer son livre sur une légende du football yougoslave d’origine bosnienne.
    Il y aurait tellement de choses à dire sur ce livre, et l’équipe yougoslave de 1990 : les liens distendus entre Savicevic et Osim (pour une histoire avec… Arkan), la pression de Katanec, la rivalité entre Savicevic et Susic (il Genio considérait qu’il aurait dû jouer à la place de Pape), la défaite aux TAB alors que les Yougo auraient pu passer en posant une réserve, l’arbitre s’étant trompé dans l’ordre des joueurs…
    Ce livre m’a permis de découvrir il y a peu une émission diffusée sur YT qui s’appelle Mojih Top 11 dont le concept repose sur des interviews de nombreux anciens joueurs yougoslaves, notamment ceux ayant participé à l’épopée italienne en 1990 (Hadzibegic, Stojkovic, Savicevic, Ivkovic,, etc.).
    https://youtu.be/WJyhWynpspU?si=4Z7BMs1fKwrjxJ2d

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