Le Pieux et le Tour – Deuxième partie

Pescara, 1er mai 1945. Alors que l’armistice n’est pas encore signé, le cyclisme reprend ses droits dans la péninsule après plusieurs années d’interruption, avec une course ô combien symbolique rendant hommage à Giacomo Matteotti, député socialiste assassiné 21 ans plus tôt par les chemises noires. Cette rentrée des classes aux allures de kermesse marque le retour à la compétition de Gino Bartali, à présent âgé de 31 ans. Mais la seule présence du Pieux ne suffit pas à ravir pleinement les tifosi. Il est aussi question d’une absence, celle de la nouvelle figure du cyclisme italien : Fausto Coppi, un Piémontais longiligne, au visage émacié, cinq ans plus jeune que Bartali. Les retrouvailles tant attendues n’auront lieu que quelques jours plus tard sur la Coppa Gelsomini.

Bien avant de devenir le campionissimo, la carrière professionnelle de Coppi avait débuté en 1940 chez Legnano aux cotés de celui qui allait devenir ensuite son grand rival. Coppi est alors un équipier modèle qui permet à son leader de remporter un second Milan San Remo. Mais Bartali joue ensuite de malchance sur le Giro en chutant dès la deuxième étape. Il se mue alors en équipier de luxe pour permettre au jeune Coppi de remporter le premier de ses cinq Giro. Le lendemain de l’arrivée, l’Italie entre en guerre.

Ce succès n’est cependant pas un passage de témoin. Coppi est un immense espoir qui a profité de circonstances de course favorables mais Bartali reste le patron et affirme son autorité en remportant coup sur coup tour de Campanie, grand prix de Rome en enfin le tour de Lombardie. Les courses se raréfient alors jusqu’à totalement disparaître mais l’élève impressionne de plus en plus et bat le record de l’heure en 1942. La guerre terminée, la confrontation entre les deux champions devient inévitable. Gino a sans doute perdu les cinq meilleures années de la carrière d’un cycliste, alors que Fausto arrive à peine à maturité. Le point de bascule est proche. Pour s’affranchir de son mentor, Coppi rejoint une équipe jusque-là secondaire mais qu’il va rendre mythique : Bianchi.

Milan-San Remo 1946 est le premier grand rendez-vous entre les deux hommes. Coppi s’y impose avec brio. Pour beaucoup la messe est dite mais Bartali va réagir en champion en dominant son rival d’abord sur le Championnat de Zurich puis surtout en remportant son troisième et ultime Giro après une lutte sans merci. 47 secondes séparant seulement les deux hommes, écart particulièrement faible pour l’époque.

La rivalité sportive bat son plein. Elle oppose deux champions en tous points différents. Bartali est un sportif d’avant-guerre aux méthodes traditionnelles, « l’homme de fer » qui accepte la souffrance en appuyant le fort possible sur les pédales, là où Coppi est l’archétype du coureur moderne pour le meilleur (diététique, amélioration du matériel et aérodynamisme, soins et récupération après l’effort, innovation des méthodes d’entraînement, tactique de course) et pour le pire (la « bomba », son fameux cocktail d’amphétamines dont il avouera plus tard avoir eu recours plus que de raison). Opposition de style également, si Gino est toujours animé de sa foi, menant une vie quasi monacale en Toscane avec femme et enfants, Coppi apparaît comme mondain et entretient une liaison avec une femme mariée. Il n’en faut pas plus pour que la situation politique du pays se charge d’instrumentaliser les deux champions, à leur insu. La querelle des anciens contre les modernes, société patriarcale contre libéralisation des mœurs. Démocratie chrétienne et Parti communiste ont trouvé leur champion (bien que l’un comme l’autre refuse ces récupérations). L’Italie est coupée en deux.

En France aussi, le cyclisme devient une affaire d’Etat. Le Tour n’a pas lieu en 1946. Un contretemps lié à la disparition de L’Auto, son organisateur historique, payant un passé collaborationniste et antisémite, qui va entraîner une guerre de succession. Les journaux communistes, soutenus en haut lieu par le Parti, entendent reprendre le flambeau et organisent des courses concurrentes mais le départ des ministres communistes du gouvernement en mai 1947 va régler la question. L’Equipe, nouvelle publication créée par des anciens de L’Auto et soutenue par le magnat de la presse Emilien Amaury, obtient l’autorisation d’organiser à nouveau le Tour lors de l’été 1947, comme le firent De Dion et Desgrange un demi-siècle plus tôt en dépossédant Pierre Giffard de sa course Paris-Brest-Paris, l’ancêtre du Tour.

Dans les faits, Jacques Goddet qui reprend les rênes de l’organisation, est l’ancien bras droit de Desgrange. L’homme à la tenue de safari affiche des positions tout aussi conservatrices que son mentor et traîne aussi un passé trouble pendant l’Occupation.
La nouvelle édition est toujours disputée par équipes nationales. Les Italiens y participent mais avec leurs seconds couteaux comme avant 1937, leur leader est un Franco-italien du nom de Pierre Brambilla qui a la surprise générale portera encore le maillot jaune au départ de la dernière étape, terminant finalement troisième à Paris. Coppi comme Bartali donnent la priorité au Giro.

Raphaël Gemeniani

Place à une nouvelle génération. Louison Bobet, Raphael Geminiani ou Jean De Gribaldy découvrent la Grande Boucle, souvent au sein de formations régionales (l’équipe de France étant réservée à l’élite). Coté étranger, le Suisse Ferdi Kubler fait office d’outsider ; il remportera deux étapes avant d’être disqualifié. Le seul grand champion d’avant-guerre se nomme René Vietto, il a 33 ans comme Bartali. Deuxième du Tour 1939, il était passé à la postérité cinq ans plus tôt en donnant son vélo à deux reprises à son leader Antonin Magne, lui permettant de gagner l’épreuve. Capitaine de l’équipe de France et favori au départ, il portera le maillot jusqu’à quatre étapes de la fin avant de flancher et de se contenter de la cinquième place à Paris.

Cette première édition d’après-guerre sacre Jean Robic, un Breton teigneux surnommé Biquet. 21 ans avant Jan Janssen et 42 ans avant de Greg LeMond, Robic est le premier coureur de l’ère moderne à avoir renversé le Tour lors de la dernière étape parisienne (alors qu’il n’a jamais porté le maillot jaune jusque-là). Contrairement à 1968 et 1989, il ne s’agissait pas d’un contre-la-montre propice à un bouleversement du classement général, mais une « simple » étape en ligne relativement plate, dans laquelle Robic avait pris l’échappée. Robic ne court pas pour l’équipe de France mais pour la sélection régionale de l’Ouest. Vexé de cette rétrogradation, il tirera une grande fierté d’avoir fait la nique aux supposés élus de la nation. Cette victoire fait alors de lui le principal rival des deux campioni italiens, du moins le croit-on en France.

Le cyclisme est à la croisée des chemins. Personne ne souhaite qu’il se cantonne à son isolationnisme d’avant-guerre. Cette volonté d’internationaliser le cyclisme va prendre forme dans les mois qui suivent. Le Challenge Desgrange-Colombo (du nom des fondateurs du Tour et du Giro) voit alors le jour. Il s’agit d’un classement par points sur les résultats des deux grands tours et des principales classiques (y compris belges), incitant les champions des principaux pays à sortir de leurs frontières.

En Italie, la différence d’âge commence à produire son effet ; Coppi prend progressivement l’ascendant sur Bartali lors de cette année 1947. Les deux hommes se livrent un nouveau combat homérique sur le Giro qui tourne cette fois à l’avantage du Piémontais, mais comme l’année précédente, les écarts à l’arrivée sont faibles. Malgré ses 33 ans, Bartali fait mieux que résister. Outre sa seconde place au Giro, il remporte son troisième Milan San Remo puis le Tour de Suisse mais doit à nouveau s’incliner face à son rival sur le Tour de Lombardie. A un âge où il aurait pu prétendre à la retraite, il fait au contraire preuve d’une résilience insoupçonnée. Cette nouvelle rivalité lui apporte une seconde jeunesse. Il se remet en question et analyse les facteurs de succès de Coppi. Il l’espionne, l’imite dans sa manière de se préparer, de s’alimenter, tente de s’approprier sa « modernité ». Mais il ne renonce pas à sa cigarette quotidienne pour autant !

Le mythique Alfredo Binda prend les rênes de la sélection nationale italienne (qui n’avait jamais sérieusement existé jusque-là). L’objectif est très clair : gagner le Tour 1948. L’enjeu n’est pas seulement sportif. La jeune République entend laver son passé sur la scène internationale et le cyclisme, sport populaire dominé par ses deux campionissimi, est l’outil idéal. Mais une question se pose alors immédiatement : Coppi, Bartali ou les deux ensemble ?

Un consensus va se dégager entre les deux champions, conscients que cohabiter sous un même maillot ne serait pas chose aisée (ils en feront la démonstration un peu plus tard à l’issue d’un piteux championnat du monde où leur mésentente s’affiche au grand jour). Il ne peut y avoir qu’un seul leader et des gregari dévoués à sa cause. Coppi priorise encore les courses italiennes et n’est pas très chaud pour y aller, Bartali de son côté garde en mémoire son succès de 1938 et rêve d’un doublé 10 ans après. L’affaire est entendue.

Contrairement à 1938, Bartali ne renonce pas au Giro pour autant, mais il a déjà la tête en France. Le marquage à la culotte avec Coppi profite au troisième larron, Fiorenzo Magni. Dans cette édition marquée par des irrégularités, Coppi proteste et se retire de la course. Même rivaux, Bartali et Coppi se respectent. Magni, lui n’a l’estime de personne. Bien que tous deux Toscans, Bartali le méprise en raison de son passé dans la milice fasciste. Tout vainqueur du Giro qu’il soit, Magni est indésirable, hors de question qu’il soit du voyage en France.

Au départ à Paris le 30 juin, on retrouve sans surprise une Italie entièrement dévouée à Gino le Pieux. Pierre Brambilla, meilleur « Italien » du Tour précédent étant relégué dans une sélection internationale fourre-tout. Jean Robic courra cette fois pour l’équipe de France dont il sera, du moins le croit-il, leader. Dans cette équipe, un Breton peut en cacher un autre. Si tout le monde croit en Robic, c’est le jeune Louison Bobet, 23 ans, qui attend son heure. Les deux hommes ne s’aiment pas. Robic est rancunier et n’a pas digéré de voir ce gamin retenu en équipe de France l’année précédente à sa place. Tout au long de sa carrière, il n’aura de cesse de dénigrer voire insulter son rival (du moment), le traitant même de faux Breton (Bobet vient de St-Méen-le-Grand près de Rennes alors que Robic est d’origine finistérienne, bien que né… dans les Ardennes). Elégant et bien plus mesuré, Bobet, de son côté n’a pas cette véhémence mais plutôt du dédain à l’égard de celui qu’il considère comme un fanfaron impulsif qui fume et boit un peu trop pour un sportif de haut niveau. Adepte d’une hygiène de vie irréprochable, Bobet n’a qu’un seul modèle : Fausto Coppi qu’il côtoiera ensuite et dont il s’inspirera tout au long de sa carrière, important en France ses méthodes de préparation.

La Belgique affiche une formation solide autour de Stan Ockers et Briek Schotte, le vainqueur du Ronde. Les Espagnols ne participent pas à l’édition. Dans les sélections régionales, on retrouve Lapébie, Geminiani, De Gribaldy ainsi qu’un certain Robert Chapatte. Ce Tour doit sceller la réconciliation entre la France et l’Italie. La 11e étape s’achèvera symboliquement à San Remo (et verra d’ailleurs tout aussi symboliquement deux Franco-italiens aux deux premières places).

Déterminé à frapper d’entrée, Bartali remporte la première étape à Trouville et prend le maillot jaune, pour le perdre aussitôt. Alors que la troisième étape s’élance de chez lui dans l’Ille-et-Vilaine, Louison Bobet déjà deuxième la veille, prend le maillot jaune. Très en forme, le jeune Breton augmentera régulièrement son avance tout au long d’une première semaine composée de longues étapes plates qui longent l’Atlantique, jusqu’à sa victoire de Biarritz qui lui permet de compter provisoirement 20 minutes d’avance sur Bartali. Ce dernier compte sur les Pyrénées dès le lendemain pour se refaire. A Lourdes, il remporte l’étape mais le miracle n’a pas lieu, il ne décroche pas le maillot jaune. Idem le lendemain à Toulouse, il gagne au sprint mais ne reprend pas de temps. Après avoir montré quelques signes de fléchissements, Bobet retrouve un second souffle en s’imposant de nouveau à Cannes, distançant de sept minutes supplémentaires le champion italien et reconstituant ainsi son avance maximale.

Comme 10 ans plus tôt, la situation politique italienne va s’immiscer dans le Tour de Gino Bartali. Le 14 juillet à Rome, un étudiant fasciste tire trois balles dans le dos de Palmiro Togliatti, secrétaire général du Parti communiste, le laissant entre la vie et la mort. Le pays déjà déchiré depuis les dernières élections remportées par la Démocratie chrétienne, s’embrase. Barricades, émeutes et grèves générales éclatent spontanément aux quatre coins du pays faisant 30 morts et des centaines de blessés. Le jour même (veille de la première grande étape alpestre), Alcide De Gasperi, président du Conseil et patron des chrétiens-démocrates appelle Bartali à son hôtel alors que le Tour fait relâche à Cannes. Les deux hommes se sont déjà rencontrés par le biais des réseaux catholiques et De Gasperi a même essayé de faire rentrer le cycliste en politique auparavant. Le message du chef du gouvernement est clair : « Apportez de bonnes nouvelles aux Italiens ». Bien que la stratégie du campione n’était pas de lancer sa grande offensive à ce stade de la course, il va néanmoins s’exécuter. Après tout, il compte plus de 21 minutes de retard sur Bobet, il lui faudra bien les reprendre à un moment.

Palmiro Togliatti

Le voici donc de retour sur le théâtre de ses exploits de 1938 : Allos, Vars et Izoard dans le même ordre pour une arrivée à Briançon. L’histoire se répète. A l’attaque dans les deux premiers cols, c’est dans l’Izoard qu’il va s’envoler définitivement reléguant Briek Schotte à 6 minutes et surtout Bobet à 18. Le Breton reste en jaune, mais son avance au général a fondu comme neige au soleil.

A défaut d’arrêter totalement les troubles comme la légende le prétend, la nouvelle de la victoire de Bartali qui n’arrive en Italie que le lendemain, a contribué à détendre l’atmosphère, tout comme les nouvelles concomitantes sur l’état de santé rassurant de Togliatti et ses appels au calme une fois réveillé (toujours selon la légende, le leader communiste se serait également enquis des résultats de Bartali sur le Tour).

Le sport reprend ses droits. Bartali a refait une grande partie de son retard, mais il a un Tour à gagner. Il porte à nouveau l’estocade le lendemain entre Briançon et Aix-les-Bains. Bobet attaque mais se fait reprendre. Dans le col de Porte, Gino réédite son numéro de l’Izoard. Cette fois-ci, il prend le maillot en plus du gain de l’étape. Le Breton pointe à 8 minutes, il a laissé passer sa chance. Gino réalise la passe de trois, le lendemain dans la dernière étape alpestre à Lausanne. Le Tour est plié. Son avance est telle à l’issue de la montagne (plus d’une demi-heure) qu’il se permet de gérer le contre-la-montre de Strasbourg. Il portera même son total à sept étapes quelques jours plus tard à Liège dans une étape aux allures de classique ardennaise. L’avant-dernière étape de Roubaix est piégeuse car Bartali y découvre les pavés, mais la Nazionale fait bonne garde et neutralise ses adversaires. A l’instar du tour de France, l’Enfer du Nord est jusque à présent une chasse gardée franco-belge. Il faudra attendre 1949 pour qu’un premier Italien, Serse Coppi, inscrive son nom au palmarès, imité par son illustre frère l’année suivante. Louison Bobet perd du terrain au cours de cette dernière semaine et ne termine que quatrième à Paris mais prend date pour l’avenir. Guy Lapébie accroche le podium et meilleur français au sein de la sélection du Sud-Ouest, épaulé par son précieux lieutenant : Raphaël Geminiani. Les deux hommes gagnent leur ticket dans la grande équipe de France pour l’édition suivante.

Coppi chasse Bartali.

A 34 ans, Bartali remporte un deuxième Tour à 10 ans d’intervalle du premier, un exploit jamais égalé depuis. Autres records dans ce Tour de tous les superlatifs : sept victoires d’étapes (Merckx portera le record à huit en 1970) et plus de 26 minutes d’avance sur le second, le Belge Briek Schotte (seul Coppi fera mieux en 1952). Enfin, il remporte la totalité des étapes de haute montagne alpestres ou pyrénéennes et termine évidemment meilleur grimpeur, comme en 1938.

Cependant c’est le dernier grand succès de sa carrière et il le sait. La concurrence est trop jeune, trop forte et de plus en plus nombreuse, en Italie mais aussi en France ou encore en Suisse. Sa vie sportive n’est pas terminée pour autant, son histoire avec le Tour non plus. En 1949, Coppi souhaite à présent découvrir le Tour. Au sommet de son art, le campionissimo vise en réalité ce que personne n’a jamais réussi : remporter Giro et Tour la même année. A presque 35 ans, Bartali n’est plus en mesure de rivaliser. Sur ce Giro immortalisé par Dino Buzzati, il lâche près de 24 minutes à Coppi. Conscient de la hiérarchie actuelle mais tenant malgré tout à participer au Tour, il acceptera d’être simple équipier.

Comme sur le Giro, Bartali termine deuxième derrière Coppi, à près de 11 minutes cette fois. Les deux Italiens ont anéanti la concurrence. Jacques Marinelli (futur… maire de Melun) est troisième à 25 minutes. Coppi gagne trois étapes. Bartali en gagne une que Coppi, échappé avec lui ce jour-là, ne lui dispute pas.

Le Tour 1950 est particulièrement houleux. Coppi blessé, Bartali se retrouve leader aux côtés d’un Magni revanchard qui avait été relégué dans l’équipe B italienne (les Cadetti) l’année précédente. Pour Gino, se mettre au service du plus grand champion actuel est une chose, se mettre au service d’un ancien milicien n’est pas acceptable. La course est émaillée d’incidents. Même si le cyclisme s’est internationalisé, le nationalisme n’est jamais bien loin. Accusé à tort d’avoir fait chuté Robic, Bartali est pris à partie par le public dans les Pyrénées. Bien que vainqueur à Saint-Gaudens, coup de tonnerre sur la ligne d’arrivée : il annonce sont retrait immédiat de la course ! Goddet croyant juste à une réaction à chaud, tente de l’en dissuader mais la décision sera suivie par tous les Italiens qui quittent la course, y compris les Cadetti.

Bartali n’est pas un froussard, il a connu plusieurs faits de course similaires durant sa carrière. Quatre ans plus tôt, lui et le peloton du Giro faillirent même perdre la vie suite à un guet-apens tendu par des partisans yougoslaves près de Trieste. Pour beaucoup d’observateurs, quelques crétins avinés ne peuvent pas avoir motivé une telle décision. Ce même jour Fiorenzo Magni prend le maillot jaune et devient favori pour la victoire finale. Evidemment, Magni est contre le retrait, mais Bartali tient enfin l’occasion de punir son ennemi. Son aura fera la différence, Binda et l’ensemble des coureurs se rangent derrière l’avis du Pieux. Le camouflet est immense pour Magni, dont le sort désintéresse totalement ses équipiers.

Ironie de l’histoire, c’est le jour de ce retrait que Gino remporte sa dernière étape sur le Tour. Craignant des « représailles » coté italien, les organisateurs modifient le tracé qui prévoyait une incursion à San Remo quelques jours plus tard. Cette même étape de San Remo qui était un symbole de réconciliation entre les peuples deux ans plus tôt. Bartali participera encore aux trois éditions suivantes avec deux belles quatrièmes places en 1951 et 1952. Le 26 juillet 1953, il boucle son dernier Tour à une très honorable onzième place pour un coureur de 39 ans.

Le Tour 1952, survolé par Coppi qui relègue le second Stan Ockers à plus de 28 minutes (un record pas prêt d’être battu) donnera lieu à l’une des photos les plus iconiques de l’histoire du sport. Sur les pentes du col du Télégraphe, on y voit Gino tendant une bouteille d’eau à son leader maillot jaune en plein effort sous le cagnard. Un cliché pourtant scénarisé puis retouché à des fins de propagande par la Gazzetta dello Sport. Sur le tirage original, retrouvé fortuitement par un ancien coureur dans un carton pendant le confinement, on aperçoit Stan Ockers à côté des deux campionissimi. Le Belge a été gommé pour immortaliser la mise en scène.

Quelques jours après sa mort en mai 2000, les tifosi de la Fiorentina rendront hommage à leur champion et à cet épisode de sa carrière en déployant la banderole « Ciao Ginettaccio, ora fatti rendere la borraccia » (« maintenant, récupère ton bidon »).

Ubri pour Pinte de Foot !

23 réflexions sur « Le Pieux et le Tour – Deuxième partie »

  1. Cette opposition Bartali – Coppi, la tradition contre le modernisme, l’icone catholique contre le héros des communistes, trouve un prolongement jusque dans le calcio. En 1950, durant l’intersaison hivernale, les deux campionissimi participent à un match de charité. Bartali revêt le maillot nerazzurro de l’Inter, club des classes aisées milanaises, Coppi enfile la tunique rossonera du Milan, club des ouvriers quand cette distinction a encore un sens.

    Merci pour ces deux textes !

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    1. Milan était devenu club des ouvriers en faisant des places gratuites qui attirèrent un nouveau public: notamment les ouvriers venus du Sud. Après la guerre, ils avaient un déficit de popularité Milan par rapport à l’Inter.

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    1. C’est à la fois le monument le plus facile et le plus difficile à gagner. Facile par l’absence de difficulté (le Poggio c’est 2 km à 5%: une blague). Difficile car tout le monde peut gagner y compris les sprinters. C’est la course la plus dure à pronostiquer.
      Sauf à l’époque de Merckx, il gagnait tous les ans. Il mettait un point d’honneur à faire comprendre que la saison nouvelle serait comme la précédente: domination totale de sa part. Faut pas laisser rêver le petit personnel.
      Perso, je préfère les Strade Bianche et l’Amstel.

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      1. J’aime beaucoup les Strade Bianche. J’ai tellement apprécié la ville de Sienne. Et l’Amstel est également une superbe course. J’ai maté les éditions récentes. Le parcours est vraiment chouette.

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      2. Chouette mais terriblement dangereux (routes étroites, obstacles réguliers car croisements avec des pistes cyclables, virages serrés..)..à moins que ça n’ait changé, depuis les années où j’écumais lé région à vélo?? Assez paradoxalement sans doute, pour un paradis (icontestable!) du vélo : c’était pas très safe comme routes, là-bas la place du vélo c’est sur les pistes cyclables, pas sur la chaussée.

        Pour le reste, l’enchaînement des côtes est rigolo, faut relancer tout le temps : sec mais intense, faut du cardio!

        Ce qui ne gâche rien, mais faut supporter les ambiances hyper-groupir : c’est, et de très loin, la région la plus portée sur la fête et l’alcool aux Pays-Bas, ailleurs ils sont vachement moins déconneurs, euphémisme.. ==> Je me rappelle l’avoir abordé ici : https://www.pinte2foot.com/article/le-bar-du-vieil-hollandais

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      3. L’Amstel c’est la course la plus exigeante du circuit en terme de relances. Ca monte, ça descend, ça tourne tout le temps. En plus c’est long (bien plus que les strade), y’ a du dénivélé. C’est la course la plus dure au monde hors monuments (et plus dure que MSR même). Seuls des très costauds gagnent. Des profils trop « diesel » genre Remco, ce sera toujours compliqué (quoiqu’un jour…). Faut des coureurs vraiment punchy, qu’ils aient un profil flandrien comme VDP, WVA ou ardennais comme Gilbert, Pidcock. Evidemment je parle pas de Pogacar qui est les deux à la fois et déboite tout quand il participe.

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    1. On retrouve cette opposition souvent dans le cyclisme de l’époque. Robic / Bobet. Anquetil / Poulidor.
      Concernant les suisses, il y a une vraie différence de style. Ferdi Kubler était un pur grimpeur. Hugo Koblet était un rouleur, le meilleur du monde. Il gagne le Tour 1951 en distançant ses adversaires (principalement Geminiani)… sur étape de plaine (exploit unique dans le Tour d’après-guerre). C’était un dandy. Il se recoiffait systématiquement la ligne d’arrivée franchie.

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      1. Stan Ockers a été une tragédie pour toute la Belgique, il y était singulièrement aimé.. Mon grand-père, par exemple et malgré les Van Looy, Merckx ou Van Steenberghe, n’avait de mots que pour lui – et n’était pas le seul..

        Schotte me semble avoir surtout marqué les Flandriens, en est probablement l’idole absolue. Un vrai « Flahute », l’archétype peut-être même.

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      1. Ockers est au dessus pour moi. Champion du monde, deuxième du Tour. Mais LA star belge du moment c’est Rik Van Steenbergen. C’est d’ailleurs avec lui que les champions belges vont commencer à prioriser les courses d’un jour au détriment des courses par étapes. C’est le prototype du coureur de classiques flamand. Référence de Val Looy, Maertens, De Vlaeminck et tant d’autres. Alors qu’avant l’avènement de Merckx, aucun belge n’est capable de gagner un grand tour.

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      1. C’est un peu glauque mais une course porte son nom, là où il est mort à Roselaere. Idem pour le français José Samyn, mort à 23 ans en course en Belgique. Il a donné son nom au Samyn, une autre semi-classique belge (disputée la même semaine que le GP Monséré d’ailleurs).

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  2. Ils sont hyper cools tes articles Ubri.
    Les photos sont magnifique j’aime beaucoup celle de Coppi/Bartali (oui j’ai un faible pour le N&B).

    Merci et surtout n’hésite pas à remettre le couvert.

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