Le mur du cent

C’est l’été, c’est le temps des vacances, c’est l’occasion pour notre rédaction de lever un peu le nez des choses de ce football qu’elle aime tant. Nombre d’entre nous, sportifs dans l’âme (et, quand le corps le permet encore, dans la pratique), sommes sensibles aux grands moments et exploits de légende hors du royaume du ballon rond. Après la voile ou la moto, P2F fait aujourd’hui un petit détour par les pistes d’athlétisme pour l’anniversaire d’un lancer pas comme les autres.

1984, il y a 40 ans déjà… La guerre froide bat encore son plein, l’Amérique de Reagan, remise du traumatisme du Vietnam et appuyée sur une économie chauffée au rouge, remontre les muscles à la Grenade et dans les salles de cinéma, l’URSS d’un Konstantin Tchernenko plus mort que vivant semble encore pouvoir durer longtemps, l’offensive du gouvernement Fabius contre l’école libre jette un million de Français dans les rues de Paris, Marche à l’ombre et Les Ripoux dominent le box-office tricolore, la récente Peugeot 205 écrase les ventes, et la génération Platini vient enfin de faire passer les Bleus dans les rangs des gagnants.

En cet été olympique, tous les yeux sont tournés vers Los Angeles où l’on attend à la fois un grand spectacle hollywoodien (on sera servi) et des merveilles sur les pistes d’athlétisme avec les Carl Lewis, Edwin Moses, ou autres Daley Thompson. Le boycott de l’URSS et de 13 pays amis, en représailles à celui des États-Unis et de nombre de ses alliés à Moscou en 1980 sur fond d’intervention soviétique en Afghanistan, va toutefois dévaloriser une bonne partie des épreuves et priver certains athlètes d’une médaille d’or qui leur tendait les bras. Outre le perchiste soviétique Sergueï Bubka, qui prendra sa revanche en 1988 à Séoul, un homme est particulièrement touché : le lanceur de javelot est-allemand Uwe Hohn.

Né en 1962, repéré dès l’enfance par le tentaculaire système de détection des futurs médaillés olympiques qui doivent prouver la supériorité durable du socialisme, Hohn est dirigé à 13 ans vers le lycée sport-études de Brandenbourg-sur-l’Havel, celui-là même qui a déjà vu passer Lutz Eigendorf. Il rejoint en 1981 l’ASK Vorwärts Potsdam, le club d’athlétisme de l’armée est-allemande, après avoir explosé au passage le record du lancer de grenade pendant son service militaire. Cette même année, il est sacré champion d’Europe junior du javelot, puis décroche le titre senior l’année suivante. Il lance régulièrement à plus de 90 mètres et semble promis à battre le record du monde de 96,72 m établi en 1980 par le Hongrois Ferenc Paragi.

Une blessure l’éloigne des pistes pendant plus d’un an, mais Hohn revient au début de la saison 1984 et retrouve vite son niveau. Entretemps, l’Américain Tom Petranoff a enfoncé le record de Paragi avec 99,72 m. Une bataille royale, peut-être assortie du moment historique du premier lancer à 100 mètres, se profile à Los Angeles, mais le boycott décrété par Moscou fracasse le rêve.

Le 25 mai, trois semaines après le retrait des pays de l’Est, Hohn frôle l’exploit lors d’une réunion à Potsdam : 99,52 m, record d’Europe à 20 centimètres seulement de Petranoff. Afin de prouver d’avance aux Occidentaux que leurs médailles de Los Angeles ne vaudront rien, la RDA organise une « journée olympique de l’athlétisme » à Berlin-Est le 20 juillet, une semaine avant l’ouverture des Jeux. Nombre des stars du bloc soviétique sont au rendez-vous et L’Équipe, qui sent venir le vent de l’histoire, annonce la couleur dans ses pages intérieures ce matin-là : « Hohn le premier à 100 m ? »

Il fait un temps typique d’été berlinois sur le Friedrich-Jahn-Sportpark : 18 degrés, ciel couvert, avec un très léger vent de sud-ouest en deçà de la limite d’homologation. Celui-ci souffle face aux lanceurs et a paradoxalement un effet favorable, car le surcroît de portance qu’il offre au javelot fait plus que compenser l’augmentation de traînée. Après un premier jet respectable, sans plus, Hohn se place en bout de piste pour son deuxième essai, ceint comme à son habitude d’une sangle abdominale par-dessus la combinaison bleue de l’équipe nationale. La prise d’élan est impeccable, le geste est parfait, le colosse de Rheinsberg (1,98 m et 116 kg, tout de même) finit sa course avant la ligne éliminatoire et lève immédiatement les bras. Il sait qu’il a réussi quelque chose de grand.

Dans une seconde, le monde de l’athlétisme ne sera plus jamais comme avant.

Il y a des moments où, pour paraphraser Lamartine, « le temps suspend son vol ». Personne n’a oublié l’allumage de la flamme olympique de 1992 et la flèche d’Antonio Rebollo qui a cloué un fragment d’éternité dans le ciel de Barcelone. Le javelot d’Uwe Hohn est de cette race-là. Il descend doucement le long de sa parabole, semble ne pas vouloir toucher terre pendant un instant interminable, et se pose finalement à l’extrême limite du terrain, bien au-delà de la dernière ligne tracée à 95 m, presque à plat mais nez le premier au sol : l’essai est valable.

Pendant que les juges accourent, les perchistes qui s’échauffaient au bout de l’aire de lancer contemplent d’un air stupéfait l’engin qui vient d’atterrir quasiment à leurs pieds. Comme en 1976 où l’afficheur électronique de Montréal n’avait pas été conçu pour la perfection des 10 de Nadia Comăneci, le tableau manuel du stade est dépassé par l’événement. « L.0480 », avec L pour Länge (longueur), y lit-on bizarrement, avant que le speaker n’annonce le chiffre historique en bonne et due forme[1] : « Il était exactement 19 heures 54 au deuxième essai : Uwe Hohn, de Potsdam. Et il n’a pas fait que chatouiller les 100 mètres, il a atteint 104,80 m ». Ni lui, ni les spectateurs qui ont rugi comme au football ne mesurent vraiment l’énormité de l’exploit. Non content d’avoir donné l’immortalité à son nom, Hohn a amélioré la marque de Petranoff de 5,1%. Cela reste encore aujourd’hui, 40 ans après, la deuxième meilleure marge de progression d’un record d’athlétisme à l’ère moderne. Pour faire mieux (+6,6%), il n’y a eu que Bob Beamon et son saut d’extra-terrestre.

« Hors Jeux », titre L’Équipe le lendemain dans un encart en haut de sa une, sur laquelle les athlètes de Berlin-Est se sont fait une place entre le duel Prost-Lauda au Grand Prix de Grande-Bretagne et l’affrontement Hinault-LeMond pour la deuxième place dans le Tour derrière Fignon. En plus du lancer prodigieux de Hohn, la Bulgare Lyudmila Andonova a elle aussi battu un record du monde (2,07 m à la hauteur). Marlies Göhr sur 100 m plat, Heike Daute-Drechsler et Lutz Dombrowski à la longueur ont également réussi des performances dignes de podiums olympiques. Si exceptionnelle qu’elle ait été, cette soirée d’athlétisme sera pourtant vite reléguée à l’arrière-plan par les émotions planétaires – les quatre médailles d’or de Carl Lewis, l’accrochage entre Mary Decker et Zola Budd, Gabriela Andersen-Schiess tétanisée à l’arrivée du marathon – d’une nouvelle page de la légende des Jeux.

Les discussions avaient déjà commencé à la Fédération internationale, mais ce record venu d’ailleurs leur donne une urgence nouvelle. La sécurité des athlètes, ou celle des spectateurs en cas de jet mal dirigé, ne sera plus assurée très longtemps face à des lancers si longs ; il faut redessiner le javelot pour en diminuer la portée. Le 1er avril 1986, un déplacement du centre de gravité de 4 cm vers l’avant prend effet pour les hommes. La modification raccourcit les distances d’environ 10% et élimine la tendance de l’engin à atterrir presque à plat, ce qui conduisait à de nombreux litiges sur la validité des essais. Les javelots féminins, plus légers (600 grammes contre 800), subiront le même régime en 1999.

Entretemps, aucun autre athlète n’a atteint les 100 mètres. Hohn, lui, a remporté le javelot pour son pays à la Coupe du monde (par équipes) de 1985 sans dépasser non plus le chiffre magique. Mais il n’aura jamais l’occasion de remporter un titre mondial individuel : absent pour cause de blessure aux premiers Mondiaux, en 1983 à Helsinki, il sera victime de problèmes récurrents aux vertèbres lombaires après la Coupe du monde et devra arrêter sa carrière début 1987, quelques mois seulement avant les deuxièmes Mondiaux à Rome. Il ne participera jamais aux Jeux Olympiques, mais conduira en tant qu’entraîneur l’Indien Neeraj Chopra à la médaille d’or à Tokyo en 2021.

Après la réunification allemande et l’ouverture des archives de la RDA, le nom d’Uwe Hohn apparaîtra dans le programme de dopage systématique aux anabolisants organisé par l’État. Là où une Marita Koch ou une Marlies Göhr assument plus ou moins ouvertement, lui ne voudra jamais s’exprimer sur le sujet. Mais les rivaux des autres pays, Ouest compris, n’étaient pas forcément « propres » non plus, et la Fédération internationale s’abstient en conséquence de tenter un vain nettoyage des statistiques. Tout entaché de suspicion qu’il soit, le lancer irréel de Berlin-Est restera donc dans les annales de l’athlétisme comme un « record éternel » auquel nul ne peut plus s’attaquer maintenant.

On finira bien par dépasser ce chiffre avec le nouveau javelot. Il aura eu la vie dure, tout comme les 2,09 m de Stefka Kostadinova à la hauteur battus récemment, les 8,95 m de Mike Powell à la longueur[2], ou encore les vénéneuses 47,60 s de Marita Koch sur 400 m plat. Le Tchèque Jan Železný, recordman du monde depuis 1996 avec l’engin modifié, figure lui aussi en bonne place au palmarès de la longévité. Mais avec 98,48 m, ni lui, ni personne n’ont encore égalé Uwe Hohn à franchir le « mur du cent ».

Les archives de l’INA : https://www.youtube.com/watch?v=zE0qWwIb4R4


[1] https://www.sport1.de/news/leichtathletik/2020/07/leichtathletik-speerwerfen-uwe-hohn-schafft-1984-in-berlin-104-80-meter

[2] Le record tient depuis 33 ans et les championnats du monde de 1991 à Tokyo. Les 8,90 m de Bob Beamon, immortels par leur impact culturel, n’auront quant à eux duré que 23 ans au sommet.

15 réflexions sur « Le mur du cent »

    1. Il y avait effectivement un mécanisme de secours, mais on n’en a pas eu besoin. Au moment des Jeux, je travaillais dans un labo à l’université de Berkeley qui accueillait un prof de l’université de Barcelone spécialisé dans la combustion. Il avait participé au dessin de la flamme olympique et de son système d’allumage au passage de la flèche. Le lendemain de la cérémonie d’ouverture, il nous a fait un petit topo au tableau noir, équations à la clé. Le système avait une très grande marge de sécurité et il aurait fallu un tir vraiment foireux, ou un vent à décorner les bœufs (c’était là le principal souci), pour que la flamme ne s’allume pas.

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      1. Merci. C’était superbe esthétiquement en tout cas. Mieux que la mascotte Cobi. D’ailleurs, il y a une mascotte pour les J.O de Paris ?

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      2. Haha. Je viens de voir la mascotte. Un bonnet phrygien. Bon, Cobi, c’était mieux.

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  1. Merci Triple G ! J’ai eu la chance d’assister, lors de mon premier meeting d’athlétisme, à un record du monde. Celui de Meyer en Décathlon, lors du Decastar de Talence. Bon, j’avais un peu triché en ne venant qu’à la deuxième journée. Meyer était en avance sur le recors mais le voir s’arracher lors des dernières épreuves était inoubliable.
    Puisque tu parles de javelot, Meyer, grand fan de basket, portait un maillot d’Irving des Celtics, lors de ses jets. Et il etait allé au bout de ses forces lors de la dernière épreuve du 1500 m.

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  2. Un nom qui ne me disait absolument rien, merci.

    Zelezny, ça oui. Que j’ai toujours entendu être tenu pour recordman du monde, quoique en-deçà des 100 mètres..mais Hohn??

    Il fut donc mis de côté, si je comprends bien..mais sous quel motif : ce dopage est-allemand que tu mets sur la table? la modification du javelot?

    Ces trajectoires planantes, ça oui : je m’en rappelle bien par contre. Car ça me frustrait, aurais préféré que ça pique dans le sol, visuellement c’était bof-bof. Et, comme tu dis : ne facilitait pas le travail des juges.

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    1. C’est sa blessure récurrente aux lombaires qui a mis Hohn hors jeu. Il n’a pas eu de chance avec le boycott des JO de 1984, il était à peu près certain de l’argent au moins. Quant on voit que l’or s’est joué vers 84 m et que Tom Petranoff a raté son concours, on se dit que Hohn aurait facilement gagné.

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      1. Le record n’a pas disparu, on a simplement changé de javelot. Le dessin de l’engin ayant une influence capitale sur la performance, il était nécessaire de remettre le record à zéro, car on ne peut pas comparer l’avant et l’après. Ce n’est pas comme dans les courses où les sauts (perche exceptée, où on aurait pu se poser la question au passage du bambou au métal, puis du métal à la fibre de verre puis de carbone) où la performance dépend moins de conditions techniques imposées. Si on changeait la masse du projectile au lancer du poids, ce serait pareil.

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  3. Au cours des 5 dernières années, l’allemand Johannes Vetter s’est approché plusieurs fois du chiffre de Železný.
    La grande caractéristique du javelot actuel, c’est la quasi-disparition des finlandais et des norvégiens qui tenaient le haut du pavé durant les années 2000 et l’apparition de petites nations (au sens sportif) comme l’Inde, la Grenade, l’Estonie ou même la Nouvelle-Zélande. En fait, la technique particulière du lancer s’est démocratisée et les gabarits des lanceurs sont devenus plus variés.

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