L’été 2024 tire à sa fin après de somptueux Jeux Olympiques qui ont (facilement) fait oublier un Euro insipide. Déjà les affaires courantes ont repris sur tous les terrains d’Europe et la Ligue des champions se profile. Avant que P2F ne replonge au cœur du sport qui nous passionne tous, offrons-nous une dernière excursion hors football pour marquer le 40e anniversaire d’un duel à la perche qui est resté dans l’histoire de l’athlétisme.
C’est une nuit d’été comme on voudrait les voir toutes, ce vendredi 31 août 1984 à Rome. Il fait doux, le ciel est pur, une très légère brise souffle un peu de fraîcheur sur le Stade Olympique. Ce soir, ce n’est ni la Roma, ni la Lazio qui tient la vedette dans la grande vasque du Foro Italico. Les lignes tracées sur le terrain sont celles de l’athlétisme, comme lors des Jeux du renouveau, 24 ans plus tôt, quand la jeune république fière de son miracle économique a inauguré son plus grand stade[1]. C’est l’heure du Golden Gala (en italien dans le texte), le meeting annuel qui est rapidement devenu l’un des rendez-vous obligés des stars de la piste.
Le début des années 1980 marque un tournant dans l’histoire de l’athlétisme, avec la mise à bas d’un amateurisme officiel de plus en plus marron au profit d’un professionnalisme déclaré. L’homme qui tire son sport vers la modernité est aussi l’inventeur du meeting de Rome : Primo Nebiolo, un Turinois habile en affaires et fin politique, ancien sauteur en longueur de bon niveau national. Il a fait fortune dans le bâtiment avant de prendre la présidence de la Fédération italienne d’athlétisme en 1969 puis celle de l’IAAF, la fédération mondiale devenue World Athletics de nos jours, en 1981.
Au moment du boycott des Jeux Olympiques de Moscou, en 1980, par les États-Unis et certains de ses alliés, Nebiolo a créé le Golden Gala pour offrir un terrain « neutre » de rencontre entre les meilleurs athlètes. Après le succès de la première édition, il a su maintenir la qualité du plateau par de généreuses primes de participation offertes aux grands noms. En 1983, le meeting de Rome a ainsi vu pour la première fois tomber un record du monde, quand le Français Thierry Vigneron a franchi 5,83 m au saut à la perche.
Deux semaines auparavant, lors des premiers Championnats du monde d’athlétisme à Helsinki, Vigneron et tous les autres favoris (les Soviétiques Konstantin Volkov et Vladimir Polyakov, le Polonais Władysław Kozakiewicz, et un autre Français, Pierre Quinon, recordman du monde en titre) avaient été battus à la surprise générale par un inconnu de 19 ans originaire de Lugansk, soviétique de passeport bien qu’ukrainien de cœur, un certain Sergueï Bubka. Celui-ci s’était immédiatement affirmé comme le patron des sautoirs, ravissant le record du monde à Vigneron pour le porter à 5,90 m en moins de douze mois.
En 1984, le match tant attendu entre Bubka et les Français aux Jeux de Los Angeles n’a pas eu lieu, car ce sont cette fois les Soviétiques et leurs alliés qui ont refusé de participer. L’occasion est trop belle pour Primo Nebiolo qui ouvre le coffre-fort et fait de la perche le clou du spectacle à Rome. Bubka et Vigneron seront là, en compagnie de l’Américain Earl Bell, fraîchement médaillé de bronze ex æquo avec Vigneron, de quatre autres sauteurs de niveau international, et de cinq plus modestes pour faire le nombre.
Les dollars du padrone ont créé un plateau de qualité dans les autres disciplines aussi : Calvin Smith, Edwin Moses, Evelyn Ashford, Valerie Brisco-Hooks, Lyudmila Andonova, et autres Jarmila Kratochvílová sont de la fête, opposés à des gloires sur le déclin ou de bons spécialistes qui offrent une opposition solide mais pas redoutable. Avec 52 000 spectateurs, le Stade Olympique est bien garni, mieux qu’à notre époque moderne où la TV omniprésente dissuade de l’expérience en tribunes. Le spectacle commence et est de bon niveau[2], mais aucun record n’est mis en danger avant que commence le concours de la perche.
Comme on s’y attendait, la situation se décante vite. Après quelques barres intermédiaires, Bubka et Vigneron se retrouvent seuls en lice en ayant franchi 5,70 m. C’est le Soviétique qui saute le premier ; inutile de tergiverser dans ce duel que désirent les deux hommes depuis un an. Il demande directement 5,91 m, un centimètre de mieux que le record établi par ses soins quinze jours avant les Jeux.
Au premier essai, c’est l’échec des deux côtés. Bubka choisit de réserver ses deux tentatives restantes pour la barre suivante, comme le règlement le lui permet, mais Vigneron, lui, vient s’aligner en bout de piste. Un long moment de concentration, une course d’élan énergique, un mouvement réussi… et ça passe ! Revoilà le Racingman sur le toit du monde, huit centimètres au-dessus de sa marque en plein air de 1983 et six au-dessus de celle établie en salle au printemps 1984.
La barre monte à 5,94, le silence tombe. En bout de piste, Bubka toise longuement l’obstacle, les mains bien en place sur cette perche inhabituellement longue et rigide qu’il est le seul du circuit à savoir utiliser. Le Soviétique est un athlète exceptionnel, capable de courir le 100 mètres en 10,2 secondes[3] et de tenir la croix de fer aux anneaux presque aussi bien que les gymnastes de l’équipe nationale. Le voilà parti dans une course d’élan explosive. La « gaule » se plante, le saut est parfait, la latte reste sur les taquets. Le roi a repris son trône.
Record battu deux fois en un quart d’heure : le public de Rome en rugit de plaisir. Et ce n’est peut-être pas fini, car Vigneron a fait l’impasse d’un geste de la main et demande crânement 5,97. Lui ne peut pas maîtriser une perche aussi rigide que celle de son rival mais va exiger le maximum de la sienne, les mains placées un peu plus haut, la course d’élan un peu plus rapide si c’est encore possible. Une fois, deux fois, trois fois, la barre chute sans qu’il n’y ait rien à regretter. C’est fini pour lui, mais pas pour Bubka qui a fait l’impasse et demande à présent le chiffre magique : six mètres.
Il n’est pas le premier à tenter cette barre : c’est Pierre Quinon, le tout récent champion olympique, qui l’a fait deux ans plus tôt après avoir porté le record du monde à 5,82 m. Le Français a été loin du compte sans être ridicule, mais c’était « avant »… À présent, le nouveau titan de la perche semble ne plus avoir de limites. La dernière grande marque ronde du siècle, et peut-être du prochain aussi, est là, à six petits centimètres, à portée de celui qui en a déjà ajouté neuf aux limites humaines. Le combat a été somptueux entre deux athlètes au sommet de leur forme, alors pourquoi pas ce soir ? Le public aussi sent souffler le vent de l’histoire ; un silence de cathédrale se fait quand Bubka se met en position.
Premier essai. Comme Vigneron un peu plus tôt, le Soviétique a réhaussé sa prise à l’extrême limite de ce qu’il peut contrôler. Lui aussi met ses dernières réserves d’énergie dans sa course d’élan, plante, et s’envole. Il s’enroule au-dessus de l’obstacle, il va passer, il est passé – non. Quelque chose a effleuré la latte qui dégringole dans une énorme clameur de déception, aussi forte et sincère dans les tribunes romaines qu’après une tête de Francesco Graziani cinq centimètres à côté.
C’est comme si la barre, en tombant, avait rompu l’envoûtement qui donnait sa magie à la nuit. Un deuxième essai déterminé, un troisième presque rageur sont des échecs plus marqués que le premier. Ce ne sera pas pour ce soir. Le concours est terminé, le reste des épreuves aussi. Le maître des airs un instant contesté peut savourer un tour d’honneur sous les applaudissements de ses pairs de l’élite, dont ceux, sportifs, de l’éphémère recordman vaincu.
C’est à juste titre que l’on parle encore de ce duel d’exception 40 ans après, car il a vraiment marqué un changement de génération. Jamais plus Vigneron, l’homme qui a battu quatre fois le record du monde, ne montera aussi haut. Il accumulera tout de même une jolie collection de médailles aux Mondiaux et aux Championnats d’Europe avant de quitter pour de bon les sautoirs en 1996, à 36 ans. Les autres protagonistes de cet âge d’or de la perche française, les Houvion, Quinon, et autres Abada, disparaîtront pour de bon des premières places eux aussi.
Bubka, lui, continuera une progression vers la stratosphère que seul Mondo Duplantis, trente ans plus tard, est en passe de reproduire. Il réussira ce qu’il a manqué de si peu à Rome le 13 juillet 1985, dans l’ancien stade Jean-Bouin de Paris, puis portera, sans jamais être surpassé, les records à des sommets hallucinants : 6,14 m en plein air en 1994, 6,15 m en salle (comptabilisés séparément jusqu’en 2000) un an plus tôt. Il faudra attendre vingt ans pour qu’un autre Français, Renaud Lavillenie, vienne faire mieux (6,16 m) à Donetsk, sur les terres du maître, et en sa présence.
Curieusement, les grands duels en athlétisme qui sont restés dans les mémoires sont nettement plus rares que les exploits individuels. Lutz Long et Jesse Owens en 1936, Daley Thompson et Jürgen Hingsen en 1984, Carl Lewis et Mike Powell en 1991… nous en oublions évidemment certains, mais la liste est courte. Au moment où P2F revient porter son attention sur les grands duels du ballon rond avec la rentrée des Coupes d’Europe, concluons ce bel été de sport en avançant que le choc entre Bubka et Vigneron, ce soir d’août 1984 à Rome, a lui aussi sa place dans la légende et n’est passé qu’à une infime touche de barre de devenir le plus beau de tous les temps.
[1] San Siro, le plus grand de nos jours, n’offre à l’époque que 60 000 places. Il sera agrandi à 81 000 pour la Coupe du monde 1990, dépassant à l’occasion le Stade Olympique.
[2] Les résultats complets : https://ita.milesplit.com/meets/133173-golden-gala-roma-1984/results/231697/raw
[3] https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1986-02-20-sp-9919-story.html
« Quelque chose a effleuré la latte », euh……… Il avait fait une Ammirati, ou quoi?
Outre Bubka, j’aimais bien Tarasov.
Evelyn Ashford, belle athlète également. Qui ne semblait pas encore trop modifiée comme le sera Griffith Joyner.
Wilma Rudolph également. Magnifique malgré une enfance difficile.
J’aime beaucoup cet article, sans doute parce qu’il me ramène aux années 1980, des noms et des souvenirs lointains remontent à la surface.
– Primo Nebiolo ! Ce Piémontais roublard au nom de cépage (à un b près) a en effet fait entrer l’athlétisme dans l’ère du sport spectacle.
– Jarmila Kratochvílová, toujours recordwoman du monde du 800m. Je n’ose imaginer ce qu’auraient été les duels testosteronés contre Caster Semenya si elles avaient couru à la même époque.
– Evelyn Ashford, la grâce sur le sprint court, opposée aux Est-Allemandes.
Et puis cet Olimpico qui se transforme en arène en 1987 pour les championnats du monde, sublimant les athlètes italiens comme Francesco Panetta. Sa course sur 3000m steeple est inoubliable (sauf erreur, il est un des rares athlètes italiens de l’époque à ne pas être parmi les patients des médecins prescripteurs d’EPO). C’est également l’année où la météore Gilles Quénéhervé frôle le titre sur 200m face à Calvin Smith. Enfin, c’est le dernier titre d’Edwin Moses sur 400m haies, 10 ans d’invincibilité malgré les défis permanents de Harald Schmid (voilà un duel que tu aurais pu citer).
Gilles Quénéhervé, Sangouma, Trouabal et St Rose. Belle époque.
Marie-Rose 🙂
Le 4 x100 c’est toute une tradition:
1964: médaille de bronze avec Chenevay-Laidebeur-Piquemal-Delecour. A l’entrée de la ligne droite, Delecour a…3 mètres d’avance. Il finira 3ème avec…3 mètres de retard sur Bob Hayes. Un phénomène digne de Carl Lewis et Usain Bolt. Il prendra sa retraite à 22 ans pour entreprendre une carrière de footballeur. Il gagnera même le super bowl.
1968: médaille de bronze avec Fenouil-Delecour-Piquemal et Bambuck qui fait une extraordinaire dernière ligne droite battant sur le film le Jamaïcain Lennox Miller.
1984: médaille de bronze avec Richard-Pascal Barré-Patrick Barré-Panzo
1988: médaille de bronze avec Marie-Rose-Quéhénervé-Sangouma-Moriière
2012: médaille de bronze avec Vicaut-Lemaître-Pessonnaux-Pognon
Bob Hayes gagnera d’ailleurs le Super Bowl avec Dallas.
Bambuck qui aura détenu le record mondial du 100 m, pendant une heure !
Moses et Schmid, j’ai effectivement hésité, mais ce n’est pas un vrai duel à mon avis car il a été à sens unique.
Merci l’ami. Superbe récit. Et belle école française, il faut le souligner. Duplantis…
Toujours des articles qui font réfléchir. D’autres très beaux duels en athlétisme sont les anglais Sebastian Coe et Steve Ovett (surtout sur le 800 et 1500 mètres aux JO 1980) et les divines Veronica Campbell de Jamaïque et l’américaine Allyson Felix sur le 200 mètres lors de plusieurs championnats du monde et JOs. Ces duels ont aussi vu une troisième personne essayer de s’imposer plus tard.
Coe et Ovett, avec Steve Cram comme troisième larron, méritait effectivement mention.
Steve Cram en effet. Et Carmelita Jeter comme troisième larron contre Campbell-Brown et Felix.