Le jour où le sport français a changé

Il y a 40 ans jour pour jour, l’équipe de France remportait son premier titre. Au-delà du ballon rond, c’est tout le sport tricolore qui a changé de visage au moment où Michel Platini a levé la coupe Henri Delaunay ce soir-là au Parc des Princes. Retour sur un « avant » qu’on a peine à imaginer aujourd’hui.

Le 27 juin 1984, les Bleus ont gagné l’Euro.

Quarante ans, deux étoiles, et une palanquée de médailles et titres mondiaux dans d’autres sports plus tard, on a peine à imaginer la portée de l’événement. Il faut faire un gros effort de transposition mentale et se remémorer le vide intersidéral qu’était le paysage sportif bleu-blanc-rouge de 1984. La France était le pays de la lose, tout simplement. Les équipes nationales n’avaient encore rien gagné dans quelque sport collectif que ce soit. Le ballon rond tricolore vivait sur le souvenir de la troisième place des Bleus à la Coupe du monde 1958, presque égalée au palmarès mais surpassée dans les cœurs par Séville et l’épopée de 1982 encore fraîche.

En club, on se remémorait une lignée de perdants magnifiques : Bastia en 1978, les Verts de 1976, bien évidemment, et le grand Reims de 1956 et 1959 pour les plus anciens. Hors des terrains de football, ce n’était guère mieux. Le handball végétait en Mondial B, la deuxième division internationale. Les basketteuses du Clermont UC, les autrefois célèbres « Demoiselles », avaient joué et perdu cinq finales de C1 dans les années 1970. Les rugbymen avaient certes réussi trois Grands Chelems (1968, 1977, 1981), mais dans un sport somme toute mineur à l’échelle mondiale. Enfin, enfin, le CSP Limoges de George Murphy et Apollo Faye avait vaincu le signe indien et inscrit la France au palmarès de deux Coupes Korac de basket consécutives (1981, 1982). Ce n’était pas la NBA, mais c’était un début.

Les sports individuels étaient dans la même veine. Que ce soit en été ou en hiver, les bilans olympiques alternaient entre niveau insuffisant et craquages sous la pression (ô perchistes de Moscou en 1980 !), avec tout de même quelques exploits occasionnels (judo, escrime, sports équestres, une Colette Besson ou un Guy Drut) pour éclairer le tableau. Là aussi, on sentait pourtant un certain dégel au début des années 80 où Noah et Hinault avaient mis fin à une période de médiocrité nationale dans leurs disciplines respectives.

12 juin 1984, 20h29 : l’heure de vérité au moment d’ouvrir le tournoi.

Alors, à l’approche de l’Euro, on espérait, on voulait y croire. Séville avait prouvé que ces Bleus-là pouvaient rivaliser avec les très gros. Deux ans après, l’équipe semblait encore meilleure : le gardien et la défense centrale étaient enfin au niveau international, le milieu où Luis Fernandez était venu compléter le « carré magique » était le meilleur au monde. On jouait à la maison. Ni l’Italie, ni l’Angleterre, ni les Pays-Bas n’étaient là et l’ogre allemand semblait avoir régressé depuis 1982. Mais il n’y avait eu aucun match officiel pendant deux ans pour confirmer tout ça et une nette défaite en amical contre le Danemark (1-3, 7 septembre 1983) avait suscité de l’inquiétude…

Le reste, comme dit le cliché, appartient à l’histoire. D’autres sites en ont résumé les détails mieux que nous ne saurions le faire en cette date anniversaire. C’est plutôt l’ambiance et l’impression générale que notre rédaction, dont certains membres étaient en tribunes à cet Euro, cherche à restituer. La recette du premier titre des Bleus a rassemblé tous les ingrédients qui font les grands champions : une once de chance (le crâne de Busk sur la trajectoire du 1-0 de Platini face au Danemark), un zeste de ratage (le carton rouge d’Amoros), une improvisation bien venue (Jean-François Domergue, la doublure d’Amoros, qui marque les deux seuls buts de sa brève carrière internationale en demi-finale), une solide dose de mental (il en fallait face au Portugal), ce qu’il faut de rare et de cher (Platini au sommet de son art), et un cuisinier bien inspiré (Michel Hidalgo et son amour du jeu enfin récompensé) pour préparer tout cela. Le tout a tutoyé la perfection un bel après-midi à la Beaujoire face à la Belgique et a bien mérité son étoile au guide Michelin des Euros.

119e minute au Vélodrome, retour de l’enfer.

Plus que le récital de Nantes, c’est la demi-finale gagnée contre le Portugal au bout d’une prolongation irrespirable qui est restée dans les souvenirs de ceux qui ont vécu le tournoi. Le sentiment unanime était que les Bleus avaient par là effacé le trou noir mental de Séville, à défaut d’avoir pris la revanche sur la RFA que tout le pays espérait. Après qu’ils aient ainsi forcé le destin, plus rien ne pouvait leur arriver, pensait-on un peu partout. Les dieux du football ont été d’accord, eux qui sont venus savonner les gants d’Arconada et faire basculer une finale bien plus indécise qu’on ne le pensait. Et quand le Tchécoslovaque Vojtěch Christov a sifflé la fin du match, après que Bruno « Lucky Luke » Bellone a enterré les espoirs espagnols dans le temps additionnel, c’est tout le sport français qui a changé de dimension.

Le sacre des Bleus dans le sport numéro un, avec des joueurs évoluant en très grande majorité dans leur championnat national, un entraîneur du cru, et des principes de jeu issus en droite ligne de cette véritable « école française » qu’était le grand Reims d’Albert Batteux, a montré que la France pouvait elle aussi porter au sommet ses idées et ses méthodes. Par-dessus tout, il a décomplexé les esprits des footballeurs… et des autres. Une victoire en Coupe du monde a cessé d’être un rêve fou et a fini par survenir 14 ans plus tard. Biathlètes, nageurs, volleyeurs, gymnastes, et surtout handballeurs ont eux aussi retenu la leçon avec les résultats que l’on sait et chassé pour de bon le syndrome de l’éternel perdant.

Le 27 juin 1984, en un mot, les Bleus ont fait entrer la France du sport dans la cour des grands.

22 réflexions sur « Le jour où le sport français a changé »

  1. Merci Triple G. L’édito de Ferran à la une de L’Equipe exprime bien ce qu’on ressentait alors : on ne pensait pas l’EdF capable de gagner un tournoi. On percevait que la victoire devait beaucoup au fait qu’elle n’avait pas eu à se qualifier (les matchs à l’extérieur, à l’Est notamment, étaient un calvaire pour les Bleus et affaiblissaient les chances de qualification à des phases finales). Mais les scénarios des 3 matchs les plus importants avaient prouvé que les Bleus avaient grandi et étaient capables de surmonter l’adversité : contre les Danois en ouverture (but tardif et heureux suivi de l’expulsion d’Amoros, un craquage révélateur de la tension du moment), contre les Portugais en demi alors que le scénario indiquait que tout était perdu et contre les Espagnols en finale en serrant les dents et desserrant les gants d’Arconada sur un coup franc inexistant. La France pouvait gagner dans l’adversité, pouvait avoir de la chance, et ça, c’était vraiment nouveau.

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    1. Ah ça, les matchs à l’Est, quel malheur… On l’a vu tout de suite après l’Euro en QCM 1986 : Yougoslavie, RDA, Bulgarie, et Luxembourg dans le groupe, bienvenue dans le COMECON. Le seul déplacement qui s’est bien passé a été celui en Yougoslavie, un 0-0 plutôt maîtrisé. En RDA, ç’a été un 0-2 sans bavure au Zentralstadion qui a surpris tout le monde, en premier lieu les Allemands de l’Est eux-mêmes. En Bulgarie, un autre 0-2 lamentable par la manière, sans une once de rébellion ni de puissance physique face à une équipe limitée. Heureusement qu’il y a eu, comme d’habitude ces années-là, un coup franc platinien pour sauver la baraque à la dernière journée au Parc face à la Yougoslavie (2-0). Un champion d’Europe se devait de faire mieux.

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    1. Avant que ggg ne le fasse : un stoppeur à l’ancienne, dur, toujours à la limite. Un homme dont la France avait besoin, on sortait de l’image du défenseur central spécialiste des tacles glissés mais qui rechignait à se frotter à son avant-centre. J’aimais beaucoup le Menhir (je crois que c’était son surnom) que les blessures ont privé d’une plus longue carrière en bleu.

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      1. Oui, le Menhir était son surnom (un de ses surnoms ?). Jacques Thibert dans l’année du Football 1984 raconte comment Alan Simonsen, le créatif numéro 1 du Danemark, va  »se fracasser contre un menhir breton » lors de ce match d’ouverture.

        Que de souvenirs de cet été 🙂

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  2. C’est aussi une période où la France ne pouvait s’imaginer qu’elle ne gagnerait plus deux de ses épreuves phares. Roland Garros en 83 avec Noah. Et le Tour avec Hinault en 85. Meme si Fignon fut bien malheureux en 89.

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    1. C’est l’âge d’or du sport français même si on ne brillait pas dans autant de disciplines qu’aujourd’hui (le hand, le basket ou la natation notamment). Je rajoute Prost triple champion du monde de F1, le XV de France qui développe son french flair, remporte plusieurs tournois et atteint la finale de la première coupe du monde, Jeannie Longo pour le cyclisme féminin, Jean-François Lamour en escrime. Le champion des champions de L’Equipe se disputait entre Platini, Hinault, Noah, Prost, Blanco, Longo tous régnant sur leur discipline (enfin de façon très ponctuelle pour Noah, clairement un cran en dessous des autres)

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      1. Ce qui me surprend c’est le vide intersidéral du cyclisme français depuis cette époque. Aucune victoire finale sur le Tour depuis 1985. Quelques podiums mais vraiment aucun vainqueur potentiel (Bardet et Pinot étaient trop limités en contre-la montre, pas adaptés au cyclisme moderne), pas de vraie relève chez les jeunes (que je sache).

        Je suppose qu’il doit y avoir un aspect sociologique là-dedans (l’urbanisation du pays et l’abandon par l’Etat des zones rurales), mais c’est assez choquant.

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      2. Et dans ta liste, des mecs qui sont ou peuvent être considérés comme les meilleurs tricolores dans leur discipline. Prost et Blanco, c’est certain. Hinault et Platini, c’est sujet à débat mais des choix privilégiés.

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      3. Platini c’est un vrai débat. Hinault pour moi, y a pas de sujet. Anquetil était une machine calculatrice à gagner des grands tours, pilotée par sa direction sportive. Aucune prise de risque, manque de panache et de caractère, pas de pointe de vitesse, ni qualités de puncher. Palmarès trop léger sur les classiques, pas de titre mondial, absence de courses mémorables (le doublé Dauphiné / Bordeaux-Paris est un coup médiatique orchestré par Geminiani). (Bon je sais, c’est un peu dur comme bilan).
        Les autres? Bobet, mais bien en dessous. Fignon avait le potentiel mais trop fragile.

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      4. Depuis 1985, y a eu des périodes assez distinctes. D’abord la période des « nouveaux Hinault », dans le désordre, Jeff Bernard, Charly Mottet, Gilles Delion et j’en oublie. Même sort que pour les nouveaux Platini à la même époque. Fignon est revenu au top en 1989 mais les 8 secondes le tuent (littéralement selon son équipier Thierry Marie).
        Les années 90 voient un nouveau type de coureurs punchers, grimpeurs mais nuls en clm ou limités sur 3 semaines: Leblanc, Virenque, Jalabert, Brochard. Gros palmarès mais zéro Giro, zéro Tour (logique).
        Les années 2000: le néant absolu (rien à rajouter).
        Les années 2010: le renouveau avec Bardet, Pinot, Alaphilippe, Barguil. Même constat, mêmes limites et mêmes résultats que leurs ainés des 90’s.
        Les années 2020? Alors oui de bons jeunes, mais faudrait arrêter de leur coller une pression négative avec le Tour. A 20 ans, Lenny Martinez est un phénomène qui affiche le rapport poids-puissance d’un vainqueur de grand tour. Mais il l’a déjà bien compris, ça se fera ailleurs que dans une équipe française (même si Bahrain clairement ça fait ch…)

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      5. L’urbanisation. Oui forcément ça joue. Le vélo est historiquement rural et était plus populaire que le foot quand la majorité du pays vivait encore dans les campagnes. Mais globalement, le nombre de licenciés reste important (comparé à d’autres pays) et il y a de bonnes structures. Les jeunes ont tout pour percer.
        Globalement ça reste sport de niche, les zones rurales / péri-urbaines, des régions avec un très fort ancrage (Bretagne, Normandie, Franche-Comté). Un peu comme le rugby avec le sud ouest, mais les rugbymen ça les empêche pas de performer. Mais la concurrence est mondiale en cyclisme maintenant.

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      6. Sur le Tour mais même sur la Vuelta ou le Giro. Jalabert et Fignon sont les derniers vainqueurs respectifs de ces deux courses. Ça date, même pour Jalabert.

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    2. Sinon imaginer en 1985 que plus aucun français ne gagnerait le Tour, c’était un cauchemar que même le pire des défaitistes n’aurait pu faire. La mondialisation du vélo est passée par là et personne en France ne la voit venir. La victoire de LeMond en 1986 par contre, est déjà un premier avertissement.
      Roland Garros par contre, la victoire de Noah, elle est attendue depuis des décennies non? Que ce soit un exploit sans lendemain était plus ou moins admis, il me semble.

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      1. Le tennis est un cas particulier. La France est un pays de tennis, plus que la Serbie ou la Suisse, mais n’a pas sorti de champion. Avant Noah, c’est Petra le dernier vainqueur d’un Chelem en 46, avec Wimbledon.

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      2. Et en 46, outre Petra à Wimbledon, Marcel Bernard remporte Roland-Garros.

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  3. Bel article que cette génération-culte réclamait bien.

    Oui, si style français il y eut, en soi distinct et le différenciant des autres : ce fut alors celui courant depuis Batteux à Hidalgo. Et je ne sais décidément trop ce qui lui aura valu cette relégation aux oubliettes..

    Un style qui ne gagnait pas? ==> La France enchaîna, de la sorte, deux demis de WC une victoire en Euro……sans compter ce qu’il y eut à redire de chacune de ces demis face à la RFA.

    L’évolution du jeu? Les Espagnols arrivent çà et là encore à se démarquer du jeu sans couilles ni saveur désormais dominant, la Belgique s’y est essayée, la Colombie aussi.. ==> Il n’y a pas de fatalité.

    Kostadinov?? ==> J’ai souvenir encore de l’une ou l’autre rencontres intéressantes sous Platini, mais la pente savonneuse stylistique était déjà bien, bien amorcée avant cette funeste soirée de 93.

    La qualité des joueurs? Le type de profils désormais promu par votre formation? ==> Ca me paraît déjà plus pertinent, mais ça non plus ce n’est pas une fatalité, juste une question de choix..

    Que sais-je encore???

    Ce que je sais, c’est que hors l’Hexagone l’EDF contemporaine n’inspire à peu près plus rien désormais, aux antipodes du souvenir laissé par celle d’Hidalgo. Un football calculateur, qui abhorre le risque et auquel l’on coupa toute idée. Ce qui, il y a 40 ans (mais qui l’était déjà un quart de siècle plus tôt), était l’incontestable parangon du beau jeu continental, d’un souci conjoint de panache, d’esthétique et de fantaisie……….et bien cela même en est devenu aujourd’hui l’exact contraire, une constante depuis plus d’une éditions.. ==> Ca fait mal aux yeux.

    Venant d’un pays fier comme son coq, viscéralement attaché à son patrimoine (le « petit jeu » français en est), habituellement si soucieux de ne pas être/faire comme les autres : ce renoncement est à tel point contre-nature……………

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  4. Pour me focaliser sur l’Euro 84, déjà dit : c’est une équipe belge décimée que la France affronta, le tournoi débutant une poignée de semaines après les lourdes suspensions infligées aux Gerets, Daerden, Meeuws, Plessers, Vandersmissen, Preud’Homme.. ==> Ce qui faisait le sel de cette sélection, à savoir sa fluidité défensive, n’existait soudain plus.

    Et cependant, à une époque où les joueurs belges tendaient à regarder de haut le foot français, que déclarèrent plus d’un acteurs belges de cette bérézina nantaise? En substance et de l’un à l’autre : qu’ils n’auraient certainement jamais perdu 5-0 au complet, impossible..mais certainement, aussi, qu’ils auraient cependant perdu contre cette EDF.

    Je vous prie de croire que c’était un sacré compliment!

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    1. Je pense que ce match à la Beaujoire est le plus accompli de tous par l’équipe de France de cette génération.
      Je place juste derrière France-Italie de février 1982, France-Angleterre du 19 février 84 et France-RDA de décembre 1984, où un adversaire plus que respectable (la RDA un peu moins, certes, mais elle aurait pu en prendre 5 de plus) a été asphyxié. Mentions pour France-Irlande du Nord de juillet 1982, France-Yougoslavie d’avril 1983 et France-Hongrie de juin 1986 où l’adversaire est en-dessous des précédents cités.
      Il y en eût d’autres à mes yeux profanes (à Guimaraes en février 83, l’Uruguay en août 85, France-Belgique d’avril 1981 , Rotterdam en novembre 82, etc), mais là soit l’emprise fut moins totale, soit l’adversaire fut totalement HS.
      Les pires étant le Heysel en septembre 1981 et Sofia en 85.
      PS: Séville est inclassable.

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