Le goût du sang

Vous n’aimez pas les films où l’hémoglobine coule à flots ? Les primitifs prompts à jouer des poings vous horripilent ? Alors passez votre chemin, vous ne méritez pas de faire connaissance avec Felipe Ocampos, acteur estimé ou honni, mais personnage indispensable à la Liga sauvage des années 1970. Si à l’inverse, vous appréciez le cinéma policíaco des seventies, variante espagnole des poliziotteschi, alors prenez le temps de découvrir Ocampos dont la photo ci-dessous, prise lors d’un match de Copa en mai 1971, donne une idée du joueur qu’il fut. Au sol, maillot blanc maculé de sang, il tire les cheveux et mord les doigts d’un joueur de la Real Sociedad, peut-être Corcuera. Indifférent au sacrifice du justicier solitaire, l’arbitre l’expulse et la commission de discipline le sanctionne de cinq matches de suspension pour avoir frappé six adversaires différents au cours de cette rixe.

Un charnier découvert à la Romareda.

Le Guarani

Felipe Ocampos est un attaquant paraguayen ayant fait ses classes avec le Club Guaraní. Il appartient à la génération championne en 1967 et 1969, les derniers titres d’El Aborigen avant une traversée longue comme le désert du Chaco[1]. Ocampos ne se caractérise pas par sa virtuosité, c’est avant tout un combattant pour qui l’efficacité d’une dialectique ne se conçoit qu’avec les poings. Une manière bien à lui d’emporter l’adhésion de tous… la force de l’idée sans excès de mots, en somme.

International paraguayen à partir de 1968, il démontre son tempérament dès sa première sélection face à l’Uruguay à l’occasion de la troisième Copa Artigas. Déjà tendu, le match bascule quand le Paraguayen Aníbal Pérez[2] blesse sévèrement Héctor Silva. Les deux équipes en viennent aux mains et à ce jeu-là, Ocampos ne craint personne, pas même les durs à cuire comme Néstor Tito Gonçalves. L’arbitre les expulse mais la Celeste refuse de reprendre la partie alors qu’il reste 20 minutes à jouer, tant pis pour la Copa Artigas, non attribuée cette année-là.

Avec l’Albirroja, au Chili en juillet 1969 (0-0). Ocampos est accroupi, au centre. Il n’a que 24 ans, il est formel, pourquoi en douter ?

Aux côtés de Saturnino Arrúa, Ocampos participe aux éliminatoires pour la Coupe du monde 1970 mais la présence du Brésil de João Saldanha prive l’Albirroja de tout espoir de qualification. Le rêve mexicain envolé, Guaraní champion, plus rien ne retient Ocampos au pays.

La découverte de la Liga

En 1969, Zaragoza entérine la fin de l’époque de Los Magnificos : si Santos et Villa sont toujours performants, Canario et Lapetra ont raccroché les crampons et Marcelino n’a plus grand-chose à donner. L’espoir Bustillo vendu au Barça pour son plus grand malheur[3], les dirigeants entament une nouvelle ère, celle des Zaraguayos dont Ocampos inaugure le concept.

Porter la moustache, ça rajeunit.

A l’automne, Rosendo Hernández, un ancien international espagnol, recommande Ocampos aux décideurs du Real Zaragoza. De lui, ils ne savent rien, hormis son âge, 24 ans, tout comme Ocampos ne sait rien de Saragosse, la tournée européenne de Guaraní l’année précédente n’ayant pas fait étape en Aragon[4].

Quand ils voient Ocampos pour la première fois, les dirigeants peinent à masquer leur scepticisme : ou ce type ment sur son âge ou il a beaucoup souffert tant ses traits sont marqués. Mais puisqu’il est puissant physiquement et doué dans les airs, les doutes s’effacent et le Paraguayen peut parapher son contrat.

Débutent alors cinq années tumultueuses, faites de hauts et de bas, notamment la seconde saison durant laquelle une blessure au ménisque précipite la relégation des Leones. Par la suite, il contribue activement à la remontée et à l’ère bénie des fameux Zaraguayos en compagnie du formidable meneur Saturnino Arrúa, d’Adolfo Soto et du goleador El Lobo Diarte.

Ocampos, Diarte, Arrúa et Soto.

El Cacique del area

Surnommé El Cacique del area – le Patron de la surface – Ocampos est un avant-centre statique, difficile à bouger, adorant ferrailler avec les stoppeurs. Ses matches sont des combats au sens propre, d’âpres batailles contre les pénibles peuplant les défenses de Liga, de son compatriote Pedro Fernández à Goyo Benito en passant par Pedro De Felipe (qui lui casse une dent), Iselín Ovejero ou le duo Francisco Gorriti – José María Martínez de la Real Sociedad. Des brutes sans états d’âme, des types qui ont quelques victimes corporelles à leur palmarès pour des actes invraisemblables avec le regard d’aujourd’hui.

Dans un univers de violence ordinaire, Ocampos rompt avec les codes en vigueur en refusant le statut de l’attaquant docile, soumis à la maltraitance, et s’il accepte de recevoir des coups, c’est à la condition de pouvoir les rendre. Et puisqu’il n’a peur de personne (certains l’appellent Cara rota, approximativement « gueule cassée », pour sa propension à sortir du terrain le visage ensanglanté), il livre ses duels les plus féroces contre l’homme des basses œuvres du Real Madrid, Goyo Benito. Mais curieusement, Goyo trouve grâce à ses yeux au contraire de Pirri et Amancio, un épisode particulier étant resté dans les mémoires des aficionados du Real Zaragoza.

Le 28 février 1974, le Real se présente à La Romareda en plein doute et privé de Benito. Luis Molowny a succédé à Miguel Muñoz, ringardisé par le Barça de Michels, sans parvenir à inverser la spirale négative des Merengues, en témoigne la raclée subie à domicile la semaine précédente face aux Blaugranas (0-5). De leur côté, les Leones réalisent une saison de feu et occupent la troisième place du championnat. Ce soir-là, Felipe Ocampos réintègre le onze de départ après un mois de suspension, conséquence d’une énième expulsion due à ses provocations vis-à-vis du corps arbitral.

Dès le début de la rencontre, Nino Arrúa pose d’insolubles problèmes à la défense madrilène. Il ouvre le score et effectue un récital que son garde du corps, Pirri, ne sait endiguer. Le Madrilène multiplie les fautes, s’énerve et finit par sécher sévèrement le petit meneur guarani. Amancio s’approche et s’adresse à Nino : « allez l’Indien, crève-la-faim, lève-toi ». Ocampos est suffisamment prêt pour entendre l’insulte : d’un uppercut, il projette Amancio au sol. Puis il se bat avec Pirri avant que l’arbitre n’exige la sortie prématurée des deux protagonistes[5].

La sortie d’Ocampos contre le Real Madrid. Une expulsion sévère, il n’a frappé que deux adversaires.

Suspendu pour huit matches, Felipe Ocampos revient en fin de saison. Ce sont ses dernières apparitions avec Zaragoza. Ses frasques et ses indisponibilités[6] lassent son coach alors qu’El Lobo Diarte représente la force montante du club, plus jeune et plus talentueux. Persona non grata en Espagne, Ocampos évolue brièvement à León au Mexique puis encore quelques saisons au pays, à Olimpia et à Guaraní, durant lesquelles il glane ses dernières sélections en équipe nationale.

A Saragosse, un demi-siècle après son départ, l’empreinte de Felipe Ocampos demeure vivace. De lui, il reste l’image du diable sur les pelouses et un modèle en dehors, irréprochable à l’entrainement, et tenant le rôle du grand-frère auprès de ses compatriotes Arrúa et Diarte. Invité à la fin des années 2010 avec de vieilles gloires des Leones, il demande des nouvelles de Goyo Benito (décédé en 2020), sa bête noire auquel il voue un respect éternel parce qu’« il te frappait comme un gentleman ». Un immense compliment de la part de Felipe Ocampos.


[1] Guaraní patiente jusqu’en 1984 pour gagner à nouveau le championnat avec Cayetano Ré comme technicien.

[2] Joueur de Valencia à partir de septembre 1968, il est un des tauliers de la défense che titrée en Liga en 1971.

[3] En ouverture de la Liga 1969-70, Miguel Ángel Bustillo inscrit deux buts lors d’un nul 3-3 à Madrid contre le Barça. Mais De Felipe le blesse en début de seconde mi-temps : sa saison est terminée. En trois saisons à Barcelone, il ne dispute que trois matchs et rebondit par la suite à Malaga où il raccroche à 30 ans seulement.

[4] Il s’agit de la première tournée d’un club paraguayen en Europe avec huit matchs répartis entre l’Allemagne, le Portugal et l’Espagne.

[5] Le Real Zaragoza s’impose 2-1.

[6] Sept expulsions en cinq saisons.

18 réflexions sur « Le goût du sang »

  1. A qui on pourrait comparer Néstor Tito Gonçalves? Une sorte de Luis Fernandez? J’ai revu des matchs de Luis avec la France et le PSG, c’était quand même pas mal. Une activité et une agressivité primordiales dans une equipe. Et quelques moments techniques. On parle toujours du Carré Magique avec Genghini, que j’adore, mais Luis amené une présence nécessaire à cette armada offensive qu’étaient les Bleus.

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      1. Rattin donc, merci. Luis, je l’ai connu uniquement au Matra et surtout Cannes. Avec sa reprise de volée au Villamarin….

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    1. Du ballon pour Luis, certes, mais aussi une belle part d’ombre. J’étais au Parc pour le PSG-Monaco de janvier 1981 où il est allé découper le Monégasque Roger Ricort qui est resté plusieurs mois sans jouer. Lui et Luis avaient des profils de jeu similaires et étaient tous deux pressentis comme de futurs milieux des Bleus. Ricort n’a jamais confirmé après son retour. On ne m’enlèvera pas l’idée que c’était un attentat pour éliminer un rival gênant.

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      1. Tiens Triple G, lis ce que j’ai trouvé sur ton affaire…
        Entretien de Vitalis de Monaco
        « Je réglais quelques fois mes comptes, si on me cherchait on me trouvait, mais je n’ai jamais blessé personne. J’aurais bien voulu une fois, mais Rolland m’a devancé.

        Là vous êtes obligé de nous raconter…
        Nous affrontons le PSG à Monaco et Roger Ricort, qui était un tout jeune joueur, va tacler Luis Fernandez sur le côté gauche. Luis s’emporte et lui promet de lui casser la jambe au match retour. Quand nous sommes allés au Parc des Princes, il a mis sa menace à exécution et Roger a été gravement blessé. Là avec Rolland nous sommes allés le voir et lui avons promis qu’il ne l’emporterait pas au paradis. Quelques minutes après je le vois qui déboule dans notre camp. Là je prend mon élan pour lui en mettre un bon, mais je vois Rolland qui me passe devant les deux pieds en avant le tacle à la poitrine ! Luis il n’avait pas peur de grand chose sur un terrain, mais je peux vous dire que lors de ce match il ne s’est plus approché de notre but. »

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  2. Ah Goyo Benito, l’idole de mon père. Avec Santillana. Deux salles, deux ambiances… Merci Verano! Je n’ai jamais vu Campos mais j’ai récemment maté le 6-1 pour Saragosse face au Real de Netzer et Breitner en 75. Arrua et le Lobo, la classe!

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  3. Ah ah, j’aime beaucoup, merci.

    5 matchs seulement pour avoir frappé 6 adversaires en une et une seule rencontre? Lol.. Ca donne idée du barème et des moeurs en vigueur.

    Comment expliquer cette culture, alors, de la violence dans le foot espagnol?? La furia ok, mais bon.. Vu de loin c’est rigolo un moment..mais tout compte fait complètement consternant, non?

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    1. La furia roja, l’influence du football, basque, très physique… Et à partir des années 1960, l’arrivée massive de Sud américains, quelques cracks, beaucoup de joueurs moyens et des bouchers. Quand tu recrûtes Aguirre Suárez a Estudiantes, tu sais que tu vas avoir un équarrisseur. Ovejero de Vélez, Panadero du Racing, tu ne les choisis pas pour faire de la danse !

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      1. Ok et merci mais, quitte à choisir, ils auraient pu focaliser moins sur l’intimidation et la violence, et davantage sur le jeu et le talent, non? (NB : je garde à l’esprit que, à l’époque, c’est viril et + si affinités un peu partout)

        Je vais te citer, ce sera plus clair : « Quand tu recrûtes Aguirre Suárez a Estudiantes, tu sais que tu vas avoir un équarrisseur. Ovejero de Vélez, Panadero du Racing, tu ne les choisis pas pour faire de la danse ! »…..

        ==> Pourquoi ne pas avoir choisi de faire de la danse? C’eût été trop « efféminant », pas assez viriliste??? (je cherche à comprendre le bazar)

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      2. On est dans la période fútbol de muerte, et ce football là gagne : 3 titres d’Estudiantes par ex, 2 pour le Boca de Toto Lorenzo dans les 70es (une finale de C1 perdue sur le fil avec l’Atletico)…
        Et puis, oh, c’est encore l’Espagne de Franco !

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  4. A l’attention de Babah!

    Bonjour,
    Nous avons pris connaissance de ton texte sur la victoire lensoise face à Seville. Nous te remercions pour l’envoi, toutes les participation extérieures sont les bienvenues, mais notre site se consacre plus à des articles longs qu’aux formats courts. Nous avons regardé ton site, tu ecris sur différents sujets, et nous serions ravis que tu contribues au projet. Peut-être plus dans une présentation de la première phase européenne de Lens ou sur d’autres sujets evidemment. Nous avons lu des sujets sur le sport à Madagascar sur ton site. Un article sur le foot de ce pays serait très intéressant.
    Nous avons un espace forum sur le site pour que l’on puisse en discuter ensemble si tu le souhaites.
    En espérant avoir un retour de ta part, sache que nous t’accueillons avec joie si tu veux faire partie des contributeurs.
    Merci

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  5. Ce n’est pas cet article, ni ce profil, qui me feront revoir mes préjugés sur la scène footballistique (voire la société???) paraguayenne, qu’en l’espèce j’ai toujours perçues comme plutôt voire carrément testostéronées, machistes???, farouches, l’idée de codes d’honneur un peu « primaires » aussi (rien de péjoratif..et ce d’autant moins que certain honneur y est au moins perceptible, patent – pas sûr que nos latitudes puissent encore bien souvent en dire autant), un côté pas peur aux yeux………….

    (voilà pour mes essentialismes, c’est dit 🙂 )

    Et cependant : je n’ai pas souvenir de brutalité particulière au visionnage de matchs du Paraguay (NB : rien avant 86, me concernant).

    Perception encore, par le gringo que je suis et qui n’y a évidemment jamais mis les pieds, en restant focalisé sur le football : l’idée enfin de relations interpersonnelles qui, sur la pelouse, semblent rester plus « directes », moins « travaillées » par le technocratisme. Un registre davantage « d’homme à homme ».

    Ca fait un petit temps que je n’en ai plus vu le moindre match mais j’ai globalement toujours trouvé le comportement de leurs joueurs aussi élémentaire et prosaïque, que ne l’était en définitive leur jeu (exception peut-être : 86).

    En tout cas pas souvenir de comportements qui semblassent particulièrement calculés, coordonnés, frelatés….???

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    1. Rayon Paraguayens, j’ai souvenir d’un joueur plus sophistiqué que d’habitude chez eux : Edgar Barreto (ou Baretto??)!

      Il avait vraiment quelque chose celui-là, pas trop compris qu’il ait comme disparu des radars internationaux.

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      1. J’ai eu la même sensation en 1986 avec Jorge Nunes, milieu paraguayen travailleur mais habile de ses pieds. Au Mexique, il remontait tous les ballons, c´était le fournisseur de Cañete. Cheveux teints en blond, on ne voyait que lui, j’étais persuadé qu’on allait le revoir au plus haut niveau. Et puis non, un échec à Elche et retour en Amsud, soit l’anonymat pour nous Européens.

        Et sinon, le match Mexique Paraguay que j’ai maté en diagonale pour l’article sur Ré, sans être particulièrement violent, est quand même une belle putasserie avec des fautes incessantes et vicelardes des deux côtés.

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    2. C’est un pays un peu mystérieux pour ma part. Je pense avoir rencontré des mecs de tous les pays sud-américains mais jamais du Paraguay. Idem sur les copains qui ont eu la chance de partir sur ce continent. Je ne pense pas avoir d’amis y ayant séjourné.

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