Le golazo d’Alfredo Amarillo

La balle parvient au joueur ressemblant à un Indien et à peine l’a-t-il contrôlée que déjà le numéro neuf lève les bras au ciel. Comme s’il s’agissait d’un code connu de tous, le public se met instantanément à siffler le possesseur du ballon. Lucide quant à son statut de pourvoyeur, dans un geste de soumission reproduit à l’infini, El Indio transmet le ballon vers le maître du lieu, ogre dont la maigreur témoigne de l’insatiété. Ce qui vient de se passer est dans l’ordre des choses et puisque la bienséance est respectée, les huées descendues des tribunes cessent instantanément, remplacées par un murmure de satisfaction.

L’homme aux cheveux noirs et au teint olivâtre qui vient de se faire houspiller par les spectateurs du Camp Nou s’appelle Alfredo Amarillo, un porteur d’eau uruguayen. Et le tyran adulé du public est évidemment Johan Cruyff.

Les débuts en Uruguay

Se faire engueuler, Amarillo en a l’habitude. Tout petit déjà, son père ne lui passe rien alors qu’il est de loin le meilleur du quartier de Buceo, à Montevideo. Capable de jouer à tous les postes sur le flanc gauche, il n’a que 16 ans quand le maître Zezé Moreira le teste en amical face à la Celeste en pleine préparation pour les éliminatoires à la Coupe du monde 1970[1]. Réserviste, il assiste aux triomphes du Nacional en 1971, vainqueur de la Copa Libertadores puis de la Copa Intercontinental avec des joueurs tels que le gardien brésilien Manga, Luis Cubilla, Julio César Morales ou le vieux goleador Luis Artime. Amarillo patiente jusqu’en 1972 pour se frayer une place parmi l’équipe première du Tricolor, bien aidé par les cessions du latéral gauche Juan Martín Mujica et du milieu chilien Ignacio Prieto, celui qui veille sur lui et lui prête des chaussures à sa taille[2].

Son mentor est alors Washington El Pulpa Etchamendi, le truculent technicien du Nacional qui ne se prive pas pour le malmener avec son air bourru et sa voix rauque. Ce n’est pas parce qu’il prépare un match de Copa Libertadores contre Botafogo qu’El Pulpa va prendre des pincettes avec le gamin.

-Qui est le meilleur, toi ou Jairzinho ? 

-Jairzinho, maestro.

Hijo de puta… tu vas jouer mais tu ne le mérites pas. Ne me baise pas, hein !

Quand Amarillo entre en jeu, il se donne à fond et, s’il ne parvient pas à totalement éteindre le génial ailier droit brésilien, sa prestation ne passe pas inaperçue et El Pulpa sait qu’il peut compter sur lui.

El Pulpa.

Le Nacional connaît alors de grandes difficultés financières, n’arrive plus à payer les salaires et laisse partir ses joueurs les uns après les autres. Amarillo n’a disputé qu’une poignée de matchs en tant que titulaire quand il apprend sans ménagement de la bouche de son père qu’il a été vendu à un club espagnol, le Real Valladolid.

Un ouvrier parmi les ouvriers

Cacho Endériz achève sa carrière à Valladolid quand il recommande son compatriote Amarillo à ses dirigeants. Ceux-ci ont des contacts avec le Nacional depuis l’année précédente et la participation des Uruguayens au Trofeo Ciudad de Valladolid, alors l’affaire se fait.

El Indio débarque dans un club de seconde division entrainé par l’ancienne légende du Barça, Gustau Biosca[3]. Définitivement tourné vers les autres après avoir été un monstre d’individualisme, Biosca assiste au quotidien le jeune Uruguayen et lui accorde immédiatement sa confiance dans un registre de milieu gauche, en soutien de Julio Cardeñosa, l’idole locale. Le style d’Amarillo n’est pas spectaculaire mais il se marie avec les valeurs des Pucelanos. Qu’il vente ou qu’il pleuve, El Indio est un métronome, un ouvrier du football comme ceux qui fréquentent les tribunes du stade José-Zorrilla.

Et s’il n’avait pas compris que Valladolid est une ville laborieuse, le technicien globe-trotter Rudi Gutendorf se charge de le lui rappeler en exigeant que les entrainements aient lieu à l’heure où pointent les ouvriers des usines d’Argales. Peu apprécié de l’Allemand, Amarillo prend souvent place sur le banc puis manque la première moitié de l’année suivante sur blessure. Quand il revient, le nouveau coach Héctor Núñez le positionne sur l’aile gauche où s’exprime sa qualité de centre, comme à l’époque où il cherchait la tête d’Artime.

En août 1976, alors qu’il prépare une nouvelle saison en Segunda División, le destin d’Amarillo bascule lors du Trofeo Ciudad de Valladolid. De retour sur le banc du Barça après l’intermède Weisweiler, Rinus Michels est présent dans les gradins du José-Zorrilla pour superviser le nouveau crack pucelano, Chus Landaburu. Mais ce jour-là, celui qu’il remarque est Amarillo et il obtient de ses dirigeants qu’ils investissent quelques millions de pesetas dans cet Uruguayen méconnu. Le joueur tente de négocier son salaire, n’obtient rien de plus que ce les Blaugranas sont disposés à lui verser, une misère, et il se retrouve à Barcelone pour l’ouverture de la Liga 1976-1977.

Que peut attendre Alfredo Amarillo au sein d’un effectif tel que celui du Barça ? Doublure des hommes de l’ombre, Toño de la Cruz à l’arrière ou Quique Costas au milieu, il déjoue les pronostics en trouvant rapidement sa place dans le onze blaugrana, adoubé par Cruyff et Michels. Oh bien sûr, El Indio n’est pas là pour briller. Chargé avant tout de bloquer le couloir gauche, il lui est demandé en phase offensive de transmettre le plus rapidement possible le ballon à son altesse Johan 1er.

Le chef d’œuvre de l’ouvrier

Le dimanche 28 novembre 1976 en soirée, le public du Camp Nou vient de ramener Amarillo à sa condition de valet en le sifflant copieusement, coupable d’avoir un peu trop tardé à faire la passe. Le Barça reçoit le leader de la Liga, Valencia et son nouveau goleador, Mario Kempes. Les Ches déçoivent profondément en s’inclinant 6-1, le mal-aimé Manolo Clares réussissant un rare quintuplé. L’exploit de Clares est pourtant éclipsé par une action qu’El Mundo Deportivo qualifie le lendemain de « coup de feu d’anthologie. »

A la 58e minute, Charly Rexach effectue une transversale à destination d’Amarillo, excentré à une quarantaine de mètres du but de Valencia. Devant lui se trouve Cruyff, buste droit et regard giratoire, posture hiératique d’une idole telle que le Camp Nou la conçoit. A quoi pense El Indio alors que le ballon se dirige vers lui ? Est-ce consciemment qu’il décide de s’émanciper ? Cruyff n’a pas le temps de lever les bras, les spectateurs n’ont même pas l’idée de s’offusquer, Amarillo frappe de volée. Le ballon semble s’élever exagérément, lobe Balaguer et achève sa course au fond des filets du malheureux gardien de Valencia. Il s’agit du premier but de l’Uruguayen en Liga, il va faire le tour du monde via les télévisions, l’Eurovision le désignant même but de l’année.

La fin des rêves

Les regards se braquent alors sur cet Amarillo dont on loue la régularité et le sens du collectif. László Kubala, sélectionneur de la Roja et dont l’adjoint est Gustau Biosca, s’intéresse à lui pour les matchs éliminatoires de la Coupe du monde 1978. Le rêve d’une carrière internationale prend fin quand il est avéré qu’Amarillo a déjà porté le maillot de la Celeste lors des qualifications pour les JO 1972.

Dès la saison suivante, Michels ne compte plus sur lui et Amarillo rejoint les troupes supplétives du Barça. S’il figure au palmarès de la Copa del Rey, c’est dans un rôle de subalterne, absent de la finale contre Las Palmas et ses Argentins. Ses destinations suivantes, Salamanca, RCD Espanyol, Toros Neza au Mexique, n’apportent rien à sa gloire et il revient discrètement à Montevideo, au Danubio où il assiste à l’ascension du jeune Rubén Sosa.  

Aux dernières nouvelles, Alfredo Amarillo vit de petits boulots et est hébergé par un ami dans une très modeste maison d’un quartier résidentiel de Montevideo. Des journalistes lui parlent de temps à autre de ce but extraordinaire dont il n’existe pas trace sur YouTube ou Dailymotion. Il semble que des sites marchands proposent des images de l’action en question mais Amarillo, à juste titre, n’imagine pas un instant payer pour voir une œuvre dont il est l’auteur.


[1] Victoire 2-1 du Nacional.

[2] Prieto et Mujica (après un bref passage au Mexique) se retrouvent plus tard au LOSC.

[3] Biosca est démis avant la fin de la saison, après une défaite 5-0 à San Andrés, son ancien club.

20 réflexions sur « Le golazo d’Alfredo Amarillo »

  1. « ogre dont la maigreur témoigne de l’insatiété »… celle-ci tu peux la placarder sur le mur de ton palmarès amigo.
    Quelle poésie! Quelle intensité ! Et pourtant, dans le même temps, une simplicité telle qu’on se demande, sciés et impuissants… comment on ne l’a pas sorti nous-mêmes d’un tiroir de notre esprit pour la placer dans un de nos récit.

    0
    0
  2. Et on en revient à Waldo puisque Héctor Núñez était son acolyte lors des victoires en Coupe des Villes de foire avec Valence. Héctor Núñez, également coach de l’Uruguay lors du sacre en Copa America en 95. Il etait sorti de nulle part ce titre pour la Céleste. Dans une décennie très compliquée. Le dernier pour Enzo, la présence d’une idole du Sevilla FC, Pablo Bengoechea que j’aimais beaucoup. Otero de Vicenza, il me semble…

    0
    0
    1. Il est également l’entraîneur du Rayo qui réalise une excellente première saison de Liga en 1977-78. Puis il favorise largement la venue de Fernando Morena en 1979. Un personnage important de l’histoire du Rayo.

      0
      0
      1. Un très bon ami est en couple avec une madrilène de Vallecas. Il va régulièrement au stade avec sa belle-famille. Une ambiance festive! Si vous croisez un jour un ado avec le maillot du Rayo à Toulouse, y a de grandes chances que ce soit le fiston de mon pote!

        1
        0
  3. Assurément déjà vu jouer mais, évidemment : je n’avais pas prêté attention à lui.. Injustice que grâce à toi je vais combler.

    Le gregario qui, un jour, depuis je ne sais quelle secrète et puissante impulsion (un kairos, si Bobby passe par là), touché par la grâce : se décide à pourfendre les rances convenances, à sublimer son statut, ne fût-ce qu’un instant.. Voilà un thème qui a tout pour me plaire, merci! (tu me devances de 3 semaines d’ailleurs, lol)

    Il me plaît de croire qu’un jour quelqu’un, d’initiative, lui fera revivre ce but! A dire vrai, j’entrevois quelqu’un qui serait encore bien le genre à le faire, et ce n’est pas Pierre Arrighi, non : un nordique! Je vais me permettre de le lui proposer, sait-on jamais?

    @Verano : Idée de ce biais, payant donc, par lequel ce but serait visionnable?

    0
    0
    1. Hello Alex,
      Il semble que la vidéo soit dispo sur BarçaTV, site payant sur lequel tu peux voir à la demande (en pay per view) des extraits de matchs ou des matchs du Barça introuvables ailleurs (je n’ai pas ouvert de compte donc je n’ai pas vérifié).

      0
      0
      1. Ok, merci des infos! Vais tenter le coup, qui n’essaie rien.. Khiadia voit certainement à qui je pense : un phénomène capable de tout..et souvent en Uruguay, éh?

        0
        0
      2. Grâce à moi, lol.. Je ne connaissais même pas ce joueur, allons allons. Vais faire passer le message, et pour le reste inch’Allah comme ils disent.

        0
        0

Laisser un commentaire