Le football au service d’une politique ? Videla et le boycott de la Coupe du monde 1978

« La plasticité du football lui permet de revêtir les oripeaux des idéologies tout en les subvertissant allègrement. »

Paul Dietschy, Histoire du football, 2014

En 1966, soit 12 ans avant le déroulement de la compétition, l’Argentine avait été désignée comme organisatrice de la Coupe du monde 1978. Or, depuis 1976, elle vivait sous une dictature militaire qui, en deux ans, avait fait près de 30 000 victimes (6 000 morts, 8 000 emprisonnés, 15 000 disparus selon Amnesty International).

Bien consciente de l’intérêt politique de la compétition, la dictature militaire entendait clairement se servir de la Coupe du monde pour asseoir son autorité. A l’international, la compétition mondiale permettrait de donner une bonne image du régime. Au niveau national, une victoire permettrait de ressouder la nation argentine dont la passion pour le football semblait primer tout le reste.

C’est que la dénonciation des violences n’avait pas cessé. Elle était notamment symbolisée par les défilés hebdomadaires des Mères de la place de Mai à Buenos Aires.

Défilé des Mères de la place de Mai à Buenos Aires.

A l’international, si la FIFA et les gouvernements européens fermèrent les yeux sur la violence et l’oppression et ne célébrèrent que la fête sportive, un ample mouvement de contestation s’éleva en Europe. Il partit de France, où l’écrivain Marek Halter publia dans Le Monde du 19 octobre 1977 un appel « Pour lutter contre la barbarie » : « Des centaines d’hommes et de femmes, venus de toutes les régions d’Argentine, font jour et nuit la queue devant le ministère de l’Intérieur de Buenos Aires : ils recherchent leurs enfants disparus. Ils veulent savoir s’ils ne sont pas parmi les cinq mille cadavres retrouvés dans les terrains vagues ou les banlieues des grandes villes depuis le 24 mars 1976, date de la prise de pouvoir par la junte. […] Que pouvons-nous faire? Sommes-nous vraiment aussi impuissants devant la nouvelle montée du fascisme que l’étaient nos parents, il y a trente ans? […] En 1936, nos parents n’ont pu empêcher les sportifs de se rendre aux Jeux olympiques de Berlin et de faire le salut nazi devant un Hitler ébahi. Deux ans après, ils assistaient impuissants à la Nuit de cristal. Lançons ensemble un appel à tous les sportifs et à leurs supporters qui doivent se rendre en Argentine : « Refusez de cautionner par votre présence le régime aussi longtemps qu’il n’aura pas libéré les prisonniers politiques et arrêté les massacres. » Lançons un appel à la presse mondiale pour qu’elle reproduise cet appel et à tous ceux qui le liront pour qu’ils manifestent leur appui. Si nous ne gagnons pas cette bataille, la barbarie l’emportera. »

Le mouvement de boycott s’organisa ensuite à l’échelle du continent européen : s’il y eut un Coba (Comité pour le boycott de l’organisation de la Coupe du monde en Argentine), il y eut un Cobo en Espagne, un Skan aux Pays-Bas, un Cobra en Belgique, un IGA en Suisse, un International forum au Danemark, un Cospa-Haïfa en Israël. Bref, la tenue de la Coupe du monde en Argentine fit parler du problème de la dictature.

En France, le Coba était surtout l’émanation de personnalités et d’organisations situées parfois très à gauche sur l’échiquier politique : la revue Quel Corps ? de Jean-Marie Brohm, les syndicats SGEN-CFDT et Ecole émancipée, des comités de solidarité avec le peuple argentin, Amnesty International, la Ligue des droits de l’Homme, etc.

Son objectif était d’alerter l’opinion publique sur la situation en Argentine. Il multiplia ainsi les interventions : manifestations (8 000 personnes à Paris le 31 mai 1978), pétitions, distribution de tracts, brochures, journaux… Il organisa aussi des parodies de rencontres comme à Strasbourg, place Kléber, où les buts étaient représentés par des potences et les joueurs habillés en tenues militaires ou arborant des propos hostiles au régime dictatorial argentin.

Mais le Coba s’orienta aussi vers l’action illégale : tags sur les murs de certains stades, désherbage de la pelouse du Stadium de Toulouse la veille de France-Iran… La rocambolesque tentative d’enlèvement du sélectionneur de l’équipe de France Michel Hidalgo, le 23 mai 1978 au Touquet, lui fut même attribuée.

Michel Hidalgo le 24 mai 1978, le lendemain de l’échec de son enlèvement.

Cependant le gouvernement français de Valéry Giscard d’Estaing s’entendait très bien avec le gouvernement argentin et n’écouta donc jamais les revendications du Coba. Du côté de l’opinion publique, l’opportunité de participer à une Coupe du monde après les absences de 1970 et 1974 fut plus forte que tout : en janvier 1978, selon une enquête Sofres, 65% des sondés estimaient que la France devait aller à la Coupe du monde en dépit du régime politique sur place ; en mai 1978, un autre sondage révéla que seulement 11% des hommes estimait que la France devait boycotter la Coupe du monde en Argentine.

Du côté des footballeurs, un débat s’installa néanmoins. Un premier groupe, autour de Baratelli, Guillou, Battiston, et surtout Rocheteau – qui ne cachait pas ses sympathies pour le Coba –, s’interrogea et proposa de porter un brassard noir lors de la compétition. Un deuxième groupe, autour de Bathenay, Bossis ou Platini, voulait ne s’intéresser qu’au jeu.

Dans les autres sélections qualifiées, trois joueurs brésiliens (Marinho, Paulo César, et Reinaldo) furent temporairement exclus pour avoir publiquement demandé la libération des prisonniers politiques argentins. Du côté de la RFA, le gardien Sepp Maier signa une pétition d’Amnesty International et le défenseur Paul Breitner (proche de l’extrême gauche) dénonça la dictature. Sur place, des footballeurs suédois allèrent à la rencontre des Mères de la place de Mai mais furent repoussés par les forces de police. En revanche, l’absence de Johan Cruyff ne se fit pas pour des motifs politiques mais en réaction à la tentative d’enlèvement dont il avait été victime fin 1977. Quoi qu’il en soit, mauvais perdants ou protestataires, les Néerlandais, vaincus en finale par l’Argentine (3-1 a.p.) dans une ambiance électrique, refusèrent de saluer le dictateur Jorge Videla et ne participèrent pas au banquet officiel de clôture de la compétition.

Au final, si la dictature trouva son compte dans la tenue de la Coupe de monde, son succès fut bref et relatif. En effet, peut-être bénéficiant de la complaisance de la FIFA, l’Argentine devint championne du monde et le peuple argentin communia avec ses héros. Mais la dictature tomba dès 1983. La contestation, qui n’avait jamais vraiment pris fin, atteignit une grand ampleur à partir de 1982 : les difficultés économiques et la défaite militaire aux Malouines expliquaient notamment ce revirement de l’opinion. Dans les stades de football aussi, comme 15 ans plus tôt, les supporteurs chantaient : « ¡Se va a acabar, se va a acabar, la dictadura militar! » Bref, autant qu’instrument au service de la dictature, le football se retourna aussi contre elle.

Marche « Paz, pan y trabajo » contre la dictature, à Buenos Aires, le 30 mars 1982.

Littérature :
Paul Dietschy, Yvan Gastaut et Stéphane Mourlane, Histoire politique des Coupes du monde de football, Paris, Vuibert, 2006. 

27 réflexions sur « Le football au service d’une politique ? Videla et le boycott de la Coupe du monde 1978 »

  1. Curieux de savoir quelle fut l’attitude de Maier quand le supernazi Rudel rendit visite aux joueurs ouest-allemands. Je dis cela sans malice aucune.

    Il y en eut d’autres peut-être, mais je ne connais qu’un seul joueur européen qui soit parvenu à se rendre place de Mai : le défenseur NL Rijsbergen, à vélo. Mais c’était vraiment l’exception qui confirme la règle dans le groupe NL (les autres s’en foutaient..au mieux – groupe très droitard).

    Cette histoire de Cruyff est apocryphe : elle n’engage que lui et fort tardivement (il sortit ce lapin de son chapeau..quelque 20 ans après le tournoi??), à une époque où il n’existe plus sportivement et est médiatiquement malmené dans son pays..et où son réseau en remet un coup!

    Trois points par contre sont incontestables pour expliquer son absence en 78 : 1) il répéta tout au long des 70’s qu’il ne disputerait qu’un et et un seul tournoi mondial, il fut toujours très clair là-dessus..et conséquent : il snoba l’équipe nationale plus qu’à son tour, car ça payait trop mal à son goût.. 2) le message passé par son épouse avait été médiatisé aussi, à temps T+0 : pas d’autre WC après la prétendue « orgie » de 74, et il aurait tout perdu dans un divorce.. 3) devoir composer avec Happel (que la cruyffosphère médiatique éreinta aussitôt), enfin, c’était une autre paire de manches qu’avec les NL Michels ou, surtout, les très faibles et corruptibles Knobel et Zwartkruis. Un étranger au-dessus du marigot, à très très gros tempérament..et de surcroît alors que le beau-père de Cruyff avait été rattrapé par la justice, que son « modèle » se fissurait, que le cruyffisme avait mis le football NL sens dessus dessous à l’automne 75.. ==> Cruyff, se résigner désormais à faire profil bas??

    Ces trois points sont abondamment documentés. L’enlèvement, par contre, la troisième (!) explication qu’il donna : voilà qui n’engage que le manipulateur compulsif Cruyff, et une pleine génération après les faits encore bien..

    De sorte que chacun se fasse son idée : ajouter que des joueurs émargeant à son cercle d’intérêts, tel van Hanegem (qui abandonnerait la sélection la..veille du départ pour l’Argentine, pour une question de fric), firent régulièrement entendre dans les médias, à compter de l’automne 77, qu’il faudrait que Cruyff (qui venait encore et encore de répéter qu’il ne participerait pas à cette WC) prenne part à la WC78, une façon peut-être de prendre la température..malgré tout?? Mais l’enthousiasme escompté ne fut pas vraiment délirant..

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      1. J’ai beaucoup aimé, je trouve qu’il adopte la distance idoine vis à vis du bourreau dans ce récit – roman. Il aurait été facile d’être dans le pur dégoût ou dans la fascination morbide. Il évite l’écueil.

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      2. Justement cette distance rend la répulsion que nous évoque Mengele encore plus forte. Vu la neutralité du récit on s’attend à voir certains moments d’humanité chez lui mais non c’est vraiment une pourriture.
        Et d’ailleurs c’est pour cette raison que j’ai du mal avec ce genre de récit biographique, car la réalité est souvent injuste et pourrie. Ce paradis pour nazi qu’était l’Argentine des années 40 ça rend malade. Qu’une crevure comme lui ait pu vivre si longtemps en liberté…

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  2. Ai hésité à sortir ce texte.
    Initialement, il devait être plus ambitieux et montrer aussi comment la dictature utilisa ses services pour contrer ces tentatives de boycott. Le problème fut visiblement pris au sérieux de l’autre côté de l’Atlantique. Mais, las et manquant de temps, je le sors incomplet, avec uniquement le point de vue européen…

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  3. Junte militaire depuis le printemps 1976 qui renverse Isabel Perón, elle même à l’initiative de la Triple A, escadron de la mort anticommuniste… Désignation en 1966 alors que les coups d’état militaires se succèdent au cours de la décennie.
    Tout ça pour dire que si la junte de Videla et consorts est la pire, les régimes argentins des 60es et 70es ne sont pas des modèles de démocratie tels qu’idéalisés par les Occidentaux et que les problèmes « moraux » auraient pu surgir avant 1977-78.

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    1. Il y avait déjà eu une dictature peu avant, la mal nommé « révolution argentine », celle de Ongania et cie – 1966-73. Souvent, elle est oubliée. Car celle dont il est question ici en 1978, « el Proceso » de Videla et cie, y ajoute de manière structurelle les assassinats, disparitions, etc. bref la barbarie qui l’entoure. Notable différence. Par contre, je ne comprends pas bien dans ta dernière phrase, qui les idéaliser ? Les Etats Occidentaux ? ça oui, les soutenir et les appuyer certains l’ont très bien fait.

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      1. Ce que je veux dire, c’est que déjà en 1966, la désignation de l’Argentine aurait pu susciter des réactions car ce n’était pas un modèle de démocratie à l’occidentale. Dans les récits, on a souvent l’impression que l’Argentine ne connaît la dictature qu’à partir de 1976. C’est faux, et même la démocratie à la sauce Isabel Perón, c’est pas jojo.

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      2. À vrai dire, ni le Chili (1962), ni le Mexique (1970) ne l’étaient non plus, de même que la Colombie initialement désignée pour 1986…

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  4. Extraits du Monde :
    « Nous sommes des professionnels, nous ne jouons pas pour les beaux yeux de la princesse », Bathenay.
    « Nous n’allons pas en Argentine à la rencontre d’un régime, mais d’un peuple », Hidalgo.
    « Ça fait quatre ans qu’on s’y prépare et douze ans qu’on n’y a pas participé. Il y en a qui nous demandent de ne pas y aller. Ça ne va pas, non ? J’irai à la nage à Buenos Aires s’il le faut », Platini.

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    1. Je reviens évidemment émerveillé de mon voyage en terres Schannosiennes.

      J avais oublié cette histoire pour Hidalgo, j en avais déjà entendu parler bien sûr, mais je ne savais plus que c’était en rapport avec ces événements.

      Photos magnifiques, notamment la dernière que j avais déjà vu. Exceptionnelle je trouve.

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    1. Faut-il s’en étonner, dans le berceau historique de la gauche ? On aurait aussi pu imaginer un certain écho en Italie, l’autre place forte du communisme et de la gauche en général en Europe de l’Ouest pendant la guerre froide, mais entre politique et calcio, le choix était vite fait…

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  5. Depuis le début du siècle, on ne parle plus guère de ce Mundial que dans son contexte politique, et pas seulement dans les médias francophones. On en oublie l’aspect sportif d’un tournoi qui, s’il est loin d’être le meilleur, n’est pas non plus le pire, la palme se jouant entre 1962 et 1990 dans ce domaine. Il va falloir revenir là-dessus dans un prochain article.

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    1. Loin d’être le meilleur? Je le mets sans trop hésiter dans les 5 voire 3 meilleurs depuis 54 (avec 54, d’ailleurs), y a tout.. S’il n’y avait même que la qualité des buts : mon N°1. La politique mise de côté, c’est-à-dire à sa place, aussi loin que possible du foot : ce tournoi est une tuerie. Mais il y a cette légende noire qui revient à chaque fois, les Généraux, les footballeurs prétendument (lol) résistants.. Il faut du manichéisme et c’est ce qu’on a retenu. Au final ce tournoi en reste sali alors qu’il est sportivement et même esthétiquement au top.

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      1. Je n’irais pas jusqu’à le placer dans les 3 meilleurs, ni même dans les 5. 1982, 1986, et 1998 lui sont supérieurs sans trop de discussion. 2014 aussi, ne serait-ce que pour les performances XXL des gardiens et parce qu’il y avait des matchs à élimination directe. Après, ça se discute. Je mettrais personnellement 1974 au-dessus, pour des raisons que j’expliquerai dans un article si je m’y attelle un jour. En tout cas, mes recherches pour l’uchronie RDA m’ont effectivement prouvé que 1978 valait nettement mieux sur le plan sportif que ce qu’on en dit.

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      2. Entre le Brésil-Pays-Bas de très haut niveau en demi-finale, deux excellents quarts (Croatie-Allemagne et Brésil-Danemark), la Croatie pour l’ensemble de son oeuvre, des solistes inspirés (Bergkamp, Owen, etc.), du jeu très correct un peu partout, un groupe de la mort (Espagne, Nigeria, Bulgarie) à suspense, et de nouvelles têtes sympa (Japon et Jamaïque), 1998 a été un très bon tournoi sans même y faire peser le facteur émotionnel de la victoire des Bleus. 1978 est ma première Coupe du monde de téléspectateur, je ne me souviens pas de la même qualité.

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      3. 1998, c’est quand même pas folichon. Un 1er tour sans match marquant ou équipe vraiment emballante, un champion au jeu sans aucune identité. Alors oui, 3 ou 4 matchs sympas dans les tours finaux (Argentine-Angleterre ou Brésil-Pays Bas), mais c’est le moins qu’on puisse attendre d’une CM. Et je mets comme Alex 1978 largement au dessus en termes qualitatifs.

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    2. justement, sous entendu dans mon commentaire, c’est en rien une surprise. le pc n’a pas bougé en france, ni en italie. le pc argentin avait fait une analyse erronée de la situation argentine au moment du coup d etat, et valait pour positionnement , la maison mère urss avait pareil position. une position ambigue, passive, sans condamner au début la prise au pouvoir des militaires… cela c’est fait par les liens entre militants trotskos et anarchosyndicalistes, bien implantes en argentine à ce moment là et exilés par la suite et leurs camarades français et internationaux. ça vient de là à la base le mouvement du boycott.

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      1. Le contexte a son importance, aussi bien en France qu’en Italie. En France, la gauche s’attendait à remporter les législatives de mars 1978 sur la base du programme commun PC-PS. La victoire de la droite a surpris tout le monde, je m’en souviens bien. Dans ce contexte, il aurait été mal venu de mettre le bazar dans la rue au nom des Argentins, car cela aurait validé la stratégie de diabolisation que la droite déployait… et qui a d’ailleurs fonctionné. En Italie, mes souvenirs de l’époque sont plus fragmentaires, mais c’est en plein dans les années de plomb. Peut-être pas le moment de faire une provocation semi-gratuite de plus…

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  6. Quelques compléments au texte de Bobby.
    A l’époque, à la demande de plusieurs joueurs de l’Equipe de France, Christian Sastre (président de la FFF) et Jean Sadoul (président de la Ligue) avaient lancé une démarche auprès du gouvernement argentin afin d’avoir des informations sur 22 personnes disparues ou détenues en Argentine. Des Français, des Franco-Argentins et des Espagnols pour arriver à 22 comme le nombre de joueurs de la délégation française.
    Dans le même esprit, les syndicats de journalistes français avaient symboliquement adopté un journaliste argentin disparu ou emprisonné.

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