Auteur et interprète de « Vecchio Frak », Domenico Modugno l’imaginait en queue-de-pie, un gardénia à la boutonnière, marchant dans la nuit sans but précis, une canne ornée d’un pommeau en cristal et sa mélancolie pour seules compagnies. Les paroles ne laissaient guère de doute sur l’issue de son errance, « Adieu au monde, (…), À un instant d’amour, Qui ne reviendra plus ». Le comité de censure avait jugé bon d’interdire les derniers mots de la chanson, des évocations trop charnelles paraît-il. Sous la contrainte, Modugno les avait remplacés par « Vers une robe de mariée, Premier et dernier amour », comme s’il fallait absolument enrober la mort du prince Raimondo Lanza Branciforte di Trabia d’une morale à laquelle il ne s’était jamais conformé.
Né bâtard d’un adultère aristocrate entre Giuseppe Lanza Branciforte di Trabia, diplomate de son état, et Maria Maddalena Papadopoli Aldobrandini, l’existence de Raimondo n’avait été que dissimulations et dolce vita, jusqu’à son suicide à Rome, une nuit de novembre 1954, contrevenant une dernière fois aux commandements que lui avaient enseignés les Jésuites. La Stampa avait relaté la scène sans fard : « Les passants qui traversaient l’élégante via Ludovisi virent soudain une fenêtre de l’hôtel Eden s’ouvrir et aperçurent un homme nu qui, enjambant le rebord de la fenêtre, se jeta la tête la première dans la rue ». Accourus sur les lieux du drame, le frère du défunt avait révélé la grave dépression affectant le prince et le commissaire chargé des constatations avait décrit le capharnaüm dans lequel se trouvait la chambre, un indice de la confusion mentale de Raimondo, selon lui. Le reporter avait semé le doute en notant le caractère soudain du suicide alors que le prince venait d’adresser un billet à un ami journaliste susceptible de lui dénicher des places pour la rencontre de football Italie-Argentine prévue le dimanche suivant[1].
Le football avait toujours occupé une place particulière dans la vie de Raimondo. Elevé par ses grands-parents paternels à Palerme sous un pseudonyme, Raimondo Ginestra, il avait été légitimé fils de Giuseppe à la mort du père, jouissant ainsi du nom et des droits héréditaires des Lanza Branciforte di Trabia, des latifundistes siciliens. Dans les courriers qu’il adressait à sa mère, installée à Rome avec son frère Galvano, il faisait et défaisait les équipes de football, une sorte de fantacalcio avant l’heure annonciatrice de son goût futur pour le marchandage de joueurs. Enfant solitaire prisonnier des dorures du palais Butera, une merveille baroque posée sur le front de mer qu’un de ses aïeux avait amputé de son théâtre[2], Raimondo s’attachait à constituer une armada virtuelle susceptible de faire du Palermo l’égal des grands clubs du Nord.


En 1937, le prince avait interrompu ses études de droit pour s’engager avec le Corps des Troupes Volontaires en soutien des forces nationalistes pendant la guerre d’Espagne. A son retour, des récits chevaleresques avaient accompagné ses faits d’armes, dont cette histoire invérifiable selon laquelle il aurait gracié un officier républicain contre un misérable pardessus lors de la bataille de Guadalajara. Lieutenant dans l’Armée royale italienne, il s’était aguerri aux mondanités grâce à son nom et aux relations de sa grand-mère. Proche du comte Galeazzo Ciano, le ministre des Affaires étrangères, et de sa femme Edda, fille ainée de Mussolini, le prince Lanza di Trabia aurait alors tenté une médiation auprès de Churchill sans l’accord du Duce, et ce avant que ce dernier n’accélérât sa chute en déclarant la guerre à la France et l’Angleterre.
Cette période avait correspondu au début d’une vie de roman au cours de laquelle le dandysme avait côtoyé l’affairisme le plus secret. Ses voyages à travers le monde, sans que personne n’en sût l’objet véritable, l’avaient rapproché des hommes les plus en vue, Curzio Malaparte, Aristote Onassis, le dernier chah d’Iran, Errol Flynn – avec lequel il avait en commun une fine moustache – et bien d’autres encore (photo d’en-tête, Flynn, la Magnani et le prince). Né pour jouir, il avait conçu sa vie comme un tourbillon au centre duquel se trouvaient les périlleuses courses automobiles, en particulier la Targa Florio[3], et les non moins dangereuses femmes, sans distinction du moment qu’elles fussent jolies. Son mariage au début de l’année 1954 avec Olga Villi, une séduisante actrice lui ayant donné une première fille, n’avait rien changé à ses extravagances, le couple vivant séparément.


Fidèle à ses passions d’enfance, le prince n’avait jamais rompu avec Palerme et le calcio. Au sortir de la guerre, le Rosanero demeurait sous l’emprise d’une noblesse sicilienne espérant encore figer le temps pour échapper à sa disparition programmée. Quand son ami le baron Stefano La Motta di Ficilino e Monserrato s’était retiré en 1947, Lanzia di Trabia était apparu dans le giron de l’Unione Sportiva Palermo. D’abord discrètement, sous couvert du commissaire technique Guzzardella bien que nul ne doutât de son dirigisme en qualité de principal mécène. Puis officiellement, en s’installant dans le fauteuil de président. Proche de la famille Agnelli, ami de Gianni et amant de Susanna, il avait caressé le rêve de faire de l’US Palermo la Juventus du Sud et cela avait supposé la mise en œuvre d’une ambitieuse politique de recrutement. Le choix de Gipo Viani, technicien en vogue dont le savoir-faire reposait copieusement sur l’entregent, pour ne pas dire l’intrigue, avait servi ses desseins et permis d’attirer quelques valeurs sures italiennes. Sur les conseils d’Agnelli, le prince s’était rendu à Nancy pour superviser puis négocier l’acquisition du Danois Helge Bronée contre une petite fortune de l’époque. Cela n’avait pas été vain : l’exercice 1950-51 avait comblé le public de la Favorita, repu d’orgies offensives malheureusement contrebalancées par de sévères déculottées, dont un 0-9 à Milan.
Le prince avait vécu cette saison comme un encouragement à persévérer dans sa politique d’acquisitions et de cessions de joueurs. Avec lo Sceriffo Viani et deux autres dirigeants convaincus par ce modèle, le comte Alberto Rognoni de Cesena et Paolo Mazza de Ferrara, il avait suggéré d’accélérer et faciliter les transferts de footballeurs en les concentrant dans le temps et dans l’espace, créant de fait un véritable marché des transferts. Choisi pour sa proximité avec la gare de Milan, le luxueux Excelsior Hotel Gallia avait dès lors été le théâtre des tractations et des marchandages, où chaque dirigeant se comportait comme un maquignon cherchant à abuser son client quant à la valeur de sa bête.

Cette existence tout feu tout flamme, au mépris du danger – il avait combattu en duel face à un rival à la présidence du Palermo – avait masqué de profondes failles. Quelques proches, dont son frère Galvano, avaient compris que les cernes bistres qui vieillissaient son visage étaient les stigmates d’une grande mélancolie et l’avaient convaincu de se faire soigner à Rome où il était arrivé la veille du drame. Trop tard, le mal était excessivement profond. En disparaissant, le prince avait légué ses biens à son épouse, Olga Villi. Parmi les curiosités de l’héritage, elle avait reçu le titre de propriété d’un joueur argentin, Enrique Martegani, acquis par Raimondo sur ses propres deniers et dont l’histoire allait inspirer les auteurs d’une comédie musicale, La Padrona di Raggio di Luna[4]. A propos d’Olga, on avait rapidement appris qu’elle était enceinte de leur deuxième enfant, une fille qu’elle prénommerait Raimonda et dont l’Avvocato Agnelli serait le parrain.
La mort brutale du prince avait profondément choqué l’Italie et de nombreuses thèses avaient été échafaudées quant aux origines de son acte. Le temps passant, le souvenir de Raimondo s’était étiolé en même temps que son patrimoine avait fondu comme neige au soleil. Dès les années 1950, les mines de soufre avaient cessé d’être exploitées alors que la réforme agraire et le partage des latifundia avaient réduit l’emprise de l’aristocratie sur la Sicile. Les biens immobiliers des Lanza Branciforte di Trabia avaient été vendus les uns après les autres par les héritiers de Raimondo et Galvano, jusqu’au palais Butera, sans que cela n’émût quiconque.

En 2017, Ottavia Casagrande avait publié Mi Toccherà ballare (Je vais devoir danser, non traduit en France). Fille de Raimonda, petite-fille de Raimondo, elle avait restauré la mémoire d’un homme flamboyant. En 2020, dans un second ouvrage intitulé L’Espion inattendu[5], elle avait éclairé une période méconnue de la vie de son grand-père. Pièces et témoignages à l’appui, avec une bonne dose de romanesque, elle avait révélé son passé d’agent secret au début de la Seconde Guerre mondiale et sa mission auprès de Churchill. L’accueil critique avait été enthousiaste et la résurgence du prince dans l’actualité avait rappelé à quel point le mystère demeurait autour de son existence et de sa disparition.
Mort jeune (39 ans), Raimondo avait échappé au déclin de sa caste et à la perte des derniers privilèges de l’aristocratie, une combinaison d’oisiveté assumée et d’action diplomatique parallèle, en dehors de tout cadre formel. En revendiquant de son vivant ce qu’il fût et ce qu’il fît, « si j’avais suivi les règles, je serais resté un bâtard », le prince avait fait rayonner les armoiries des Lanza Branciforte di Trabia jusqu’à les brûler, comme s’il avait su qu’il serait le dernier de sa race.


[1] Dimanche 5 décembre, à Rome, victoire 2-0 de l’Italie.
[2] Ottavio Lanza Branciforte l’avait transféré dans son hôtel particulier parisien en 1905, quand il s’était marié avec une descendante du maréchal Ney. Depuis la fin des années 1930, le théâtre se trouve au 51, rue de Varenne, dans le 7e arrondissement, là où se trouve l’ambassade d’Italie. Lire l’article du Monde du 12 août 2020, « L’odyssée du théâtre sicilien de l’ambassade d’Italie à Paris ».
[3] Course d’endurance créée en 1906 et disparue en 1977, l’épreuve fut immensément populaire et les plus grandes marques voulaient l’inscrire à leur palmarès. Parmi les pilotes, Stirling Moss ou Graham Hill appartiennent aux vainqueurs.
[4] En s’inspirant de l’héritage reçu par Olga Villi, les auteurs Garinei et Giovannini ont romancé l’histoire d’une veuve devenue propriétaire par legs testamentaire d’un footballeur surnommé Raggio di Luna (Rayon de lune) pour ses cheveux blonds. Il s’agissait du surnom d’Arne Selmosson, un joueur suédois alors en pleine réussite en Italie.
[5] L’Espion inattendu (Quando si spense la notte – Il principe di Trabia, la spia che non voleva la guerra, titre original) d’Ottavia Casagrande, éditions Liana Levi.
Raimondo Lanza Branciforte di Trabia apparaît-il dans Kaputt ? Me souviens plus… J’ai par contre bien en mémoire la rencontre entre Malaparte et le boxeur Max Schmeling.
Je n’en ai pas le souvenir. Faudrait le relire.
Après sa partie italienne n’est pas celle qui m’a le plus intéressée. Même si sa description de la déliquescence de l’aristocratie est superbement décrite. Je préfère ses jours en Finlande, dans zone d’abandon. Les passages en Ukraine, Roumanie ou Pologne te prennent aux tripes…
C’est d’autant plus fort qu’il a largement inventé ce qu’il prétend avoir vécu !
T’es trop pragmatique Verano. Hehe
Palerme et le baroque, magique… Mais pour une ville du sud, j’ai été impressionné par l’obscurité de son centre historique. Rues assez étroites qui ne laissaient pas passer la lumière jusqu’à aboutir à une place gorgée de soleil. Catane est bien plus lumineuse.
Le FC Nancy a eu quelques noms étrangers importants. Brone, Roberto Aballay Guðmundsson, Alberto Muro…
Pas le temps de lire tout de suite : suis dans un centre commercial, quelque part en Espagne, à lire du Jarry. Mais il faudra que j’y revienne.
Si t’es du côté de Jáen, tu peux vérifier que Luis Artime n’y a jamais joué ? Improbable mais j’ai un doute et ma source habituelle est devenue payante, pfff.
Encore un (très) bel article que je gagnerai à relire.
Ce destin paraît à tel point baroque et crépusculaire – et donc opportun – , que c’est à se demander si tu n’as d’un chouia forcé le trait……………mais je soupçonne que même pas!
Juste une question à ce stade : comment as-tu eu vent de ce parcours-là?
La chanson mise en exergue, ces paroles rattrapées par la patrouille du politiquement correct, éhéh.. A peine une grosse génération plus tard, ce fut déjà à qui exhiberait les plus grosses poitrines en plateau-télé ; voilà donc une Italie qu’il me semble n’avoir jamais connue, presque un autre pays.
Bah, j’avais déjà lu des choses le concernant, il existe beaucoup d’articles sur Lanza di Trabia en italien. Même pas besoin d’amplifier ou grossir le trait. Fallait juste que je raconte les choses un peu différemment.
Dans son histoire, ce qui est douteux malgré des faisceaux d’indices convergents, c’est sa mission auprès de Churchill révélé par sa petite fille.