Il fut une époque où Turin n’était pas la capitale du calcio piémontais.
29 mars 1934, Casale accueille Pro Vercelli pour la 31e journée de championnat. Le maigre public présent a-t-il conscience qu’il s’agit de funérailles ? Dernier, Casale a déjà enterré ses espoirs de maintien et ce Derby del Piemonte Orientale est le dernier de Serie A, point final de l’ère glorieuse des deux plus grands clubs de province piémontais, huit fois champions d’Italie entre 1908 et 1922[1].
Casale et Pro Vercelli au sommet
Au début du XXe siècle, Casale Monferrato est surnommée « la ville blanche » et ce n’est pas une appellation flatteuse. Capitale du ciment, la cité est recouverte par la poussière du calcaire à une époque où personne ne s’émeut des nombreux décès dus au cancer de la plèvre. Le Casale Foot Ball Club (sic) s’est construit en réaction à la domination de Vercelli (Verceil en français), la ville voisine distante d’une trentaine de kilomètres. Il est créé en 1909 sur les décombres d’une ancienne società, les joueurs étant majoritairement des étudiants mobilisés par un professeur, Raffaele Jaffa[2], et des recrues attirées par le projet sportif, les opportunités professionnelles et accessoirement, les enveloppes circulant sous le manteau.
Casale réalise un premier exploit en 1913 en s’imposant face à Reading FC, devenant ainsi la première équipe italienne à faire tomber une équipe professionnelle anglaise[3]. Mauvais perdants, les Britanniques protestent a posteriori contre les dimensions du terrain, probablement inférieures à celles exigées par les lois du jeu en vigueur à l’époque. Puis, à la surprise générale, emmené par Barbesino et Varese, Casale remporte le championnat d’Italie 1914 devant le Genoa, l’Inter et la Juventus, società aux moyens bien plus importants que ceux des Nerostellati dont même le maillot noir contraste avec le blanc du rival honni, Pro Vercelli.
Pro Vercelli, fondé en 1903, est le grand club de l’avant-guerre avec le Genoa. Les Casacche Bianche règnent sur le championnat à partir de 1908 grâce à des joueurs du cru, pour la plupart employés dans les usines d’argenterie ou ouvriers agricoles dans les rizières de la plaine du Pô, décor choisi quelques décennies plus tard par Giuseppe De Santis pour le tournage de Riz Amer avec la Mangano. Il n’est pas rare que les déplacements à Casale, Novara, Alessandria, Milano ou Torino soient effectués à bicyclette, de longs périples sur des routes en terre avant de disputer d’âpres rencontres sur des terrains poussiéreux ou boueux selon les saisons.
Guido Ara est l’incontestable guide des Leoni de Pro Vercelli, un joueur hors normes, un milieu dont on prétend qu’il est aussi fort techniquement que physiquement. Il est le héros d’un Italie – Belgique disputé à Turin en mai 1913 au cours duquel neuf Vercellesi sont titularisés[4], démonstration de ce que représentent les Casacche Bianche avant la première guerre mondiale.
Le déclin
Quand le conflit s’achève, Pro Vercelli reprend sa domination en conquérant deux nouveaux titres en 1921 et 1922, Guido Ara endossant un rôle d’entraîneur-joueur. Ce sont les derniers sacres des Leoni, comme si l’accession au pouvoir de Mussolini devait définitivement marquer la fin d’une époque. Dès lors, les grandes cités étouffent la concurrence et ne laissent plus passer le moindre titre.
Casale et Pro Vercelli demeurent malgré tout des places fortes au sein de championnats de plus en plus élitistes jusqu’à l’instauration de la Serie A en 1929. Parmi l’effectif des Cinghiali (les Sangliers) de Casale dans les années 1920 figurent deux cracks, les défenseurs Umberto Caligaris et Eraldo Monzeglio[5], deux futurs champions du monde alors que Virginio Rosetta, également sacré en 1934, débute à Vercelli.
Rosetta est le symbole du déclassement progressif des provinciaux piémontais. En 1923, il est au cœur d’un scandale connu sous l’appellation de Caso Rosetta. Confronté à des difficultés financières, Pro Vercelli peine à dédommager ses joueurs à l’ère de l’amateurisme marron. Mécontents, certains veulent quitter le club, ce que fait Gustavo Gay en rejoignant le Milan FC, actuel AC Milan, via un artifice qui ne trompe personne mais à laquelle la FIGC[6] refuse de s’opposer en dépit des recours des dirigeants de Vercelli[7]. Puis Edoardo Agnelli, tout nouveau président de la Juventus, convaincu qu’il faut proposer un exutoire aux ouvriers de la FIAT, entreprend de recruter Virginio Rosetta avec l’accord du joueur mais contre l’avis de Pro Vercelli, condition a priori suspensive. La Juve passe en force et aligne son nouveau défenseur à plusieurs reprises en début de championnat 1923-24. La Fédération interdit l’opération, donne matchs perdus aux Bianconeri et s’ouvrent alors des mois de procédures passionnées et politisées jusqu’à l’officialisation du transfert de Rosetta à la Juventus contre dédommagement de Vercelli, créant une jurisprudence sur laquelle s’appuient les clubs pour généraliser les mouvements payants de joueurs.
C’est ainsi que Casale perd Monzeglio en 1926, happé par son destin de champion et de fasciste à Bologne, puis Caligaris en 1928, lui aussi sensible aux lires offertes par Agnelli. Après Rosetta, Pro Vercelli doit faire le deuil de Pietro Ferraris[8] en 1932, séduit par le projet napolitain. Jusqu’alors préservée de la grande dépression, la crise économique affecte l’Italie à partir de 1931 et accélère le déclin des clubs des petites villes de province, incapables de faire face à la généralisation du professionnalisme et au train de vie de la Juventus, l’Ambrosiana ou Bologna.
Le dernier derby de Serie A
Le dernier derby del Piemonte Orientale de Serie A a donc lieu au printemps 1934. Pro Vercelli peut encore compter sur un jeune bomber hors normes appelé Silvio Piola, 20 ans[9]. Du côté de Casale, le meilleur joueur est probablement Aldo Giuseppe Borel, le frère de l’éphèbe niçois, Felice, prodige de la Juventus et objet de toutes les précautions de la part de son coach Carlo Carcano, sous les regards envieux de Mario Varglien et Luisito Monti.
Entraînées par Guido Ara, les Casacche Bianche misent sur leur puissance physique et l’activité de Piola pour dominer les Nerostellati. Un derby à la dure. Il faut bien le dire, Pro Vercelli et Casale pratiquent un jeu démodé, celui de leurs années de gloire, comme si le temps s’était arrêté. Dépêché au Stadio Natale Palli, du nom d’un ancien pilote d’avion, compagnon de Gabriele D’Annunzio, célèbre avec quelques autres pour avoir survolé Vienne en 1918 et distribué des tracts appelant au soulèvement contre l’Empire exsangue des Habsbourg, le reporter de La Stampa ne peut masquer sa nostalgie dans son compte-rendu désabusé.
Ce football fruste ne correspond plus au calcio des années 1930, bonifié par des cracks venus d’Amérique du sud tels qu’Orsi, Demaría, Sansone, Guaita ou Guarini. Ces Oriundi, bien plus attirés par les lires que par l’appel de la mère patrie, les clubs provinciaux ne peuvent y accéder. A titre d’exemple, en 1934, Mumo Orsi perçoit à la Juventus 20 fois le salaire du gardien de Pro Vercelli Egidio Scansetti selon les dires de ce dernier.
L’ultime derby del Piemonte Orientale s’achève dans l’indifférence générale sur un score de parité, 1-1, bien loin d’un des sommets passionnés des années 1910. Casale est relégué, Pro Vercelli le suit dès la saison suivante, trop affaibli par l’inévitable départ de Piola pour la Lazio[10]. Aucun des deux clubs ne rejoue en Serie A, et si Novara et Alessandria[11] parviennent à représenter les petites società piémontaises dans l’élite, elles n’ont ni le palmarès, ni le prestige des Leoni et des Cinghiali. Aujourd’hui, Pro Vercelli évolue en Serie C alors que Casale croupit en Serie D devant quelques centaines de tifosi. Sur une de leurs banderoles est écrit, Stella d’antica gloria guida il Casale alla vittoria[12]. Comme s’il fallait encore tout espérer du passé.
[1] Sept titres pour Pro Vercelli 1908, 1909, 1911, 1912, 1913, 1921 et 1922, un pour Casale en 1914.
[2] Mort à Auschwitz en 1944.
[3] Victoire 2-0 de Casale le 14 mai 1913. Reading s’impose par ailleurs contre le Genoa 4-2 (match au cours duquel Attilio Fresia brille et devient par la suite le premier Italien à jouer en Angleterre), Milan 5-0, Pro Vercelli 6-0 l’Italie 2-0.
[4] 1-0 pour l’Italie, but d’Ara.
[5] Caligaris est champion du monde 1934 alors que Monzeglio l’est en 1934 et 1938.
[6] FIGC : Federazione Italiana Giuco Calcio.
[7] Un transfert peut avoir lieu quand un joueur prouve que sa résidence principale se trouve dans la ville d’accueil. C’est ce que fait Gustavo Gay en fournissant une adresse bidon à Milan alors que tout le monde sait qu’il vit à plein temps à Vercelli.
[8] Pietro Ferraris est champion du monde en 1938.
[9] Silvio Piola est champion du monde en 1938 et recordman des buts inscrits en Serie A.
[10] A partir de 1947, Silvio Piola revient dans le Piémont, à Novara.
[11] Dernière présence en Serie A d’Alessandria en 1960 et de Novara en 2011.
[12] « L’étoile de la gloire passée mène Casale à la victoire ».
Merci pour ce joli voyage. Je savais que Piola avait commencé sa carrière à Pro Vercelli mais j’ignorais que leur stade porte son nom. Et surtout son dernier club Novara porte également son nom!
Ils doivent pas etre si nombreux les joueurs dans ce cas. Disons avec des clubs ayant connu l’élite.
Je passe souvent à côté du stade Christophe Dugarry mais je doute que Lormont finisse un jour en d1!
« Dépêché au Stadio Natale Palli, du nom d’un ancien pilote d’avion, compagnon de Gabriele D’Annunzio, célèbre avec quelques autres pour avoir survolé Vienne en 1918 et distribué des tracts appelant au soulèvement contre l’Empire exsangue des Habsbourg, le reporter de La Stampa ne peut masquer sa nostalgie dans son compte-rendu désabusé »… Ça c’est de la phrase ! Avec l’anecdote, le petit détail placé concernant les déplacements de l’époque: à bicyclette à travers la plaine du Po… l’ambiance est acté!
Comme dit Khia plus haut: » Merci pour ce joli voyage « .
Bobby m’avait bien dit qu’elle était trop longue cette phrase 😉 !
Ainsi remaniée, elle est effectivement beaucoup mieux.
Ce n’est certainement pas moi qui vais sortir une paire de ciseaux…
Avec Piola et Onnis, je me demande toujours combien de temps leurs records. M’étonnerait que MBappe fasse sa carrière en France mais il est deja 21ème au classement mais avec la moitié des buts d’Onnis. Immobile, 9eme mais il lui manque presque 100 buts pour rejoindre Piola, ça va etre compliqué.
Mais bon, je pensais Zarra inatteignable…
En France, Onnis peut dormir tranquille. En Italie, ça semble difficile à imaginer pour Immobile, il a bientôt 33 ans. S’il joue sans blessures jusqu’à 40 ans ?
Merci Verano pour ces noms que je connaissais..mais auxquels je n’aurais jamais imaginé telle proximité (dont géographique – c’est dire mes lacunes les concernant 🙂 ).
J’aime bien les maillots avec des étoiles (on reste un peu avec l’Uruguay, comme ça!).. Dans le cas d’espèce : compliqué par exemple, quand je découvre le maillot de Casale, de ne pas penser à celui du White Star jadis (cette version de 47, du moins) : http://histoire.maillots.free.fr/football_etranger/whitestar1947.jpg
D’ailleurs : étoile..noire sur le maillot de Caligaris?
Anglais mauvais perdants, ça alors.. 🙂
Oui, Casale devait avoir un 2nd maillot avec couleurs inversées. Et je ne connaissais pas le White Star, club manifestement disparu ?
Club disparu, oui. Absorbé, re/dé-composé, à travers les décennies………. Des histoires auxquelles j’ai fini par ne plus rien comprendre, mais officiellement bel et bien disparu.
J’aime bien ton article (lequel n’ai-je pas aimé, bon.. 😉 ). Illustration sensible d’une époque-charnière, marquée un peu partout par une première (ou seconde?) redistribution des cartes voire extinction de masse, à travers le football européen, de clubs soudain dépassés par le cours structurel adopté par certains, dopés à l’argent facile, parfois sale.. La métropolisation était en marche.
Quelle belle conclusion enfin.. mais le passé ne revient jamais.
Tortona, Alessandria, Casale Monferrato, Vercelli, Novara, 5 villes formant un arc dont les extrémités sont distantes de 90 km. Cinq villes de foot majeures au début des années 20, encadrées et peu à peu aspirées à l’ouest par Turin, à l’Est par Milan…
Le « caso Rosetta » de 1923 qui acte le déclassement des petits clubs de province n’est que la suite d’un scandale survenu dix ans plus tôt. En 1913, le puissant Genoa attire contre rémunération Santamaria et Sardi, deux joueurs de l’Andrea Doria (un des clubs à l’origine de la Sampdoria). Outre le fait qu’ils violent les règles de l’amateurisme, cela leur vaut de la part du président doriano une merveille de lettre dans laquelle il exprime sa déception.
La fédération ne lésine pas et suspend les joueurs à vie. Puis, deux ans plus tard, ils sont réintégrés (je ne sais plus sur quels critères) et font partie de l’effectif du Genoa décrochant ses derniers titres au début des années 20. Le cas Rosetta ne pouvait pas se conclure différemment.
Ce qui est bien quand on écrit un article où la Juve est impliqué dans une affaire, c’est qu’on est à peu près sur que ça fera echo à l’actualité.
Quel bonheur, et ce à chaque fois, de lire les (beaux) récits de vrais experts à propos de vrai foot en général, et du foot d’autrefois, rocambolesque et romantique, en particulier !