Dans les années 1970, l’UD Las Palmas réunit quelques-uns des meilleurs joueurs argentins du moment.
Peu avant Noël 2014, cinq sexagénaires se retrouvent à Las Palmas pour participer à des festivités organisées à l’occasion de la sortie de la biographie de Germán Dévora, immense joueur de la Unión Deportiva de 1962 à 1978. Ils se souviennent de leur jeunesse ici-même et les larmes ne sont pas loin. Leurs noms ? Teodoro Fernández, Daniel Carnevali, Quique Wolff, Carlos Morete et Miguel Angel Brindisi. Ce sont les légendes argentines de l’UD Las Palmas, des cracks dont on se demande aujourd’hui encore comment le club canarien a pu les attirer.
Le tiqui-taca[1] de Las Palmas
La Unión Deportiva s’installe durablement en Liga à partir des années 1950 en misant avant tout sur les ressources de l’île. Sans être proscrite, « l’importation » de joueurs étrangers, notamment sud-américains, y est marginale à l’inverse des pratiques d’autres clubs, charmés par la modicité des exigences salariales de nombreux Paraguayens, Uruguayens ou Argentins ayant obtenu de leurs complaisantes administrations de précieux passeports espagnols. A partir de 1963, comme s’il s’agissait d’une conséquence de l’émergence du mouvement indépendantiste Canarias Libre, dont des membres n’hésitent plus à provoquer des troubles dans l’Estadio Insular, l’effectif est vierge d’étrangers, construit autour d’une jeune génération de Canariens dont les joyaux sont Tonono, Guedes et Germán Dévora, bien sûr.
Avec des natifs de Gran Canaria et sous l’autorité de Luis Molowny, ancienne star du Real Madrid venue de l’île voisine de Tenerife, Las Palmas parvient à se hisser à la troisième puis à la seconde place du championnat en 1968 et en 1969. La performance est d’autant plus remarquable que les Canariens pratiquent un jeu lent et technique, très éloigné des standards espagnols de l’époque où prévalent le football direct et l’intimidation physique. Certains observateurs prétendent qu’avec Guedes et Germán Dévora, Las Palmas introduit en Espagne le tiqui-taca, innovation que s’attribue sans complexe le Barça bien des années plus tard.
Teodoro Fernández en pionnier
Le début de la décennie suivante est pénible. Faute de résultats, Molowny est débarqué puis le malheureux Guedes décède d’un cancer foudroyant. Las Palmas doit se réinventer et à partir de 1971, le recours à la main d’œuvre étrangère via la diaspora argentine n’est plus tabou. L’ancien entraîneur Héctor Rial, en lien avec ses amis Alfredo Di Stéfano et Adolfo Pedernera, recommande l’acquisition d’Adolfo Soto, puis de Teodoro Fernández, des attaquants inconnus et venus de nulle part ou presque, en l’occurrence de San Martín de Mendoza.
Mis à l’essai à l’occasion du Trofeo Ciudad de Las Palmas d’août 1972, Fernández prouve son aisance technique face au Bayern de Beckenbauer, le début d’une aventure de six ans avec le maillot amarillo. Première grande réussite venue d’Argentine, il incite Las Palmas à poursuivre l’exploitation du filon.
Daniel Carnevali, le premier international argentin
L’année suivante, le gardien canarien Antonio Betancort (passé par le Real Madrid des yéyés) raccroche et intègre le staff technique aux côtés du coach français Pierre Sinibaldi. Avec le secrétaire général Jesús García Panasco, il se rend à Buenos Aires pour dénicher son successeur. Ubaldo Fillol est le choix numéro un mais, blessé, ne peut être supervisé. El Loco Gatti est le second sur la liste… Les deux hommes s’enfuient de la Bombonera en découvrant le style indéfinissable du portier de Boca. Par dépit ou presque, et contre 180 000 dollars, ils optent pour Daniel Carnevali, alors au CA Chacarita.
Il faut préciser qu’ils l’ont déjà vu à l’œuvre le mois précédent sans qu’il ne brille particulièrement. Gardien de l’Albiceleste dirigée par Omar Sívori (au sein de laquelle évoluent Quique Wolff et Miguel Ángel Brindisi dont on reparlera), il dispute et perd à Las Palmas un match préparatoire à la qualification pour la Coupe du monde en Allemagne[2]. Si Carnevali n’est pas un coup de foudre pour les îliens, la réciproque est vraie. Ce qu’il voit de l’île lors de son premier séjour, des paysages désolés et des constructions anarchiques, ne le fait pas rêver mais puisque les émissaires venus à Buenos Aires proposent de quintupler son salaire…
Il ne le regrette pas et s’impose parmi les chouchous de l’Estadio Insular et sa Grada Curva, un lieu de passion où avant chaque rencontre, les odeurs de viande grillée flottent dans l’air. Dans les vestiaires, les joueurs trouvent leurs affaires bien rangées par Cristóbal El Chato, le magasinier édenté au nez de boxeur, et Gilberto El Zapatero, le chausseur. Au moment de l’entrée des artistes, Fernando El Bandera hurle le Riqui raca[3], un chant de ralliement importé de Tenerife et popularisé dans les années 1950 par un humoriste un peu fou nommé Zuppo dont toute l’île se souvient encore.
Wolff, Morete, Brindisi, Las Pampas
Définitivement séduits par les Argentins, Betancort et García Panasco renforcent saison après saison la colonie sud-américaine. En 1974, arrive l’élégant Quique Wolff pour composer un formidable duo de défenseurs centraux avec le très estimé Tonono, dont la mort l’année suivante choque les aficionados. En 1975, c’est le goleador Carlos Morete qu’ils arrachent à River Plate. Enfin, en 1976, ils réalisent leur plus grand coup : pour succéder au vieillissant Germán Dévora, Miguel Ángel Brindisi quitte Huracán pour Las Palmas. Brindisi ! La générosité et la classe, un maestro créant et offrant les buts au Puma Morete. Pour ceux qui le méconnaissent, il suffit de rappeler qu’il fait partie de la meilleure sélection argentine toutes générations confondues constituée par l’AFA[4], présent au milieu de terrain pour faire le lien entre Redondo et Maradona.
Dirigés par leur compatriote Roque Olsen, Carnevali, Wolff, Brindisi, Fernández et Morete sont Las Pampas de Las Palmas selon l’expression de la revue El Gráfico. Ils réalisent une saison 1976-77 formidable, conclue à la quatrième place en Liga. Puis, en 1978, sous l’autorité de Miguel Muñoz et sans Wolff parti au Real Madrid, ils perdent une finale de Copa del Rey contre le Barça qui se prépare à vivre sans Cruyff.
La fin de l’ère argentine
Wolff en 1977, Fernández en 1978, Carnevali et Brindisi en 1979, Morete en 1980, les Argentins s’envolent tour à tour de Las Palmas en direction de l’Espagne continentale ou de Buenos Aires, sans que Betancort et García Panasco ne leur trouvent de véritables successeurs. La Coupe du monde 1978 a renchéri le coût des Argentins, l’Italie rouvre ses frontières en 1980 et Las Palmas ne peut plus s’offrir de tels joueurs. C’est la fin de l’ère bénie de Las Pampas, la fin de la décennie argentine de la Unión Deportiva, la plus belle de l’histoire du club.
Sur la photo en haut de page, de gauche à droite : Teodoro Fernández, Miguel Angel Brindisi, Quique Wolff, Carlos Morete, Daniel Carnevali et un sixième argentin présent en 1976-77, Pedro Verde.
Principales sources :
www.juanitoguedes.udlaspalmas.es
[1] Ou tiki-taka.
[2] L’Argentine s’incline 1-2 contre la Unión Deportiva.
[3] Riqui raca, zimbombaca urrá urrá urrá. Las Palmas, Las Palmas, y nadie más. C’est la reprise phonétiquement approximative d’une chanson anglaise. Reach in rank devient en espagnol riqui raca !
[4] AFA : Asociación del Fútbol Argentino.
Un intéressant « what if » pour Fillol qui m’a amené à aller vérifier. Il est passé du Racing Club à River à l’intersaison 1973 : tout dépend donc de quand Las Palmas est venu le superviser. On peut raisonnablement supposer que c’était avant son transfert, auquel cas le choix aurait sans doute été de toute façon de rester au pays. River payait sans doute nettement mieux que Chacarita, quoique peut-être pas autant qu’un club européen. (Rappelons-nous à ce propos que l’Espagne est encore à la traîne en PNB par habitant en 1973 et que les salaires, Real et Barça exceptés, n’y étaient sans doute pas mirifiques.) Mais surtout, River jouait la Libertadores tous les ans à une époque où elle valait à peu près la C1 en qualité de jeu, tandis que Las Palmas ne pouvait guère espérer que la C3, et encore…
Hello g-g-g, Fillol est supervisé en septembre 1973 et joue déjà à River. Il n’est pas encore international mais c’est un espoir (1ere sélection durant la CM 1974, lors du dernier match sans enjeu contre la RDA).
A l’époque, River ne joue que rarement la Libertadores, ce sont les années creuses, de la fin des années 50 à 1975. On peut donc imaginer qu’il ait pu se laisser tenter par l’argent ou voir Las Palmas comme un tremplin avant un plus grand club espagnol.
J’avais fait un portrait d’El Pato en le liant à l’histoire de l’Argentine, je le ressortirai à l’occasion.
Hola Triple G. Ta fiction passera le 17 février. Merci!
Merci Verano, j’espérais que tu apporterais l’expertise qui va bien en lançant ma pinte, euh, ma bouteille à la mer. On peut avoir le portrait de Fillol sur p2f ? Avec lui, Zoff, Hellström, et Croy (en préparation par Alpha, paraît-il), on aurait là le noyau d’une belle collection « gardiens » !
Je demande à Khia de le programmer 😉
Fillol au Racing en 88 alors! Hehe
Toute sa carrière, jusqu’au péno stoppé privant River du titre en 1989 ou 90, alors qu’il va raccrocher avec Vélez.
Pour réponde à Alexandre Willamme
Quand je dis que la France n’est pas un pays de foot je vais te donner mes arguments :
Déjà ce n’est tout simplement pas un pays de sport même si depuis une trentaine d’années il y a du mieux.
Pour moi un pays de foot c’est déjà une adhésion à un club depuis qu’on est enfant (soit parce que c’est le club de ta ville ou de ta région , soit parce que tu te reconnais dans ce qu’il représente identité etc… ) , cela pouvant avoir été transmis par la famille , j’ai encore en mémoire un reportage de stade 2 sur une finale de coupe de la ligue ou une famille portant des maillots Lyonnais disait avoir été auparavant supporters de Saint Etienne…Inimaginable ! dans un vrai pays de foot .
Un pays de foot c’est des supporters dans les stades y compris dans les divisions inférieures et ce quels que soient les résultats , c’est plusieurs clubs de haut niveau dans les grandes villes , c’est des clubs avec un palmarès continental , c’est des élites intellectuelles ou artistiques qui se déclarent fan de tel ou tel club pas comme un Patrick Bruel arborant un maillot de l’OM en 91 puis se déclarant fan du PSG 2 ans plus tard .
En France il a fallu attendre la période 1982/1986 pour exister au niveau international (excepté 58) mais les clubs sont à des niveaux européens ridicules , et qu’on ne me parle pas d’arrêt Bosman parce que c’était déjà pareil avant , l’illusion Om/Tapie ou PSG/Canal + voire le Bordeaux de Bez et Jacquet ne sont qu’une petite parenthèse .
Paris 10/12 millions d’habitants : 1 club en ligue 1 , 1 en ligue 2 (sans spectateurs ) et il a fallu que Canal + arrose les banlieues d’invitations en 91 pour créer une base plus importante et remplir le parc .
Marseille 2 ème ville : 1 seul club
Lyon 3ème ville de France 2 ème agglo : 1 seul club et lequel a attendu 52 ans pour enfin gagner un titre .
Là ou Londres , Buenos-Aires , Rio , Montevideo , Berlin , Madrid , Milan , Rome , Glasgow , Istanbul ou Athènes ont 2 voire beaucoup plus de clubs au plus haut niveau national ou continental …
Un pays de foot ce n’est pas que 3 ou 4 villes qui vibrent ( Lens , Saint-Etienne , Marseille …Strasbourg ?) .
Et je pourrais développer encore et encore , mais je maintiens ma position , malgré 2 coupes du monde et 2 finales perdues la France n’est pas un pays de foot .
1 club/ville : la France paya là une vieille disposition, un choix politique. L’engouement originel des tribunes est étranger à ce fait, même s’il en souffrit assurément (les derbies sont de puissants aiguillons, oui).
Les palmarès? Les stades belges, ou NL, ou.. ne furent jamais aussi pleins qu’alors même que leurs clubs et sélection ne pesaient bien lourd (pour xy raisons) à l’international. A contrario, moi qui suis belge : je n’ai jamais vu autant de footix et de supportériat frivole qu’en ces temps récents (et heureusement bientôt finis!) de prétendue « génération dorée » 🙂
Mais, oui : ce n’est pas un supportériat « à l’argentine », ni à l’anglaise, ni.., bon.. Pourtant et culturellement, c’est beaucoup plus riche en France qu’on ne pourrait croire. La passion du foot est probablement moins exclusive en France, paysage sportif moins « monoculturé ». Et cependant, il y a très peu de pays où la pensée-foot soit à ce point « développée » (bon, en France : ce fut aussi pour le pire parfois), ailleurs c’est le plus souvent d’une insoupçonnable misère..! D’ailleurs pour ça que je traîne par ici, y a quasi- voire tout bonnement rien d’approchant ailleurs en termes d’ouverture, recherche..
Va-t-en trouver, en Angleterre (tous la tête dans le guidon de leurs anecdotes de clubs et de leur victorianisme-zombie) ou Allemagne (complètement anesthésiés), des intervenants comme on en trouve par ici!
Après, oui : les élites françaises n’ont pas fait grand-chose pour légitimer le football – que du contraire, je suis ok avec ça.
Mais si, dans tant de pays, elles s’y affichèrent volontiers : ben ce fut bien souvent à des fins de récup’ politique, carriériste.. Est-ce vraiment mieux? Cette espèce de distance française aux choses du football n’a pas que du mauvais, ni certaines exubérances qu’on peut observer ailleurs n’ont que du positif.
Superbe Verano. Un séjour aux Canaries en hiver, c’est toujours agréable. CMF est supporteur de Las Palmas, j’espère qu’il lira ce texte.
Tonono meurt à 31 ans seulement. Deux fois elu meilleur défenseur de Liga. Le premièr footeux d’une équipe canarienne à etre sélectionné. 22 capes, ce qui est pas mal pour l’époque. Il formait la charnière centrale avec Paco Gallego.
Un nouvel astre suprême dans mon café en guise de sucre ! Muchas Gracias Verano !
Au-delà des mots, allitérations enlacées comme des pas de danse et autres surnoms chantés dont les hispanophones ont le secret… les photos, principalement ici celles en couleurs, ne sont bien sûr pas étrangères au rayonnement du récit.
Ce jaune citron, rappelant aussi celui de Cádiz ou de Villarreal, pour rester ensemble en Espagne, habille et illumine tes histoires latines et méditerranéennes, ces poèmes que l’on aime et ces contes et que tu sais si bien raconter.
Bien vu Calcio, j’ai pris beaucoup de plaisir à choisir les photos. Les sites mentionnés en bas de page en contiennent de superbes, il se dégage de ces clichés une atmosphère surannée et délicieusement nostalgique, ceux d’une grande famille.
J’avais vu de l’AFA et j’avoue avoir été surpris de voir Brindisi dans le onze. Pas que je remette en cause son talent mais on parle de l’Argentine, y a du monde au milieu.
Wolf, Brindisi, Morete, elle est assez phénoménale cette génération de Las Palmas. Les rivaux de Tenerife auront également leur disapora argentine quelques années plus tard. Redondo, Dertycia, Latorre, Pizzi et Valdano evidemment.
Je ne connais Carnevali que par les images de la CM 1974 dont j’ai revisionné un paquet pour un sujet qui va bientôt sortir. J’en retire une impression assez typique des gardiens sud-américains de l’époque : bon, voire très bon sur sa ligne, pas mal en un contre un, perfectible dans ses prises de balle et sa gestion de la surface (Zoff était sur ce dernier point l’un des maîtres absolus), faiblard dans les airs, non noté sur le jeu au pied qui ne faisait pas partie du poste jusqu’à peu. Pas un boulet genre Caballero, mais pas Fillol non plus, en bref.
Merci Verano.
Teodoro Fernández, à part le péruvien, je ne connaissais pas.
Brindisi n’est plus sélectionné après 1974. Cela coincide avec la prise de pouvoir de Menotti à la tête de l’Albiceleste et (je suppose) avec la volonté de renouveler tout l’effectif en vue de 1978. Le fait qu’il joue à l’étranger dès 1976 a également dû y contribuer même si je pense qu’il ne faisait plus partie des plans.
Quelques infos complémentaires en vrac :
– l’estadio Insular n’existe plus et a été transformé en parc. L’agglomération s’est développée et la dune derrière la tribune n’existe plus, couverte d’immeubles.
– l’épouse des Morete sur la photo est décédée il y a quelques jours.
– la UD a gagné ce week-end et est en tête de Liga adelante et en retour dans l’élite est envisageable.
Il n’y a eu que deux affrontements en première division entre Las Palmas et Tenerife. En 2002. C’est vrai que Las Palmas a eu une longue période de disette vers la fin des années 80.
Top article, comme toujours Vera