L’âge d’or de la Dorada

Il ne s’agissait que d’une intervention bénigne à des fins esthétiques, relèvent les journaux du 12 janvier 1990, accablés. Certains articles évoquent doctement l’ablation d’un kyste sébacé au menton quand d’autres mentionnent un lifting sans plus de précision. José Luis García Traid s’était rendu à la clinique Montpellier de Saragosse et avait confié son visage au docteur Rodrigo Cucalón, pionnier de la chirurgie plastique en Espagne, en ignorant qu’il lui livrait sa vie. Des complications et des négligences post-opératoires transforment en drame une simple coquetterie de quinquagénaire. L’existence de García Traid vient de s’achever prématurément à 53 ans, provoquant la consternation à Saragosse, sa ville natale. Mais c’est à Salamanque que l’onde de choc est la plus forte tant il est associé à l’Unión Deportiva Salamanca.

Jusque dans les années 1960, Salamanque vit repliée autour de la somptueuse Plaza Mayor (illustration d’en tête : la place en liesse après l’accession en Liga en mai 1974, García Traid regarde le photographe) où l’usage commande encore aux jeunes hommes de circuler sous les arcades dans le sens inverse à celui des demoiselles. La place est expurgée des voitures qui l’avaient transformée peu à peu en un gigantesque parc de stationnement, comme s’il fallait refuser toute concession à ce qui symbolise alors le progrès. Le slogan touristique de l’époque, « Salamanque : art, savoir et taureaux », ressemble à un plaidoyer pour les traditions. D’ailleurs, la Dorada[1] est une ville que les Madrilènes situent ironiquement dans le Far West sans imaginer un instant qu’elle puisse représenter un eldorado, hormis peut-être pour sa zone de tolérance, le Barrio Chino, réputée pour ses prostituées puisqu’un immémorial dicton prétend qu’on se rend « à Tolède, pour l’épée, à Valence, pour les fruits, à Rioja, pour le bon vin et à Salamanque, pour les putes ».

La prestigieuse Université demeure le joyau de la ville par-delà les siècles et si l’œuvre de son ancien recteur Miguel de Unamuno n’est pas censurée par les organes franquistes en dépit des pressions de l’Eglise, l’incident l’ayant opposé au général Millan-Astray en 1936 est scrupuleusement passé sous silence[2]. Autoproclamée cité du savoir, Salamanque produit bien plus de diplômés qu’elle ne peut en absorber et déverse son trop plein d’érudition en direction de Madrid. Cela vaut pour le football, l’espoir salmantino Vicente del Bosque prenant le chemin du Real Madrid après avoir fait ses classes dans l’antichambre de l’Unión Deportiva.

Tardif mais réel, l’essor économique des sixties enraye un peu l’exode de la jeunesse. La cité s’affranchit enfin des paseos la délimitant et se répand doucement vers le Nord, propageant ses couleurs ocres sur le plateau décharné de la Meseta. Edifié en 1923 aux portes de Salamanque, le fief de l’Unión Deportiva, el campo Calvario, est désormais encerclé d’immeubles neufs. Confrontée à l’exiguïté du lieu et consciente de la valeur de son terrain, la direction du club le cède à des promoteurs pour réinvestir dans une nouvelle enceinte. En avril 1970, le délégué national aux sports Juan Antonio Samaranch inaugure le stade Helmántico, un vaisseau de 20 mille places couvertes posé incongrument au milieu de la plaine. Quand l’UD Salamanca en prend possession, elle se traine dans les bas-fonds de Segunda et se résigne à évoluer au troisième échelon national.

A la même période, José Luis García Traid effectue ses classes en tant qu’entraineur. Milieu de terrain du Real Zaragoza, « un prodige de technique et de classe, il nous émerveillait » selon l’idole blanquilla Violeta, il a dû interrompre sa carrière à 26 ans seulement, juste avant que los cinco Magníficos ne portent los Leones vers les sommets. Il développe ses compétences auprès d’entités aragonaises, dont le club satellite du Real Zaragoza, et réalise même une pige avec los Blanquillos sans parvenir à les préserver de la relégation. Il coupe enfin le cordon avec sa région durant l’été 1972, quand le président Paniagua lui confie les rênes de l’UDS.

Avec quelques renforts de poids, dont le futur madridista Sánchez Barrios, et un leadership évident, García Traid mène l’Unión à la Liga en deux saisons, réveillant l’afición salmantina. Oh, les Unionistas ne révolutionnent pas le football espagnol mais ils travaillent d’arrachepied et appliquent rigoureusement les schémas tactiques définis par García Traid, homme affable, toujours tiré à quatre épingles.

Promu en mai 1974, le club entame les préparatifs de l’exercice suivant en organisant le Trofeo San Juan de Sahagún[3]. Face aux Cuervos de San Lorenzo, l’UDS met à l’essai plusieurs espoirs espagnols dont Julio Cardeñosa, alors à Valladolid, et José Antonio Camacho, latéral du Real Madrid[4]. Les postulants sont finalement éconduits, les Salmantinos préférant jeter leur dévolu sur deux Argentins de San Lorenzo : le gardien Jorge D’Alessandro et le défenseur Ricardo Rezza. D’excellents choix, en définitive. En s’appuyant sur une base arrière de fer, indispensable contrepartie à l’anémie offensive charra, et en exaltant les vertus du collectif, Salamanque se maintient sans péril[5].

Déjà ce double menton.
José Antonio Camacho (debout, 4e en partant de la gauche) et Julio Cardeñosa (accroupi, 4e en partant de la gauche) sous le maillot de Salamanca.

Heureux de jouir d’une alternative à la tauromachie et aux plaisirs furtifs du Barrio Chino, alors que l’offre culturelle demeure pauvre et à contretemps (les films sont projetés en salle des mois après leur sortie à Madrid), le public indigène se satisfait de ce football étriqué et les quatre kilomètres séparant la Puerta de Zamora du stade ne le rebutent pas. La plupart des aficionados empruntent les bus spécialement affrétés les jours de match et créent une ambiance digne de La Glorieta[6]. Dans une entrevue accordée à As en octobre 1974, l’ailier Sánchez Barrios résume le sentiment général : « ce qu’on a perdu en termes de spectacle, on l’a gagné en émotion ».

Sourd aux sollicitations de clubs plus ambitieux, José Luis García Traid demeure fidèle à l’Unión Deportiva et révèle au fil du temps une personnalité moins lisse qu’il n’y paraît. Cela commence en janvier 1976 quand il s’en prend à sa propre afición, coupable d’avoir sifflé le maladroit Víctor Soler : « j’ai dit à plusieurs reprises que les supporters de l’Unión étaient phénoménaux. Mais aujourd’hui je ne peux m’empêcher de leur attribuer un zéro ». Le mois suivant, lors de l’accueil de l’Atlético, les gestes remplacent les mots. Le match est une folie durant laquelle le jeune colchonero Fraguas est évacué sur une civière, victime d’une double fracture tibia-péroné sans que son agresseur ne soit sanctionné. Dans le tunnel menant aux vestiaires, García Traid s’en prend physiquement à un membre du staff de l’Atlético et écope d’une lourde suspension. Et puisqu’il est question de blessure, comment ne pas évoquer celle de Jorge D’Alessandro ? Très apprécié du public, il en devient le chouchou après l’ablation d’un rein à la suite d’un choc subi à Bilbao, drame ordinaire de l’impitoyable Liga des années 1970.

Manifestation des supporters de l’UDS contre les journalistes madrilènes accusés de partialité après le match contre l’Atlético. La presse de la capitale sera boycottée durant une année par le club.

Sous le feu des critiques de la presse nationale, les Charros restaurent leur image en recrutant un joueur hors normes : João Alves. Repéré en 1975 durant le Trofeo Granada que gagne Boavista, l’UD Salamanca s’attache contre toute attente le prodige aux gants noirs en proposant un deal alambiqué aux Panteras de Porto, une sorte de location longue durée. Ils n’ont pas à le regretter. Parmi les faits d’armes du Portugais, des buts décisifs face au Barça et au Real ainsi qu’une gestuelle propre aux artistes qui lui valent de succéder à Cruyff en tant que meilleur étranger de Liga en 1978 lors de la remise du très couru trophée Don Balón.

Pour José Luis García Traid, il est temps de se lancer de nouveaux défis. En guidant l’Unión Deportiva durant six années, dont quatre dans l’élite, il a contribué au rayonnement de La Dorada à défaut de la désenclaver géographiquement. Il abandonne une ville encore assoupie pour Séville, puis Burgos, Madrid et Valladolid. Un parcours semé de chausse-trappes dont la plus cruelle est l’échec dans la course au titre 1981, résultat d’une cabale du football espagnol ligué contre le truculent président de l’Atlético, Alfonso Cabeza. Par la suite García Traid revient à deux reprises à Salamanque, comme s’il s’agissait d’une retraite cathartique apte à le soigner des infamies vécues ailleurs. Sans doute fait-il sien les mots de Cervantes selon lesquels Salamanque « donne envie à tous ceux qui ont goûté à la quiétude de sa demeure d’y revenir ».

Sans se trahir, la Dorada s’ouvre aux touristes, attirés par ses pierres et sa gastronomie, le pata negra de Guijuelo en étant le fleuron, et aux étudiants sudaméricains et européens via Erasmus. Les derniers bordels du Barrio Chino disparaissent sous les pelleteuses, les loisirs se développent, la vie culturelle se structure et le football n’est plus qu’un spectacle parmi d’autres. José Luis García Traid l’apprend à ses dépends un soir de 0-0 en mars 1989 alors que l’Unión Deportiva navigue sans danger en milieu de classement de Segunda. La pauvreté du jeu pratiqué et les sifflets de l’Helmántico lui sont fatals. Il s’agit de son ultime expérience professionnelle, moins d’un an avant cette funeste intervention chirurgicale destinée à réduire son double menton.

Parmi les sources, deux blogs méritent d’être cités :

https://desdemigradavieja.blogspot.com/

https://salamanca70.blogspot.com/


[1] La Dorée, en raison des teintes du grès de Villamayor utilisé pour les constructions.

[2] Miguel de Unamuno, d’abord favorable à l’insurrection nationaliste, s’oppose à la violence aveugle des putschistes dans un célèbre face-à-face avec le général Millán-Astray. Aux sermons du recteur, le militaire réplique par « A bas l’intelligence » et « Vive la mort ». De Unamuno poursuit : « Cette université est le temple de l’intelligence. Et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. Vous vaincrez, parce que vous possédez plus de force brutale qu’il ne vous en faut. Mais vous ne convaincrez pas. Car, pour convaincre, il faudrait que vous persuadiez. Or, pour persuader, il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans la lutte ». Il a la vie sauve grâce à l’intervention de l’épouse de Franco. Ces événements sont relatés dans le film d’Alejandro Amenábar, Lettre à Franco.

[3] Saint patron de Salamanque.

[4] Julio Cardeñosa joue finalement au Betis alors que Camacho devient une légende du Real.

[5] Meilleure défense de Liga.

[6] Arènes de Salamanque.

11 réflexions sur « L’âge d’or de la Dorada »

  1. Joao Alves l’homme ganté passera à Paris. Sans grand succès, il me semble… Un peu après, l’immense défenseur du Benfica, Humberto Coelho. D’ailleurs, la dernière idole de Salamanque est certainement Pauleta. Qui commença à faire un malheur en d2, avant de confirmer dans l’élite. Et par la suite, gagner la Liga avec le Depor.
    Merci pour cette découverte !

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      1. Avec Genghini ? Un autre talentueux le Bernard. Ça donnait quoi sur le terrain le Monaco des jeunes loups, Amoros, Genghini, Bravo, Bellone ou Anziani ? Toujours bien placé mais jamais titré ? Je vois qu’ils sont dauphins de Bordeaux en 84.

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  2. Merci déjà (je relirai) pour la révélation de ce quartier olé-olé, Salamanque n’étant hélas pour moi qu’associée à ce stade au Professeur Bolero y Calamares.

    Tolede, Salamanque, Segovia.. : c’est dans les cartons, un jour..inch Allah comme ils disent.

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    1. Dès son élection à la présidence de l’Atlético, Cabeza (dont j’ai parlé dans le 1er épisode de la série Gil y Gil) se comporte comme un Don Quichotte outrancier décidé à se battre contre ses pairs (dont Núñez du Barça), la Liga, les arbitres, la presse, son propre conseil d’administration et même son entraineur auquel il reproche de s’intéresser au recrutement. Il se met tout le monde à dos et crée de la fébrilité dans son propre camp alors que l’Atléti se dirige vers le titre. Et en fin de saison, c’est la bérézina : Cabeza est suspendu, la presse le dézingue (elle sera bien plus indulgente pour Gil) et que dire de l’arbitrage !? De mémoire, la défaite contre l’Espanyol est déjà sujette à débat mais le match Atlético – Real Zaragoza est un pur scandale arbitral, un vol total.

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