La Lettre des Quatorze, symbole de la Russie des années 1990

Le 8 février 1992, six semaines après la dissolution de l’URSS, l’Union Russe du Football (Российский Футбольный Союз, Rossiiskii Foutbolnii Soyouz, ou RSF) est formée à Moscou. Il faudra encore attendre cinq mois pour que cette fédération soit reconnue par l’UEFA et la FIFA et remplace officiellement la Fédération de Football de l’Union Soviétique en tant que représentante du football russe.

Un peu plus d’un an plus tard, 14 joueurs signent une lettre qui réclame la mise à pied de Pavel Sadirine, le premier sélectionneur de la Sbornaya époque RSF, et le retour d’Anatoly Byshovets, ancien sélectionneur. Les internationaux russes se rebellent contre leur Fédération, sur fond d’accords commerciaux et de rivalité entre entraîneurs. Comment en est-on arrivé là ?

La fin d’une ère

1988 est l’ultime année marquante du football soviétique. La sélection A, entraînée par Valeriy Lobanovskiy, arrive en finale de l’Euro, finalement vaincue par les Pays-Bas. De plus, la sélection olympique remporte la médaille d’or à Séoul, grâce à une jeune génération dont le sélectionneur est Anatoly Byshovets.

1991 voit la mort de l’URSS, incapable de faire perdurer son système scléroséi, et de son équipe nationale par la même occasion. Celle-ci s’était qualifiée pour l’Euro 92 et c’est finalement une sélection de la Communauté des États Indépendants, successeur sportif du géant communiste, qui se déplace en Suède mais ne passe pas la phase de groupes. Anatoly Byshovets, sélectionneur pour l’occasion, ne devient finalement pas le premier sélectionneur de l’équipe de Russie. C’est Pavel Sadirine qui lui est préféré.

Une qualification qui fait imploser un groupe

Pour sa première phase de qualifications en son propre nom, la Russie tombe sur un groupe assez simple, bien aidée par l’exclusion de la Yougoslavie décrétée par l’ONU et sa résolution 757ii. Russes et Grecs, déjà qualifiés avant l’ultime match du groupe, s’affrontent le 17 novembre 1993 à Athènes. Ce sont finalement les locaux qui s’imposent (1-0) et terminent en tête du groupe.

Dans les vestiaires, le président de la RSF, Vyacheslav Koloskov, s’emporte après ce résultat, ce que les joueurs prennent très mal.

…avec un tel jeu, avec un tel comportement au travail… nous n’avons rien à faire en Amérique.

Vyacheslav Koloskov, Athènes, 1993.

Koloskov fait également part d’un accord signé par le Comité olympique russe avec la marque Reebok. Celui-ci stipule que huit joueurs de l’équipe nationale doivent jouer avec des chaussures de la marque à la Coupe du Monde. Le président annonce que quiconque refuse ne sera pas du voyage aux Etats-Unis. Les joueurs, dont certains ont déjà leurs propres contrats avec d’autres marques, ne sont pas disposés à respecter l’accord.

La soirée infernale continue quelques heures après dans un Hilton athénien. Igor Shalimov, capitaine de la sélection, prend l’initiative, sans en informer personne, de faire écrire une lettre au nom de quatorze joueurs directement au second de la Fédération, Shamil Tarpichtchev. Sept joueurs refusent néanmoins de signer.

Lettre ouverte des joueurs de l’équipe nationale russe de football

Nous, les joueurs de l’équipe nationale russe de football, conscients de l’entière responsabilité qui nous incombe dans les performances de l’équipe lors de la Coupe du monde 1994 aux États-Unis, considérons qu’il est inacceptable de répéter les erreurs commises précédemment par la Fédération de football – erreurs d’organisation, manipulations financières, soutien logistique insuffisant à l’équipe, qui ont déjà eu plus d’une fois un impact négatif sur la qualité des performances de l’équipe.

Nous savons que Pavel Sadirine est un bon entraîneur de club, mais l’équipe nationale est autre chose : ce qui nous préoccupe surtout aujourd’hui, c’est le processus d’entraînement et les méthodes de préparation de l’entraîneur de l’équipe nationale Sadirine, qui, à notre avis, ne correspondent pas au niveau de travail attendu par l’équipe de Russie. Le résultat obtenu par l’équipe nationale – atteindre la phase finale du championnat du monde de 1994 – est l’inertie de l’équipe créée par son ancien entraîneur Anatoly Byshovets pour le championnat d’Europe de 1992.

Nous pensons que :

1. Anatoly Byshovets devrait, de droit, travailler avec l’équipe nationale russe de football et la préparer pour la phase finale de la Coupe du monde de 1994 aux États-Unis.

2. Les conditions des récompenses matérielles pour la participation à la phase finale du championnat du monde doivent être modifiées.

3. Le soutien logistique à l’équipe nationale doit être amélioré immédiatement.

(s) Joueurs de l’équipe nationale russe de football : Nikiforov, Karpine, Ivanov, Yuran, Shalimov, Dobrovolsky, Kolyvanov, Onopko, Khlestov, Kiryakov, Kanchelskis, Mostovoï, Salenko, Kulkov.

Conséquences immédiates

La lettre est en possession de Tarpichtchev dès le lendemain, 18 novembre, mais il faut attendre le 4 décembre pour que le président Koloskov en reçoive une copie. Trois jours plus tard, une réunion exceptionnelle est organisée avec le comité exécutif de la RSF, lequel confirme que les demandes des “refuzniksiiiseront ignorées. Sadirine est maintenu dans ses fonctions alors que la question logistique est reportée à une future date.


Vyacheslav Koloskov, Shamil Tarpichtchev, Mikhail Gershkovich (membre de la Fédération), et Pavel Sadirine.

Noël 1993 voit les sept refuzniks en conférence de presse au Ministère des Affaires étrangères, en compagnie du président du Comité olympique russe Vitaly Smirnov, de Tarpichtchev, d’Aleksandr Tukmanov, alors vice-président de la RSF, et de Boris Ignatiev, adjoint du sélectionneur.

Les septs refuzniks avec Tarpichtchev et Smirnov au milieu.

Tukmanov confirme la présence de Sadirine comme sélectionneur tout en notant que “les plaintes sur les aspects financiers et organisationnels sont justes.”

A la suite de cette conférence, Oleg Salenko, futur Soulier d’or 1994, devient le premier jouer à retirer sa signature, avant que plusieurs joueurs ne prennent sa suite.

Sur les quatorze joueurs ayant signé la lettre, sept ne seront pas de l’aventure, dont Andrei Ivanov, qui avait retiré sa signature en début d’année 1994.

Cette lettre privera également Igor Kolyvanov, Sergei Kiriakov, Andrei Kanchelskis, et Vassili Kulkov de la moindre Coupe du monde. Ces quatres joueurs n’avaient pu vivre le dernier tournoi de l’Union Soviétique, en 1990, et ne seront plus dans les plans de la Sbornaya quand elle sera du voyage suivant en 2002.

Quant à Sadirine, son passage à la tête de la sélection s’arrêtera après l’inutile victoire contre le Cameroun (6-1) qui ne peut empêcher l’élimination au premier tour du Mondial 1994. Ni les joueurs, ni le coach ne seront donc sortis vainqueurs de cette querelle.

Voilà comment est ainsi traitée cette affaire dans les médias. Néanmoins, une recherche plus profonde semble dire que derrière cette histoire traîne un contentieux entre plusieurs entraîneurs, lequel aura privé la sélection russe d’une poignée de joueurs talentueux.

Une affaire cachant un conflit entre coachs ?

En décembre 2013, vingt ans après les faits, Oleg Salenko sera interrogé sur cette histoire et révèlera que la lettre fut écrite et signée sous la direction d’Anatoly Byshovets, refusant néanmoins de donner les noms des joueurs qui l’avaient écrite.

Sa version des faits est que l’équipe était opposée à la Fédération sur les questions logistiques et financières, que la conférence de presse de Noël 1993 avait en partie réglées. La lettre était alors une feuille blanche sur laquelle quatorze joueurs avaient signés, Byshovets n’étant pas mentionné.

Cette version est confirmée par Boris Ignatiev qui estime que Byshovets était bien derrière cette lettre, car il souhaitait entraîner les joueurs qu’il avait déjà connu avec l’URSS et la CEI.

Pour Sergei Khoussaïnov, ancien arbitre et administrateur au sein de la Sbornaya au moment des faits, Sadirine perdit son vestiaire en refusant de s’opposer aux propos de Koloskov après la défaite contre la Grèce. Dans des situations similaires en 1990 et en 1992, les sélectionneurs Lobanovskiy et Byshovets s’étaient rangés du côté des joueurs, ce que ne fit pas Sadirine. Cela expliquerait le soutien de Byshovets aux joueurs vis-à-vis d’un Sadirine désavoué.

Byshovets et Lobanovskiy.

Byshovets, lui, prétend qu’Oleg Romantsev, qui prendra la tête de la sélection après la Coupe du monde 1994, était le véritable cerveau derrière la lettre. Il note que l’intégralité des joueurs jouant au Spartak Moscou, club alors coaché par Romantsev, désavouèrent leur décision et jouèrent la Coupe du monde. Selon lui, un accord fut signé entre le Spartak, son coach, et ses joueurs avec la RSF, assurant la présence des joueurs du Spartak aux Etats-Unis contre la certitude d’avoir le coach spartatchi pour l’après-Coupe du monde.

Selon Igor Dobrolovski, l’un des joueurs impliqués, la feuille blanche d’Igor Salenko est un mensonge. Dobrolovski confirme néanmoins la version de Khoussaïnov : Sadirine avait perdu son vestiaire en se taisant face à Koloskov. Il prétend également que la volonté de changer le coach était manifeste. Si le nom d’Anatoly Byshovets fut celui qui termina sur la feuille, celui d’Oleg Romantsev fut également cité.

Un pays pas prêt pour l’économie de marché

La sélection connaitra un nouvel épisode controversé à l’Euro 96, quand certains joueurs, dont Igor Shalimov et Igor Dobrolovski, critiqueront la Fédération pour des raisons monétaires liés aux bonus. Nikita Simonyan, ancien joueur et sélectionneur, devenu haut responsable à la RSF, dénoncera “le Comité d’État sur l’état d’urgence du footballiv” et traitera les joueurs de “pourritures”.

Comment expliquer que l’équipe nationale russe, de 1990 à 1996, ait connue un conflit d’ordre monétaire durant chaque compétition ?

Il faut chercher dans la politique. Avant l’avènement de Vladimir Poutine, la Russie est une immense cacophonie : un pays financièrement exsangue où le crime est partout, la nourriture nulle part, et l’instabilité politique omniprésente. Une petite élite, les « oligarques », prend possession de ressources immenses pour un prix dérisoire, rachetant à tour de bras les actions des Russes, éduqués à l’économie socialiste planifiée de l’URSS, dans les entreprises les plus importantes du pays. L’Union indestructible des républiques libresv est devenu une ruine, la population revit les heures les plus éprouvantes du stalinisme à travers la thérapie de choc du président Boris Eltsine.

L’image forte de la crise constitutionnelle de 1993 : le président Eltsine fait tirer au canon sur le siège du Parlement russe.

Cette instabilité s’applique aussi aux joueurs, même si leur statut de sportif en fait des privilégiés, y compris ceux qui n’ont pas cédé aux sirènes de l’étranger. Le contrat Reebok, qui s’oppose à ceux signés par les joueurs, est une manœuvre malhabile de la Fédération pour remplir les caisses. Sur de nombreux points, le football russe est en retard sur ce qui se fait dans le reste de l’Europe. Le camp d’entraînement à Novogorsk n’a pas de chauffage, forçant les joueurs à dormir avec leurs manteaux… Les exemples de ce genre ne manquent pas et il ne fait pas de doute que la Sbornaya de 1993 était loin des standards européens. Le décalage était encore plus évident pour les joueurs qui avaient découvert le monde du football professionnel ouest-européen à la pointe de la modernité.

Voilà ce qu’est vraiment la Lettre des Quatorze : une des nombreuses rencontres douloureuses entre le système néolibéral mis en place par l’Occident et une Russie sortant de plus d’un demi-siècle de communisme. Si ses conséquences (une piteuse élimination en poules de la Coupe du monde 1994), ne furent pas pas des plus graves, cette histoire est une très parlante métaphore de la Russie des années 90, la décennie qui sépare l’Union Soviétique de Vladimir Poutine, une période charnière pour le Grand Ours qui est essentielle pour mieux comprendre les enjeux russes actuels.

L’objet de la discorde.

i Après la stagnation brejnévienne, les tentatives de réformes de Mikhaïl Gorbatchev, couplée à d’autres facteurs, vont faire exploser les séparatismes au sein de l’Union et aboutiront, le 25 décembre 1991, à la dissolution officielle de l’URSS.

ii Cette résolution, adoptée le 30 mai 1992, exige des membres de l’ONU qu’ils appliquent de nombreuses sanctions envers la République fédérale de Yougoslavie, celle-ci ne comprenant alors plus que la Serbie et le Monténégro. Parmi les sanctions, l’interdiction de représentations yougoslaves à des manifestations sportives internationales prive les Plavi de l’Euro 92, de la Coupe du Monde 94, ainsi que de l’Euro 96.

iii Les refuzniks étaient les Soviétiques, principalement juifs, dont le visa d’émigration était refusé par les autorités.

iv Le Comité d’État sur l’état d’urgence est un groupe de huit fonctionnaires soviétiques qui tentèrent un coup d’État en août 1991. Ce dernier échoua et accéléra en fait le processus de dislocation de l’Union Soviétique.

v “Union indestructible des républiques libres” est le premier vers de l’hymne de l’Union Soviétique.

19 réflexions sur « La Lettre des Quatorze, symbole de la Russie des années 1990 »

  1. Anatoly Byshovets, un peu oublié dans le Panthéon ukrainien parce qu’il opère un peu avant le grand Dynamo des années 70 mais superbe joueur. Son Mondial 70 où il plante 4 buts est très bon.

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      1. Merci !

        Ce sujet a été évoqué dans les médias russes (logique) et c’est tout… J’ai trouvé un blog anglophone qui l’évoque sans rentrer dans le détail mais à part ça, je me demande si ce n’est pas une première de par nos contrées.

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      2. Exact ! Sujet original bien servi par la forme. Et la touche de nostalgie stalinienne confirme qu’il s’agit bien d’Alpha 😉

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      3. De lettre du Kremlin à lettre des Quatorze, il y a des traditions qui ne se perdent pas à Moscou…

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  2. La Russie vit encore pendant une décennie sur les acquis soviétiques. En foot, elle ne rate finalement que le Mondial 98. En Basket, elle réussit à être deux fois finalistes du mondial dans les 90′. Sans immense star mais un bon collectif.
    Et au hand, elle est championne olympique 2000 et du monde en 93 et 97. Ce sera bien plus compliqué dans ce sport par la suite. La Russie n’est plus une nation forte du hand.
    En basket, y a eu une éclaircie avec la génération Kirilenko. Euro 2007 et quelques bronzes mais rien à voir avec la période soviétique. Et au foot, mise à part 2008…
    Connais moins mais au volley, il me semble que le niveau s’est maintenu. Au hockey, ça reste très fort mais la Russie n’a jamais été championne olympique quand les joueurs NHL étaient disponibles. Soit depuis Nagano jusqu’à Sotchi. Alors que les Tchèques et les Suédois l’ont fait. Souvent décevante l’equipe russe.
    Les deux derniers J.O n’acceuillaient pas les joueurs NHL. Niveau plus bas forcément.

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  3. Revenir (trop) rapidement sur cet article, j’ai des souvenirs très favorables du Spartak de la première moitié des 90’s. Et alors tant de joueurs vraiment qualitatifs.. C’est pas le plus connu, mais un Onopko avait le niveau continental. Et Nikiforov fut un tueur tout le long des 90’s, joueur vraiment dominant. A défaut de points, il méritait au moins une citation parmi les très, très bons défenseurs des 90’s.

    Ces deux-là + des Kanchelskis, Mostovoï, Karpin.. Je ne sais plus quels autres noms de joueurs j’ai vus passer : y avait vraiment de quoi faire, le talent ne manquait absolument pas.

    Du Spartak de Romantsev, déjà dit : la qualification de l’Antwerp face à eux en demi de C2 93 fut vraiment très, très flatteuse……..et ils auraient donné énormément de mal à Parme en finale – bien plus que l’Antwerp, c’est incontestable.

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    1. Oui, le Spartak est une très belle équipe dans les années 90. J’avais fait un texte qui parlais des dernières heures du foot soviétique. Dont le demi-finale de c1 du Spartak en 91, où ils avaient sorti Naples et le Real.

      https://www.pinte2foot.com/article/__trashed-4

      Nikiforov, une frappe de mule. Il me semble qu’ils avaient fait une phase de poule parfaite en 96, avant de sortir en quart face à Nantes.
      Et sinon, mes derniers souvenirs positifs du Spartak, c’est la génération Titov, Tikanov, le Brésilien Robson. Vers la fin des 90′-debut 2000. Pas une sinécure de jouer là-bas.
      Un mec que j’aimais beaucoup était Tsymbalar. J’ignore pourquoi il n’a jamais été testé en Europe de l’Ouest..

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  4. Le temps d’une seconde lecture.

    Au-delà d’un clash qui fût propre à l’URSS agonisante, ce qui est ici à l’oeuvre me paraît être du déjà vu sous bien des latitudes, en tout cas pour ce qui est de ce « contrat Reebok ». Qu’on remplace tous ces « …-ov » par des « van-… », et ce que l’on voit là tient fondamentalement, pour le volet afférent aux contrats de sponsoring voire la question des primes, à des situations déjà vues aux Pays-Bas 20 ans plus tôt ; il y a du Portugal 86 voire Belgique 1970 aussi pour les questions logistiques……….et même du néerlandais 70’s et 88 pour ce qui est d’intrigues présidant au sélectionneur.

    Le truc, avec ces Soviétiques : c’est probablement qu’ils auront longtemps été prémunis de ces conflits – tout du moins sur la question des libertés (et donc des divergences) de contracter. Et soupçonner (voire +) que le prix à payer de la sédition n’était plus le même que sous un Brejnev, quoique : on serait parfois étonné.

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