José Padrón, des Canaries à la Bataille de Paris

Il y a quelques jours, Paris fêtait le 80e anniversaire de sa libération. Parmi les héros de la Bataille de Paris, membre de la 2e division blindée, un footballeur anarchiste espagnol au destin singulier, José Padrón.

Comment un anarchiste comme El Sueco Padrón peut-il évoluer cinq années durant avec l’Español[1] dans le Barcelone des années 1920 ? Il faut imaginer ce qu’est alors « la Ville des prodiges[2] », une cité effervescente où germent déjà les graines de la guerre civile. Miguel Primo de Rivera est au pouvoir, soumettant le pays à un régime dictatorial à la suite du coup d’État fomenté depuis Barcelone en 1923. Fort et faible à la fois, Primo de Rivera ne parvient pas à contenir l’agitation violente opposant les groupes régionalistes catalans, les communistes, et les anarchistes aux franges dures des royalistes et des nationalistes séduits par le modèle fasciste italien. Ces antagonismes trouvent un prolongement naturel sur les terrains de football, un des sommets étant atteint lors d’un Barça-Español à Les Corts fin 1924 au cours duquel éclatent des rixes entre les supporters blaugranas de la Penya Ardévol, séparatistes catalans pour la plupart, et ceux des Blanquiazules de la Peña Ibérica, des nationalistes espagnols exaltés. 

Un classement officieux le positionne au 34e rang dans l’histoire des joueurs du RCD Espanyol. Peut-être aurait-il été mieux classé s’il était resté plus longtemps avec les Pericos.

José Padrón a 18 ans quand il découvre pour la première fois Barcelone à l’occasion d’une tournée du Real Club Victoria, lointain ancêtre de l’UD Las Palmas sur l’île de Grán Canaria. Ses prestations contre le CE Júpiter et le CE Sabadell suscitent l’intérêt des clubs locaux mais c’est l’Español qui rafle la mise en 1925 lors d’une visite aux Canaries. S’affairant depuis son adolescence dans le port grouillant de Las Palmas, où on l’affuble du surnom de Sueco (Suédois) parce qu’il travaille pour la Compañia Escandinava de las Canarias, Padrón s’éloigne du peuple des débardeurs pour goûter à l’univers du football professionnel. Sans doute cette jeunesse passée à transpirer pour une misère éveille-t-elle sa sensibilité aux combats du prolétariat. À Barcelone, il épouse la cause libertaire en devenant sympathisant du syndicat anarchiste CNT, la Confederación Nacional del Trabajo. Quelqu’un lui a-t-il dit qu’un des commanditaires présumés de l’assassinat de Salvador Seguí, un des leaders charismatiques de la CNT, appartient à la Peña Ibérica ? Club des ouvriers et proche de la CNT, le CE Júpiter aurait sans doute mieux correspondu aux idéaux d’El Sueco que l’Español.

Avec le maillot du RC Victoria.

Mais puisqu’il évolue avec les Blanquiazules, c’est sous le regard des supporters nationalistes du RCDE qu’il démontre son talent d’ailier ou inter gauche. Petit gabarit vif et technique, les jambes exagérément arquées, on dit de lui qu’il peut déséquilibrer une défense d’un dribble ou d’une passe. Aux côtés de Ricardo Zamora, Ricardo Saprissa, Pere Perico Solé, il contribue à entretenir l’espérance de grandeur des aficionados de l’Español, un club déjà distancé par le FC Barcelone. Pour entretenir l’illusion, les dirigeants pericos organisent une grande tournée en Amérique du Sud en 1926, une odyssée de trois mois à travers le continent durant laquelle Padrón se frotte à quelques-uns des meilleurs défenseurs ou milieux du monde comme Luis Monti, Ludovico Bidoglio, Ramón Muttis, Fernando Paternoster, Antonio Urdinarán, José Andrade, Ulises Poirier…

Solidement installé parmi les titulaires de l’Español, il connaît sa grande année en 1929. Sacré en championnat de Catalogne en interrompant une décennie de règne du Barça, il participe à la première Liga de l’histoire et triomphe en Copa del Rey face au Real Madrid dans un stade de Mestalla transformé en pétaudière par les pluies diluviennes[3], la violence contagieuse des joueurs (cinq expulsions dont Padrón), et les débordements de la Peña Iberica dans les gradins. Il découvre dans la foulée la sélection espagnole et entre définitivement dans l’histoire à l’occasion du match Espagne-Angleterre du 15 mai 1929. Devant 50 000 Madrilènes accourus au Metropolitano, la furia roja emporte les professionnels anglais (4-3) jusqu’alors invaincus sur le continent. Un triomphe populaire et médiatique pour José Padrón, « un Padrón des grands soirs, dribblant et étourdissant les milieux et défenseurs anglais » selon El Mundo Deportivo.

« Final del agua ». El Sueco est le 4e joueur en partant de la gauche, regardant sur le côté.
Avec la Roja, 3e en partant de la gauche.

L’histoire d’El Sueco avec l’Español s’achève à la fin de l’année 1930. Les avis divergent quant aux motifs de rupture : certaines sources prétendent que les écarts disciplinaires avérés de Padrón et son équipier Martí Ventolrá les marginalisent. D’autres thèses considèrent qu’il fuit une ville dangereuse après la chute de Primo de Rivera et l’établissement de la Seconde République, leur militantisme les exposant aux représailles des Carlistes au moment où le trône d’Alphonse XIII vacille. La réalité est probablement plus prosaïque : l’Español peine à rétribuer ses cracks – Zamora signe au Real Madrid à la même période – et le duo Padrón-Ventolrá se laisse séduire par les propositions financières du Sevilla FC, en seconde division. El Sueco n’y brille pas, joue peu, et en 1933, toujours avec Ventolrá, il effectue son retour à Barcelone dans les rangs du Barça. Une saison en pointillés pour Padrón qui porte à nouveau les couleurs de l’Español le temps de quelques matchs du Championnat de Catalogne. En 1935, alors qu’il n’a pas 28 ans, il annonce son retrait des terrains et n’apparaît plus qu’à l’invitation de son ami Pepe Samitier pour des matchs entre anciennes gloires.

Pourtant à l’automne 1935, il renoue avec la compétition, à Alès, en 1re division française où les journalistes de L’Auto relèvent à plusieurs reprises sa classe. Il se trouve en France quand éclate la guerre civile espagnole en juillet 1936. Contre toute attente, il choisit de ne pas combattre au sein des forces républicaines. Une énigme, aujourd’hui encore. Il poursuit sa carrière dans l’Hexagone, allant de club en club[4], et les comptes rendus de L’Auto attestent de sa présence en France jusqu’à la fin du mois de mai 1944[5].

Avec l’AS Cannes 1936-37, accroupi, quatrième en partant de la gauche.
Toujours quatrième en partant de la gauche.

La suite est confuse et la manière dont il rejoint la Nueve, la 9e compagnie de la 2e division blindée du général Leclerc, relève de conjectures. Peut-être son appartenance à un réseau de résistance et les connexions entre membres du POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista) et du PCF lui permettent-elle d’intégrer la Nueve, pour l’essentiel d’anciens combattants républicains espagnols, dont de nombreux libertaires. Avec ses compagnons d’armes, il débarque à Utah Beach le 1er août 1944 et peut revendiquer sa participation à la libération de Paris trois semaines plus tard. Après la guerre, il s’établit définitivement en France et milite au sein du PCF. José Padrón ne remettra jamais les pieds en Espagne, pas même sur la terre de ses Canaries natales ni à Barcelone quand Pepe Samitier l’y invitera pour l’inauguration du Camp Nou. Jusqu’à sa mort, à Paris en 1966, il s’interdira de revenir dans ce pays de pénitents, refusant toute compromission avec le gouvernement franquiste.


[1] Le Real Club Deportivo Español ne catalanise son nom qu’à la fin des années 1990.

[2] Titre du roman d’Eduardo Mendoza brossant les transformations de Barcelone entre les expositions universelles de 1888 et 1929.

[3] Match connu sous le nom de « la final del agua ».

[4] Champion de France 1938 avec le FC Sochaux en disputant une dizaine de matchs et en marquant deux buts.

[5] Cela contredit l’article de Marca https://www.marca.com/futbol/2016/12/08/58485653e2704e2c768b45a9.html de 2016 affirmant qu’il participe aux combats de la 2e DB en Afrique dès 1943.

16 réflexions sur « José Padrón, des Canaries à la Bataille de Paris »

  1. Redoutablement bien construit est l’article qui anticipe les questions qu’il suscite…car moi aussi je me demandai, à mesure que je le lisais, pourquoi il n’avait signé au Jupiter??

    Compliqué de se représenter ce genre de vie, rien que le parcours du joueur (ce sont tes photos qui font tilt) tient du journeyman, je reproduis cela ici :

    …-1933 Séville FC 25 (5)
    1933-1934 FC Barcelone 8 (3)
    1934-1935 Español de Barcelone
    1935-1936 Olympique alésien 21 (4)
    1936-1937 AS Cannes 17 (4)
    1937-1938 FC Sochaux-Montbéliard
    1938-1939 FCO Charleville
    1940-1941 Red Star Olympique
    1941-1943 Stade de Reims
    1943-1944 ÉF Clermont-Auvergne

    Sacrée bougeotte..et puis quel tour de France aussi.. Je présume que, de la sorte, il ne put probablement rien bâtir de bien solide jusqu’à ses 40 ans..??

    Une belle découverte, inimaginable derrière le parcours tout ce qu’il y a de plus estimable, merci!

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    1. De la même manière que le choix de l’Español est contre nature, jouer au Sevilla FC plutôt qu’au Betis interroge. L’explication tient sans doute à l’argent. À titre d’exemple, il quitte momentanément Séville à la suite d’un désaccord sur le paiement d’une prime. Il n’y revient qu’avec la promesse qu’elle sera bien honorée. Aucun jugement ici à propos d’un homme venu d’un milieu modeste, désireux de ne pas se laisser faire. Et peut-être cet argent servait il à améliorer le quotidien des siens aux Canaries.

      Ceci dit, j’aurais aimé savoir comment vivait le vestiaire de l’Español, avait-il des affinités avec Zamora au profil conservateur ?

      Tu parles de construction après 40 ans ? Difficile à dire car je pense qu’il vit dans un total anonymat après la guerre, n’intéressant personne en France et encore moins dans l’Espagne de Franco (hormis peut être les services secrets !). Même en activité, la presse française lui témoignait un intérêt mesuré. Qu’un international espagnol signe à l’Olympique d’Alès fait 3 lignes dans L’Auto ! Après guerre, mettre en avant un Espagnol de la Nueve, ce serait atténuer la portée d’un récit glorifiant le rôle des Français de la 2e DB dans la libération du pays ! Bref, il disparaît de la sphère médiatique et il faut la curiosité d’un journaliste espagnol au début des années 2000 pour obtenir quelques informations sommaires sur Padrón. Il découvre qu’il militait au PCF, en rupture manifeste avec l’anarchisme, et qu’il est mort célibataire à Paris en 1966. Faute de famille à contacter, ses investigations s’arrêtent là.

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      1. Pour les soldats de la Nueve, « Leclerc n’était pas un général français. C’était un véritable général républicain espagnol, comme ceux qui nous commandaient pendant la guerre contre les franquistes ». (Luis Royo Ibañez, soldat de la Nueve)

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      2. Certains anarchistes de la Nueve voulaient appeler leurs chars Buenaventura Durruti. Mais ça n’a pas été accepté par le commandement français.

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  2. Et sur la photo de groupe, la première donc : est-il là quelque part?

    Que de turbulences, tiens : loin de moi de maîtriser votre Histoire, mais comment fit-il (pour peu qu’il le fît?) pour, comme joueur manifestement espagnol, et politiquement connoté et identifiable, passer du Nord (Red Star, Reims..) au Sud (Clermont) de la zone de démarcation??

    Et en zone occupée : pas plus emmerdé que ça?? La fragilité de ce destin, a priori..

    Tu rapportes certes qu’on sait bien peu de choses de lui, faute de descendance..mais je tente ma chance, quid?

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    1. La ligne de démarcation n’a existé que jusqu’au 11 novembre 1942, quand les Allemands ont envahi la zone Sud en réponse au débarquement allié en Afrique du Nord trois jours plus tôt. Même avant, ce n’était pas le mur de Berlin : on pouvait passer avec l’Ausweis qui allait bien… ou bien par des chemins détournés.

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  3. Ma chère maman, qui avait déjà l’âge de raison et se souvient fort bien des événements, a donc vu sans le savoir Padrón passer devant elle avec la Nueve en vallée de Chevreuse, la veille de la libération de Paris.

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