Izquierda Unida – Le Poulpe ne répond plus

Au printemps 1984, le Betico Rafa Gordillo vient d’être élu meilleur joueur de la Liga. Ce choix est incontestable. Gordillo le gaucher demeure une énigme. Comment ce corps, franchement grassouillet, peut aligner les aller-retours sur son côté gauche sans jamais imploser ? La vérité est que derrière les bourrelets, bat le cœur d’un véritable décathlonien, au souffle aussi imperceptible que celui d’un spectre. Les chaussettes baissées les plus fameuses d’Andalousie font l’objet d’une cour effrénée de la part du Barça et du Real depuis plusieurs années. Gordillo fait la sourde oreille et préfère les pas de danse de Gaby Calderón et de Julio Cardeñosa. A chaque offre des mastodontes de la Liga, c’est lui qui demande à ses dirigeants d’en exiger plus…

Miguel Muñoz le tient en haute estime et Gordillo est, avec Arconada, le premier nom qu’il coche dans ses compositions. Comme le souligne le vieux technicien, « les footballeurs comme Gordillo, Camacho ou Santillana, de vrais pur-sang, nous devons les choyer tant qu’ils peuvent se tenir debout. Parce que quand ils entrent sur un terrain, ils mettent tout ce qu’ils ont à l’intérieur. » Muñoz, pas né de la dernière pluie, sait que la tâche qui attend sa Roja en France est immense. Les chiffres sont implacables. L’Espagne n’a rien fait depuis 20 ans et son Euro victorieux à domicile…

Les cheveux blancs de Muñoz

Les matchs amicaux en vue de l’Euro n’augurent rien de bon. Un football terriblement fade, sans imagination qui donnent l’impression que Muñoz ne sait pas où il va. Et pour ne pas changer les bonnes vieilles habitudes, la préparation à Sotogrande est bâclée. Les joueurs se retrouvant à s’entraîner sur des terrains de polo… Ultime note négative, dans une atmosphère qui n’invite guère à l’optimisme, Polí Rincón, le détonateur du groupe, se blesse. Le jeune Emilio Butragueño est appelé pour faire le nombre.

Le premier match de la compétition, à Saint-Etienne est raté dans les grandes largeurs. La Roumanie n’est pas un adversaire à prendre à la légère, les champions du Monde italiens peuvent en témoigner, mais passée l’ouverture du score sur penalty de Carrasco, la Roja ne propose plus rien. Crispée, attentiste, la défense espagnole laisse Marcel Coras s’introduire dans sa surface comme dans du beurre jusqu’à l’égalisation ô combien méritée de Laszlo Bölöni. Un nul concédé à l’adversaire considéré comme le plus faible du groupe, Muñoz admet être très inquiet pour la suite…

Le Portugal ayant également fini sur un nul face à la RFA, le derby ibérique à Marseille revêt une importance capitale. Elle fait peur cette génération portugaise, après des années d’éclipse. Le scalp de l’URSS, les dribbles chaloupés de Chalana, le sens du but de Nené, la moustache de Manuel Bento… Muñoz change pour l’occasion son fusil d’épaule. Il place trois arrières de gauche de formation, Julio Alberto, Camacho et Gordillo dans le onze ! Mais les signes d’amélioration sont minimes jusqu’à la moitié de la seconde période puisqu’Antonio Sousa a ouvert le score pour son équipe. L’entrée de Sarabia donne à l’équipe l’étincelle et la profondeur dont elle a désespérément besoin. Pour la première fois dans cet Euro, la Roja joue bien… Se crée des occasions face à une défense portugaise qui ne cesse de reculer. Le but du vieux Carlos Santillana récompense cette seconde période plus enjouée mais il faudra faire bien plus face à une RFA qui n’a besoin que d’un nul pour accéder aux demi-finales…

Digne de Francesco Toldo…

Le Pays Basque a fourni à l’Espagne quelques-uns de ses plus beaux derniers remparts. Ignacio Eizaguirre, Carmelo Cedrún, José Ángel Iribar, le plus fort évidemment. Et Luis Arconada… Mais si la légende de la Real Sociedad a réussi à imposer sa patte sur l’histoire de la Liga, il n’en est pas de même au niveau international. Son Mondial 1982 a laissé des cicatrices encore béantes. Lui aux mains généralement si sûres et aux réflexes étonnants, s’était montré craintif, empoté comme rarement. Quel sort avait été jeté sur celui que l’on surnomme affectueusement le Pulpe ? Le 20 juin, au Parc des Princes et devant les yeux d’un juvénile Triple G, Arconada va empoigner le destin et réaliser la première de ses trois prestations françaises mémorables. Toutes seront décisives…

La RFA ? Le souvenir d’une Roja impuissante au Bernabéu deux ans auparavant. A Paris, l’issue de la rencontre paraît suivre un chemin identique. L’Allemagne, bien meilleure techniquement et tactiquement, prend d’entrée le contrôle du ballon. Matthäus, Rummenigge, Allofs, Völler et Littbarski rendent chèvre une base arrière espagnole qui ne doit sa survie qu’à un Arconada en état de grâce. Et quand ce n’est pas le Basque, ce sont ses poteaux qui se chargent de l’affaire par trois fois. Peu à peu, la Roja se rebiffe mais semble avoir laissé passer sa chance quand le penalty de Carrasco finit sa course dans les bras de Schumacher… Perdu pour perdu et sachant qu’au même moment, le Portugal menait face à la Roumanie, l’Espagne tente son va-tout en seconde période. Énergie du désespoir et stérilité jusqu’à la 89e minute où le blondinet Maceda catapulte de la tête un centre de Señor ! Stupeur au Parc des Princes, ce sont finalement les Allemands qui font leurs valises…

Une nouvelle fois, en demi-finale face au Danemark, l’Espagne n’est pas favorite. Mais aux grands hommes, les grands rendez-vous… N’ayons pas peur des mots. Ce que réalisa Arconada ce soir-là est digne des plus grandes prestations de gardien. Une Toldo avec 16 ans d’avance… Alors oui, allongé au sol, il ne peut rien sur l’ouverture du score à bout portant de Lerby. Mais encore, faut-il voir sa claquette en pleine lucarne sur une tête d’Elkjaer, deux secondes auparavant… Pris à froid dès la 6e minute, les Espagnols repartent immédiatement au combat. Pour une rencontre d’une grande intensité qu’Arconada va survoler de sa classe. Un chassé-croisé haletant, rugueux qui voit à nouveau Muñoz sortir Sarabia de son chapeau en seconde période. Ce même Sarabia qui lance la contre-attaque aboutissant à l’égalisation du nouveau goleador maison Maceda ! Les prolongations, légèrement à l’avantage de la Roja, ne donnant rien, le bison Elkjaer s’avance pour son penalty et l’envoie sur la lune. Au tour de Manu Sarabia. Il a gagné récemment sa deuxième Liga consécutive avec l’Athletic. Muñoz en a fait son joker, il a la confiance du groupe, il se sent prêt. Une frappe sèche du pied gauche à mi-hauteur plus tard, l’Espagne est en finale… Dans les vestiaires, l’équipe enlace Arconada à qui elle doit tant. Une finale que ne vivra malheureusement pas Gordillo, suspendu pour un vieux carton jaune stupide face à Malte dans son antre de Villamarín. El Gordo, avachi, regarde brièvement son gardien et sourit enfin. ¡ No pasa nada, tenemos a Arconada !

Une expression française

Près de 48 000 personnes s’agglutinent au Parc des Princes pour le couronnement programmé du Carré Magique. Platini a déjà huit buts à son compteur et les Bleus mettent une pression d’enfer dès le coup d’envoi. Sérieusement diminuée par l’absence de trois de ses principaux piliers, Gordillo, Maceda et Goikoechea, l’Espagne plie mais ne rompt pas. Gallego et Carrasco mettent des coups et voient jaune mais la meilleure occasion de la mi-temps revient à une tête de Carlos Santillana sauvée sur sa ligne par Patrick Battiston. La Roja accrocheuse est dans son match, Platini subit un marquage musclé de la part de Camacho et les tribunes parisiennes commencent à transpirer à grosses gouttes. Jusqu’à un coup franc bien placé que le Roi Platini affectionne particulièrement. La suite est connue. Une frappe mollassonne, une ballon qui glisse sous le ventre d’Arconada, sa tentative désespérée de réparer sa bourde. Une expression française était née…

Lucky Luke Bellone plantera la deuxième banderille en fin de match. Et l’Espagne se souviendra longtemps de la course de Ricardo Gallego pour récupérer le ballon, tête baissée, comme absent de la scène… Parti de zéro, Miguel Muñoz a certainement accompli sa plus belle oeuvre cet été là. La peine est immense mais cette génération peut enfin se regarder dans une glace. Elle mettra à nouveau la Danish Dynamite à genoux, deux ans plus tard au Mexique, pour le jour de gloire du Buitre. Un événement que ratera Gordillo, blessé et décidément fâché avec les Mondiaux. Quant à Arconada, il jouera ses derniers matches en sélection en 1985, remplacé maladroitement dans les cages par Zubí, poursuivi par les fantômes du Parc dans les moindres de ses silences… L’historiographie du sport ayant ses tronches, l’Espagne 1984 est passée sous les radars depuis longtemps. N’ayant pas vécu en direct la compétition, j’ai mis un moment à l’apprécier à sa juste valeur. Considérant qu’elle avait spolié le Danemark en allant en finale. Mais quand on se colle devant le match, le tableau apparaît soudainement sous un jour nouveau… Les Santillana, Camacho, Maceda, à la carrière malheureusement écourtée, méritaient bien quelques lignes. Même le Lobo Carrasco, si pitoyable dans ses talk-shows de vieux aigris avec Paco Buyo. Et que dire de Rafa Gordillo que quelques amis d’enfance beticos m’ont laissé indéfiniment en héritage. Cette Roja avait une multitude de défauts mais avait une qualité dont semblent complètement dénuées les générations récentes du foot espagnol. Cette Roja avait du cœur…

19 réflexions sur « Izquierda Unida – Le Poulpe ne répond plus »

  1. Gordillo, pour ceux qui s’en souviennent, ce n’était pas le plus élégant des joueurs, ses chaussettes souvent baissées n’arrangeaient rien, mais quel volume de jeu sur son côté gauche, quelle combativité… Un peu oublié hors d’Espagne, il demeure un héros au Bernabéu et surtout au Benito Villamarín où son seul concurrent en termes de popularité est Joaquín. Et ce n’est que justice : quand il quitte le Betis en 1985, il ne signe au Real qu’à la condition que le président Mendoza verse une indemnité alors qu’il est en fin de contrat et libre. Il revient au Betis pour le faire remonter en Liga à 38 ans. Et quand le mégalo Ruiz de Lopera laisse le club empêtré dans difficultés judiciaires et financières et que personne ne veut reprendre le club, il accepte de prendre la présidence en intérim, le temps de stabiliser la situation. Un pur Bético !

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    1. J’adore Joaquin. On a quasiment le même âge. Il est né au Puerto Santa Maria que je connais très bien. Mais je place Gordillo au-dessus dans l’histoire du Betis. Joaquin a ses deux Coupes, une qualification en Champions et un style inoubliable. Gordillo n’a pas de palmarès avec le Betis puisqu’il est absent ded compos lors de la Coupe 77, pour avoir joué avec la filiale, mais Rafa est allé beaucoup plus haut.
      Gordillo est en sélection de 78 à 88 et les 7 premières le sont en tant que Betico. Et il a été pendant quelques saisons un des meilleurs joueurs européens. Ce qui n’a jamais été le cas de Joaquin.

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      1. D’ailleurs Del Sol et Gordillo ont fini par rejoindre la direction du Betis après leur carrière. Ne manque plus que le 3eme bijou de la formation betica…

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  2. Pour Arconada, cette erreur en finale est d’autant plus dure à avaler que le coup franc résulte d’une simulation de Bernard Lacombe. Peut être la meilleure action de Nanar au cours de cet Euro !

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      1. J’aimais beaucoup ce gardien d’une absolue sobriété. Entre l’échec de 1982 et sa bévue en finale de l’Euro, il aura vécu deux traumatismes, accentués par sa supposée sympathie pour les indépendantistes basques. L’origine de cette rumeur jamais établie me semble-t-il : le fait de jouer avec la Roja en portant les chaussettes de la Real Sociedad. Lui a toujours expliqué qu’il ne s’agissait que d’une superstition…

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      2. Perso, je le mets au pied du podium. Derrière le triumvirat Zamora, Casillas et Iribar. Mais devant Ramallets. Ce qu’il a fait avec la Real Sociedad et l’Espagne en 84 jouent en sa faveur.

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      3. J’étais du côté opposé à celui où il a sorti ses parades de fou en seconde mi-temps, mais c’était du grand art. Pas dans le genre devin ultra-serein que j’avais vu en Dino Zoff pendant France-Juventus 1980 – le match d’un gardien qui m’a le plus marqué vu des tribunes – mais plutôt un chat sauvage muni d’un don invincible pour l’anticipation. Schumacher, en face, n’avait pas été mal avec un péno arrêté et un coup franc joliment sorti de la lulu d’un poing sûr. Si seulement il avait réussi l’impossible qu’il a manqué d’un centimètre ou deux sur la tête de Maceda…

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      4. Triple G. Quel accueil en France pour Schumacher d’ailleurs ? L’épisode Battiston était encore frais…

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      5. Des sifflets pendant RFA-Espagne, mais rien de plus, même quelques bravos sur l’arrêt du penalty. Schumacher était déjà revenu en France deux mois avant lors d’un France-RFA amical (1-0) pour l’inauguration de la nouvelle Meinau. Là, l’accueil avait été franchement hostile. Schumacher en parle dans son autobiographie, il avait fait exprès d’aller s’échauffer devant le virage français, histoire de crever l’abcès.

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  3. Beaucoup aimé, merci!

    Je pensai d’abord que tu focaliserais sur Gordillo, type très peu mis en avant en Belgique quand j’étais gamin, où un Camacho avait bien plus les faveurs (..parce que Real??)! Et c’est vrai que Camacho était formidable, bien plus que Sanchis que je finis par trouver surfait.. Je me rappelle aussi de Chendo, bien que lui ne fût pas de l’Euro 84 je crois, bref : Gordillo dans tout ça, ben??? Eh bien c’est un joueur que j’ai découvert très tardivement, et encore.. : surtout parce que des puristes parlaient énormément de lui!!…………..et je ne comprends toujours pas comment j’ai pu passer si longtemps à côté d’un joueurs aussi énergique, tout pour (me) plaire, beau tempérament.. Un crack.

    Re-bref : tu embraies ensuite sur Arconada, l’un ou l’autre noms qui ne me disent sincèrement rien aussi : Maceda, oui, un peu, me rappelle l’avoir vu celui-là..mais Sarabia??? Aucun souvenir..et j’ai vu passer une autre nom tantôt (je vais relire), ben???

    C’est juste moi ou, comme tu me semblas le suggérer un peu quand je lisais ceci tantôt : les Espagnols aussi rendent au fond assez peu hommage à cette génération-là? Et, si oui : pourquoi?

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    1. Maceda avait tout pour devenir le pilier défensif de la Quinta. Il arrive au Real en 85, en même temps que Sanchez et Gordillo. Il était physique, pas dénué de technique et de caractère. Et était capable de scorer. Malheureusement son passage madrilène ne fut ponctué que de blessures. Mais il etait très fort.

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    2. Sarabia était irrégulier, mais quand il était bon, il était très bon. En conflit avec Javier Clemente lorque celui-ci était entraîneur de Bilbao, parce qu’il (Clemente) préférait les joueurs plus physiques, plus « guerriers ».

      Par contre, je trouve que Sanchís fils était un très bon joueur, assez élégant et avec un bonne technique (c’est pour cela qu’il a joué de 5 et de 6).

      Petit détail sur le texte (que je trouve très bon) : pour moi Gordillo (malgré son patronyme), n’était pas du tout grassouillet, je dirais plutôt déglingué.

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      1. Je crois bien que je ne connaissais pas du tout, faut dire qu’on ne voyait rien du foot espagnol en Belgique au tout début 80’s, les CEs certes..mais ils n’y brillaient guère, merci donc pour la compil.

        Espagne-Belgique 86, ça se joue à trois fois rien. Et je garde un souvenir favorable d’eux au premier tour.

        Il y avait d’excellentes raisons de priser ce Danemark..mais il y eut aussi certain story-telling, tant mieux pour eux mais je trouve que beaucoup se sont employés à les rendre plus forts qu’ils n’étaient vraiment – sinon contre l’Uruguay, évidemment réduit à 10, ils avaient été loin d’être si dominants que ça au premier tour..mais il y a des bons clients comme ça..

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      2. Je préférais le Danemark de 1984. Outre sa démolition en règle de la Yougoslavie, sa demie contre l’Espagne avait été un sommet. Pas aussi grandiose que le Brésil-Pays-Bas de 1998 fini de la même manière (1-1, tab), mais monstrueusement intense et sans beaucoup de déchet. L’édition 1984 est celle où l’UEFA a réintroduit les demi-finales après l’expérience foireuse de 1980, et c’était une bonne décision : entre ce Danemark-Espagne et France-Portugal, on a été servis.

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  4. Je ne sais pas si l’Espagne passe un peu à côté de cette génération 84. Elle fut pendant longtemps le dernier moment de réussite du foot espagnol mais son style fait de lutte plus que de brio et l’époque 2008-2012 l’ont certainement remis au placard.
    Je comparerais cette Espagne à la Belgique 1980. Dans l’idée que leurs performances ne sont pas assez mises en avant par leur nation respective.
    L’autre idée était de signifier que bien qu’étant fan du foot espagnol, je plaçais le Danemark bien au-dessus. Parce que l’historiographie de ce sport a fait, parfois à raison, de cette génération une des équipes phares de la décennie 80.
    Mais force est de constater que l’équipe de Muñoz a fait plus que de rivaliser en 84 et les a largement dominés en 86. D’ailleurs, tu es bien placé pour savoir qu’il a fallu un Pfaff arrêtant le peno d’Eloy pour empêcher l’Espagne d’atteindre la demi-finale du Mondial 86. Et on parlerait certainement de cette génération espagnole autrement.

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