Gigi Riva, plus sarde qu’un Sarde

Lombard de naissance, Luigi Riva découvre Cagliari en 1963, parachuté là contre son gré, comme s’il était un élément constitutif du Plan de Renaissance sociale et économique de la Sardaigne voté l’année précédente par le Parlement italien. L’île vit encore au rythme de traditions que les investissements massifs de l’Etat, des greffons rejetés tels de vulgaires corps étrangers, peinent à faire reculer. C’est encore la Sardaigne mystérieuse et austère dépeinte par Gavino Ledda dans Padre Padrone, où la culture et la langue sardes semblent ne jamais devoir s’effacer devant les rêves de modernisation du centralisme italien.

Une image tirée du film Padre Padrone des frères Taviani, inspiré du roman de Ledda. Les traits du héros interprété par Saverio Marconi font étrangement penser à ceux de Riva.

Déjà trop grand pour la Serie C, Riva se soumet au droit asymétrique du calcio : l’Union Sportiva Cagliari offre plus que Bologne et la Sampdoria aux dirigeants de l’AC Legnano, son avis n’est pas requis, alors il s’exile contraint et forcé sur ce bout de terre dont on dit qu’il n’est peuplé que de bergers et de bandits dont le plus célèbre est le Tigre de l’Ogliastra, Samuele Stochino[1]. D’ailleurs celui qui le désire se fait appeler Sandokan, un corsaire imaginé par l’écrivain Emilio Salgari. Pour l’état civil, Sandokan est Arturo Silvestri, un ancien défenseur international ayant évolué avec le Milan au temps du règne de GreNoLi[2]. Riva n’a même pas 19 ans et s’acclimate à la Sardaigne sous la tutelle de Sandokan, présent chaque soir à ses côtés dans le réfectoire où dînent les espoirs de l’US Cagliari. Cette vie quasi monacale n’est pas si différente de celle supportée dans un internat religieux après la mort du père puis de la mère et où, par la force des choses, il s’est endurci. Qui le connaît à cette époque garde le souvenir d’un jeune homme maigre aux traits anguleux et aux méplats affirmés dont le regard témoigne d’une volonté hors du commun, bien plus que les mots, rares et acérés.

Riva s’installe sur le flanc gauche de l’attaque sarde et peut revendiquer – ils sont peu nombreux – sa participation à l’intégralité de l’épopée sarde, de la Serie B au scudetto de 1970. Quand Sandokan part entraîner Milan, Manlio Scopigno endosse le costume du mister. Cigarette à la main, toujours élégant sur le banc du vieux stadio Amsicora, il émane de Scopigno quelque chose d’énigmatique, un visage venu de l’antiquité auréolé de mystère. Son détachement apparent le rend unique à une époque où les maghi en vogue, Helenio Herrera ou Heriberto Herrera, se laissent dévorer par la superstition. Avec Gigi Riva, l’alchimie fonctionne et l’ailier gauche élargit sa palette en devenant un buteur prolifique, habile dans les phases de transition, puissant du pied gauche et efficace de la tête. Capocannoniere en 1967 et courtisé par les plus grands clubs italiens l’année suivante, Riva conditionne sa prolongation à Cagliari au retour de Scopigno, écarté une saison durant après une soirée de beuverie à l’ambassade d’Italie à Washington destinée à fêter la fin d’un tournoi de la United Soccer Association[3].

Avec Manlio Scopigno.

Riva assiste à la constitution progressive d’un groupe redoutable, que soudent les déplacements et les longues mises au vert sur le continent[4]. Arrivent successivement Nené, Cera, Niccolai, Albertosi, Brugnera, Gori, Domenghini, des joueurs pour la plupart déclassés et venus Cagliari à contrecœur avant de découvrir le paradis sur terre. Seconde en 1969, cette équipe conquiert un extraordinaire scudetto en 1970, réalisant ce qu’aucune società du Mezzogiorno n’est parvenue à faire jusqu’alors. Ce titre, le chroniqueur Gianni Brera le qualifie de symbole de l’inclusion de la Sardaigne à l’Italie moderne, « se libérant de ses ancestraux complexes d’infériorité ». Le libérateur se nomme évidemment Riva : en inscrivant le but du titre contre Bari le 12 avril 1970, le désormais triple capocannoniere entre dans la mythologie sarde.

Gigi Riva ne se contente pas de porter les Rossoblù, il est le fer de lance de l’attaque de la Nazionale en reconstruction après le naufrage contre la Corée du Nord lors de la Coupe du monde 1966. Décisif en finale de l’Euro 1968[5], il enchaine les buts durant dans la phase qualificative à la Coupe du monde 1970. Au Mexique, il contribue au parcours menant l’Italie à la finale en inscrivant trois buts alors qu’il anime le flanc gauche de l’attaque, le centre étant confié à son ancien équipier à Cagliari, Roberto Boninsegna.

Finale 1970 à l’Azteca.

A 26 ans, Gigi Riva que l’on appelle désormais Rombo di tuono (Coup de tonnerre, expression créée par Brera) est au sommet. Cagliari et la Sardaigne entrent enfin dans la modernité, le tourisme se développe au rythme des édifications d’infrastructures indispensables à l’accueil des flots de vacanciers. L’Unione Sportiva Cagliari bénéficie dès la fin de l’année 1970 du tout nouveau stade Sant’Elia et pour les clubs continentaux, venir en Sardaigne n’est plus un déplacement au parfum d’aventure.

Entravé par les blessures, Riva décline en même temps que l’US Cagliari rentre dans le rang. Sa relation amoureuse avec Gianna Tofanari, une femme mariée, donc adultère selon la loi italienne, heurte les traditions. Bien que séparé de son épouse, le mari la dénonce et la justice se saisit d’une affaire rappelant celle de Fausto Coppi quelques années plus tôt . Cette liaison brouille l’image du champion et les défenseurs de la morale y voient les explications à ses défaillances physiques et sportives.

Avec Albertosi, en 1973.

En 1972, Cagliari boucle son ère dorée sur une quatrième place en championnat, Riva inscrivant encore 21 buts. Dès lors, tout s’accélère : parmi les principaux héros du titre, Scopigno s’en va le premier. Puis, les années suivantes, Cera, Domenghini (rattrapé par une minable affaire de mœurs), Albertosi quittent à leur tour un club confronté à de sérieuses difficultés financières, étouffé par la rémunération exorbitante de Riva. La fidélité de Gigi devient alors un sujet de préoccupation et les dirigeants de Cagliari tentent de le céder durant l’été 1973 dans une gigantesque opération avec la Juventus. Mais on ne touche pas à l’icône Riva sans s’exposer à de graves répercussions. Des manifestations publiques teintées de violence font reculer le président sarde et Gigi poursuit l’aventure au sein d’un effectif vieillissant et qualitativement déclinant.

De plus en plus fréquemment absent, une ultime blessure met fin à la carrière de Riva en février 1976 à 31 ans seulement. Ses tentatives pour revenir échouent et la mort dans l’âme, il renonce en 1977 alors que Cagliari évolue en Serie B. Le club mise alors sur Gigi Piras et Pietro Paolo Virdis, deux jeunes attaquants ayant vécu le scudetto en tant que tifosi et s’inventant comme des générations de joueurs sardes un destin à la Gigi Riva.


[1] Pourchassé par le pouvoir fasciste et mort en 1928.

[2] Le trio de joueurs suédois, Gren, Nordhal, Liedholm.

[3] Invité à représenter la ville de Chicago, Cagliari prend le nom de Mustangs le temps d’un tournoi d’été de la United Soccer Association regroupant des équipes européennes et sud-américaines.

[4] Cagliari joue deux fois de suite à domicile puis deux fois à l’extérieur pour optimiser les déplacements. L’équipe part en général le vendredi et ne rentre à Cagliari que le lundi suivant le second match, dix jours après avoir quitté l’île.

[5] Auteur du 1er but de la seconde finale contre la Yougoslavie, Anastasi inscrivant le second but.

27 réflexions sur « Gigi Riva, plus sarde qu’un Sarde »

    1. Oui, mais il doit y avoir quelque spécificité italienne aussi pour expliquer cela..car, que le recordman, avec la Squadra, ait marqué 7 buts de moins que, attachez vos ceintures, son homologue……..maltais???

      ‘fin bref, ce qui me tuera toujours : Lukaku 3ème buteur absolu, toutes époques et tous pays européens confondus ; seuls Ronaldo et Puskas (lequel va le lui céder, c’est certain) restent devant lui………… ==> Quand je considère tout ce qu’il aura raté, c’est juste incroyable..non moins que beaucoup plus compréhensible, dès lors que l’on se penche sur les ratios de but/match disputé de ses concurrents belges à la pointe de l’attaque des DR : plus que la finition, c’est l’alimentation qui aura été hors-normes.

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    2. Riva n’était pas un avant-centre, c’est ce qui rend encore plus remarquable. Son ratio but/match est proche de Piola par exemple qui était un pur bomber.
      Si Riva marquait autant en étant côté gauche, c’est sans doute grâce à des duos d’attaque complémentaires (Anastasi, Boninsegna ou Gori, sans doute son meilleur partenaire), un flanc droit travailleur avec Domenghini et le jeu de contre des équipes italiennes, sélection ou Cagliari de Scopigno. Ce jeu et ses équipiers lui permettaient de quitter le côté gauche pour l’axe sur des actions de transition. Et puis il était bon de la tête. Un attaquant complet.

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  1. Même si j’aurais aimé que la Yougoslavie de Djazic soit sacrée en 68, j’ai de la tendresse pour cette equipe italienne. Y a quand même des noms géniaux. Riva, Facchetti, Zoff, Domenghini, Salvadore…
    Pourquoi Valcareggi se passe de Mazzola et Rivera, pourtant présents en demi-finale?

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  2. Je suis admiratif des délais dans lesquels tu as pu réagir.

    « Padre padrone », de loin mon Taviani préféré – je préfère ne plus revoir les autres, ce fut toujours décevant. Film qui agit sur moi comme une image d’Epinal, dès qu’est question de la Sardaigne.. Je me doute bien que c’est plus compliqué! 🙂 Et garde d’ailleurs certaine réserve intuitive quant aux coulisses de ce grand Cagliari Calcio auquel contribuèrent Riva, Scopigno et d’autres.

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      1. J’ai adoré..tous leurs films, quand j’étais ado.. Quoique.. Kaos, je dois être honnête : j’ai feint de l’avoir aimé celui-là, snobisme.. En vrai et sitôt passées deux-trois poudres de perlimpimpin visuelles : il m’inspira d’emblée un ennui profond………..comme l’à peu près tout le reste avec le temps, qu’est-ce que ça vieillit mal………….

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      2. D’ailleurs je me demande pourquoi certains trucs vieillissent si mal.. En chanson française, je trouve que Brel vieillit vraiment mal. Ferrat c’est la cata. Brassens, par contre??? Les classiques d’Aznavour, j’ai l’impression qu’ils ne prennent pas une ride, indémodable…….. Bref : ça n’engage que moi bien sûr. Et, pour peu que ce soit partagé : j’aimerais avoir idée des ressorts derrière tout ça.

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      3. Moi non plus je ne mange pas à midi. Et jamais non plus le matin, seulement le soir!

        Pas pour autant que je trouverai le temps d’écrire un truc sur le coude, quand Machin VandenProlzouk va passer l’arme à gauche, hein, bref : ça reste un tour de force, Verano über alles.

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      4. Perclus de mauvaises habitudes…………. Bon : j’ai arrêté de fumer, je me suis mis à manger des fruits.. Je finirai probablement même par boire plus d’eau que de café et de vin (prends-en de la graine).

        Note que, parmi les probables centaines d’écoles diététiques qui existent, il y en a qui recommandent justement de ne manger que..le soir, lol.

        Ce n’est pas celle qui me convainc le plus. Et je me réconforte plus volontiers à l’idée que je mange trois fois moins de merde que les autres! (sans compter que ma viande vient exclusivement de la ferme, éhéh)

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      1. Et c’est à peine plus cher parfois.. J’avais des doutes, trucs de bobos gnagnagna..mais bien fait de laisser faire mon épouse (qui de toute façon ne m’a pas laissé le choix).

        Et dire qu’on est préservés en Europe de l’Ouest…………….. Quelqu’un me rapportait aujourd’hui, de retour du Vietnam, qu’on y injecte de l’urine dans les poissons pour mieux les commercialiser.. Chine kif-kif, OGMs déjà un peu partout en Europe de l’Est.. Riva est mort mais il aura probablement bouffé de bonnes choses au moins.

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  3. C’est à lui comme dirigeant que l’on doit e grande partie le succès de la squadra estampillée Arrigo Sacchi/Roberto Baggio. C’est lui qui a su trouver les mots pour remettre Roby sur les bons rails. En fait, il a joué pour la squadra le rôle que plus récemment Gianluca Vialli aura eu, une sorte de facilitateur, le gars que la presse ne peut pas trop approcher (parce qu’il ne parle pas et que, si tu es trop près, il pourrait t’en coller une -plus Rombo di tuono que Vialli d’aillleurs), qui est un totem pour les dirigeants qui du coup le ménagent, un confident/allié pour le sélectionneur et un ‘grand frère’ pour les joueurs, plus accessible que le sélectionneur.
    Que la terre lui soit légère, paix à son âme.

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