Folies napolitaines

C’est aujourd’hui le 20e anniversaire de la mort d’Omar Sívori. Un des Carasucias de l’Argentine ayant survolé la Copa América 1957, le joyau du Trio Magico de la Juventus avec Boniperti et Charles, le Ballon d’or 1961, une immense star dont l’irruption à Naples provoque une poussée de fièvre contagieuse.

La photo ci-dessus provient des Archives photographiques Riccardo Carbone et figure parmi une série datée du dimanche 1er août 1965 intitulée « Arrivo del calciatore Omar Sívori a Napoli ».

La folie, acte 1

Extraite à la torpeur de l’été 1965, tendue par le désir, Naples bouillonne. La venue d’Omar Sívori ne fait plus de doute, c’est un secret de Polichinelle depuis l’annonce du divorce du fuoriclasse italo-argentin avec la Juventus. Deux semaines après l’accueil triomphal réservé à José Altafini à Capodichino, la ville imagine célébrer l’arrivée d’El Cabezón avec les mêmes égards, ceux dus à un imperator descendu du ciel pour passer en revue de nouvelles troupes rigoureusement cantonnées derrière un cordon de sécurité. Mais ce matin d’août, aucun footballeur célèbre ne point de la cabine du Fokker d’Aero Transporti Italiani en provenance de Turin. Un contretemps sans conséquence. Omar Sívori a pris le train, en toute simplicité. La nouvelle se répand et la gare de Mergellina est prise d’assaut par une nuée de Napolitains avant même que les carabinieri ne puissent s’organiser.

José Altafini à la descente de l’avion.

Environ 10 mille néo-convertis investissent la station dans un désordre invraisemblable, occupant les voies et interrompant le trafic durant plusieurs heures. Parmi eux, des individus brandissent une banderole sur laquelle est écrit « Tu sì ‘na cosa grande », un refrain aux accents prophétiques emprunté à la chanson de Domenico Modugno que toutes les radios diffusent alors[1]. Quand la motrice entre en gare, les bousculades et les empoignades contusionnent une centaine de personnes. Compacte, bruyante, la foule submerge Sívori dès sa descente du wagon, l’écrase, l’oppresse (pour ceux qui peinent à l’identifier, il se trouve dans la partie basse du cliché, à gauche, reconnaissable à son épaisse tignasse noire). Guidé à grand peine par les carabinieri, il se réfugie dans le bureau du chef de gare en attendant des renforts de police. A l’abri des vitres opaques d’une ambulance, il est exfiltré en direction de la Villa Rocca Matilde, somptueuse propriété d’Achille Lauro[2] où l’accueillent le président Roberto Fiore et l’ensemble du conseil d’administration de la SSC Napoli.

Plus tard dans l’après-midi, quand les formalités administratives sont bouclées, Sívori se rend au San Paolo. Epoque bénie où chaque apparition de star ne se marchande pas, le stade silencieux ressemble à un havre de paix. En tenue de ville, il effectue complaisamment des exercices de jonglages devant l’objectif du photoreporter trié sur le volet dont les clichés seront publiés par Il Mattino du lendemain. La soirée s’achève dans un établissement chic dominant la ville. Le costume un peu froissé, El Cabezón prend encore la pose avec les serveurs, sourit machinalement, signe des autographes en se languissant probablement de la quiétude de sa chambre d’hôtel.

Dans les jours suivants, la pression ne faiblit pas comme si rien ne pouvait détourner les Napolitains de l’excitation suscitée par les signatures d’Altafini et Sívori, certainement pas Buster Keaton, vieil alcoolique au visage plus sinistre que jamais, débarqué du transatlantique Michelangelo pour tourner quelques scènes de Due marines e un générale[3] à Cinecittà sous le patronage de Dino de Laurentiis, l’oncle d’Aurelio de Laurentiis, producteur lui aussi et actuel président du Napoli. Le calme ne revient qu’avec le départ des Azzurri dans les Abruzzes pour le stage de préparation d’avant-saison.

La folie, acte 2

Le 21 août 1965, trois semaines se sont écoulées depuis l’apparition messianique de Sívori et Naples entre à nouveau en transe. Dans la soirée, la confusion règne sur Fuorigrotta et ses environs, les voies menant au San Paolo sont saturées par tout type d’engins motorisés. Confrontées à un foutoir les dépassant, les forces de l’ordre observent l’agitation avec un détachement teinté de fatalisme. Dans l’enceinte bourrée jusqu’au cintre, l’éclairage anémié et la fumée des pétards créent une atmosphère cotonneuse. Le public peine à identifier les joueurs au moment où ils s’extraient du tunnel et il faut la voix nasillarde sortie des haut-parleurs pour rassurer le public : ceux que la populace attend sont là. A l’annonce des noms de José Altafini et Omar Sívori, les spectateurs s’époumonent et les applaudissements semblent ne jamais devoir cesser, couverts d’innombrables explosions. Après le match, les protagonistes confesseront n’avoir jamais connu une telle démesure.

Dans la tribune officielle, l’inexpérimenté président Roberto Fiore savoure, c’est un sans-faute depuis son élection à la tête du club un an plus tôt. Celles qui ressemblaient à des décisions primesautières se révèlent être des coups de maître : le rappel de Petisso Pesaola sur le banc a déterminé l’accession en Serie A et l’arrivée du duo Altafini-Sívori provoque une explosion des abonnements[4]. Il goûte à l’ivresse de la popularité, les tifosi lui sachant gré de leur avoir offert un champion du monde 1958 et le Ballon d’or 1961. Même l’omnipotent Comandante Achille Lauro n’a jamais réalisé de telles folies. Et comble de fierté, Fiore les a arrachés à la Juventus, le club honni[5].

Pour ce match amical de prestige, le Milan s’est déplacé avec ses stars, Schnellinger, Maldini, Trapattoni, Rivera, Sormani, Amarildo. Du côté du Napoli, l’attaque de rêve est alignée : Sívori, Altafini et Canè, cet inconnu déniché au Brésil en 1962 et à propos duquel Lauro dit alors « il est très noir, il est très laid », comme s’il s’agissait d’une recrue destinée à apeurer les adversaires. En dépit de débuts approximatifs et de vexations multiples sous l’effet du racisme ordinaire, Canè s’est imposé comme une évidence en étant le principal artisan du retour en Serie A.

Canè, Juliano, Altafini, Sivori, Bean.
Le Milan au San Paolo le 21 août 1965.

Les acteurs du match se hissent au niveau du public. Bien qu’impressionnés par la folle ambiance, les Milanais ouvrent la marque via Amarildo. Altafini réagit sur un exploit personnel, puis Canè donne l’avantage aux Azzurri. Sormani réalise un doublé semblant offrir la victoire aux Milanais mais comme dans un conte de fées, Omar Sívori égalise dans un bordel monstre et la rencontre s’achève sur un score de parité, 3-3. Conquis par les débuts de son trio offensif, les 90 mille spectateurs repus s’éloignent en désordre dans la nuit d’été, guidés par l’espoir d’un scudetto qu’il leur faudra pourtant encore attendre plus de 20 ans[6].  


[1] « Tu es une chose importante pour moi » en Napolitain. Domenico Modugno est une immense vedette depuis les années 1950 et l’immortel « Nel blu, dipinto di blu ».

[2] Ancien maire affairiste (euphémisme) de la ville aux multiples activités, ancien président du Napoli et très influent membre du conseil d’administration.

[3] Réalisé par Luigi Scattini, Deux bidasses et un général en VF.

[4] 69 mille abonnés pour la saison.

[5] En conflit avec son entraineur Heriberto Herrera, Sívori quitte la Juventus. Et alors que tout indique un transfert d’Altafini du Milan à la Juventus, ce dernier se laisse finalement séduire par l’offre napolitaine.

[6] En fin de saison, le Napoli se classe 3e de Serie A et le trio d’attaque inscrit les ¾ des buts napolitains.

30 réflexions sur « Folies napolitaines »

  1. Photos et texte sont au diapason : grandioses !

    Omar Sivori était-il à ce point en perte de vitesse que la Juventus accepta de le sacrifier ? Ou bien tenait-il encore la route et fit-il des étincelles en Campanie ?

    Quant à Altafini, pourquoi quitta-t-il alors le Milan ?

    Et ce surnom de Carasucias, d’où venait-il ?

    Bref, on veut en savoir plus. Tellement plus…

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    1. Sívori quitte la Juve en conflit avec le coach paraguayen Heriberto Herrera, un rigoriste absolu avec lequel il était en conflit ouvert. Altafini voulait quitter Milan, les conditions de renouvellement de son contrat ne lui convenant pas (il avait « boudé » pendant plusieurs semaine et était même reparti au Brésil). Le duo réussit plutôt bien à Naples et contribue aux places d’honneur des Azzurri. Pour Sívori, l’histoire prend fin en 1968 quand il craque lors d’un match contre la Juve et subit une lourde suspension. Il décide alors de rentrer en Argentine.

      Carasucias : c’est le titre donné en Argentine au film Angels with dirty faces de Michael Curtiz. Un journaliste donne ce surnom aux jeunes joueurs argentins ayant écrasé la Copa América 1957, avec une attaque de feu composée de Corbatta, Maschio, Angelillo, Sívori et Cruz. Maschio, Angelillo, Sívori partent en Italie avant même la CM 1958 et créent un vide dont ne se remet pas l’Albi en Suède.

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      1. Craque contre la Juve ? Violence ?
        HH2 disposait donc d’une telle aura qu’il réussît à obtenir la tête de Sivori ?

        Angels with dirty faces, film de gangsters célèbre de Michael Curtiz en effet. En 1957, le film venait-il à peine de sortir en Argentine ?

        Michael Curtiz, Les anges aux figures sales, 1938 : Angels with dirty faces.
        S’inscrivant dans la mouvance du film de gangsters des années 1930, le film de Michael Curtiz doit aussi composer avec le code Hayes entré en vigueur en 1934. A cet étalage de violence et de criminalité, à cette héroïsation du gangster – formidable James Cagney –, il faut donc ajouter une dimension morale et rédemptrice : le crime ne paie pas et le gangster ne doit donc pas incarner un modèle pour la jeunesse miséreuse des bas-fonds new-yorkais. C’est ce qui explique la présence si importante du prêtre et le finale un peu étonnant : avec la mort honteuse du criminel, les gamins des rues vont pouvoir retrouver leur innocence et s’engager dans le droit chemin.
        Inscrivant l’aspect moralisateur au cœur du récit, Angels vith dirty faces offre donc la tragique et sanglante histoire d’un truand piégé par son milieu social, ses instincts criminels et ses mauvaises fréquentations.

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      2. Sívori fatiguait tout le monde à la Juve, le pénible de service trop souvent suspendu et qui refusait de se conformer au niveau de discipline et d’exigence du Sergent de fer Herrera. Je pense que le Paraguayen a rendu service à Agnelli qui ne savait pas forcément commencer s’en débarrasser. HH et le Juve gagnent le scudetto du départ de Sívori, cela leur donne raison.
        Par la suite, chaque match Napoli – Juve est vécu comme une occasion de vengeance par Omar. Lors de la victoire du Napoli en 1966, il ne cesse de provoquer son ancien coach tout au long du match et ses équipiers doivent l’arrêter après la victoire alors qu’il veut en découdre avec HH. Fin 1968, je crois que Sívori revient de suspension quand la Juve se rend au San Paolo. Je ne me souviens plus du nom du défenseur bianconero qui est au marquage, mais celui-ci soule de coups Omar qui évidemment craque et se rebelle. Cela provoque une bagarre générale, son exclusion, une longue suspension et son départ de Naples dans la foulée.

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    1. Sívori, ses deux parents étaient Italiens.

      Buster Keaton a fini alcoolo et est mort peu de temps après le passage que j’évoque.

      Et Sívori – Altafini, ça a manifestement bien fonctionné entre eux deux.

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  2. « les spectateurs s’époumonent et les applaudissements semblent ne jamais devoir cesser, couverts d’innombrables explosions. Après le match, les protagonistes confesseront n’avoir jamais connu une telle démesure. »
    Aujourd’hui c’était un morceau de roman que j’ai eu le plaisir de lire, vraiment haletant, palpitant… poétique, passionnant… napolitain!
    On peut encore changer notre top 20 pour le format papier ?

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  3. Sívori est vendu en pleine hegemonie de River sur la decennie 50. Minella, entraineur de l epoque, etait opposée a sa vente. une fois empoché les 10 millions de la Juve … 18 ans sans titre pour les gallinas dans la vue.

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  4. Comme je suis ici le seul à avoir vu jouer Sivori et Altafini en direct, le premier lors de Real-Juventus au Parc des Princes (quelle histoire ses « chamailleries avec les rugueux défenseurs madrilènes !) et les deux lors de Italie-France à Florence, cela fait de moi le spécialiste incontesté du football transalpin du début des années 60. Et comme j’ai connu « Monsieur Volare » à ses presque débuts, je suis également un des meilleurs connaisseurs de la variété et du rock italiens: Modugno, Celentano, Bobby Solo, Carosone (en 58 nous avions à la maison le 45 tours avec Malafemmena et La panse), Marino Marini, Little Tony, Cinquetti, Pavone, etc…

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      1. Merci. Je vois que Dino était marié pendant 40 ans à Silvana Mangano. Elle, je la connais !

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  5. Un beau texte de plus…. Désolé mais, à un moment, on ne sait plus quoi dire, hein!

    Je suis de ceux, bien biberonné comme je fus au football continental, qui regardèrent longuement Sivori avec un peu de dédain, il est vrai que ce qu’on en lisait tenait surtout du voleur de bicyclettes et de la diva, joueur « ingérable », soliste pénible, attributs divers du métèque mal dégrossi……….et en plus ce type n’avait pas gagné de C1, ni ne se fut vraiment illustré en World Cup??

    Et puis j’en regardai des images..

    D’aucuns n’eurent ni n’auront jamais cette honnêteté envers eux-mêmes, se donner d’affronter ses croyances, ce que la doxa (du tout reluisante pour les choses du football, tant elle aura joué des bas instincts) impute en nous et qui est un passage obligé..dont il faut s’affranchir ensuite, sans quoi.. Eh bien avec Sivori, ça vaut vraiment le coup!!!

    En le découvrant, j’ai cru percevoir très vite une parenté avec Maradona, je trouve qu’elle saute aux yeux alors, qui sait : il y a peut-être quelque chose d’opportun, à ce que tous deux aient connu Naples pour havre?

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