Quelques mois après le sacre mondial au rugby, partagé entre Nelson Mandela et le capitaine des Boks, Francois Pienaar, se déroulait sur le même sol, la finale de la CAN 1996. Dans les gradins, Mandela vibrait comme un enfant et ne chercha nullement à dissimuler sa satisfaction lors de l’ouverture du score du remplaçant des Bafana Bafana, Mark Williams. Comme cela avait été le cas au rugby, l’Afrique du Sud remportait la première compétition à laquelle elle participait. On célébrait bruyamment la révélation Mark Fish ou l’activité de John Moshoeu. On regardait, attendri, le sourire continu de Theophilus Khumalo. Ce trophée n’aurait jamais effleuré ses rêves les plus fous, quelques années auparavant. Lui, le héros de Soweto, dit Doctor, comme son idole d’enfance camerounaise…
Je règle mon pas sur le pas du Maréchal
Si les Lions Indomptables mirent quelques décennies à s’asseoir sur le trône continental, ils n’attendirent pas longtemps pour le faire au niveau des clubs. Dès la première édition de la Coupe d’Afrique des Clubs Champions, en 1965, l’Oryx Douala se défaisait du Stade Malien, malgré le renfort en urgence de Salif Keita. Des noms comme des talismans, sources d’inspiration infinie que seront pour les générations futures, les Emmanuel Koum, Jean-Pierre Tokoto ou un certain Maréchal à la frappe martiale. Samuel Mbappé Leppé pour l’état civil et première icône de cette jeune nation indépendante.
Le trophée changea régulièrement de mains par la suite, avant de revenir au Cameroun en 1971. Yaoundé l’administrative reprenant le sceptre de Douala la portuaire. Grâce à l’éclosion d’un club puissant et guerrier, au nom pour le moins évocateur et dissuasif, Canon. Le Kpa-Kum a déjà 40 ans d’existence mais ne gagne son premier titre national qu’en 1970. Dans ses rangs règne en seigneur, Jean Manga Onguéné que le public considère comme le légitime héritier du Maréchal. L’Asante Kotoko ne peut que s’avouer vaincu un an plus tard. Première démonstration de force des artilleurs de Yaoundé…
Théophile Abega a 17 ans et est familier du chaudron du Stade Ahmadou Ahidjo, l’antre du Canon. Né à Nkomo en 1954, l’un des quartiers pauvres de Yaoundé, il rejoint le club phare de sa ville en 1974 et s’illustre dès ses premières prises de balle. Port altier, généralement positionné au milieu du terrain, Abega dirige et dicte le jeu, désoriente l’adversaire d’un mouvement de hanche et n’hésite jamais à conclure quand c’est nécessaire. Manga Onguéné se frotte déja les mains, la nouvelle génération offensive s’annonce prometteuse. Et que dire de l’arrière-garde où le robuste Emmanuel Kundé et l’araignée Thomas Nkono se chargent de calmer les ardeurs adverses. Sans trop de suspense, le Canon domine la scène nationale. Il fait de même sur le continent, par deux fois, aux dépens du boulimique Hafia Conakry et de l’AS Bilima congolais. De ces voyages courbaturés, dans des bus sans âge qui perdaient régulièrement leur chemin, Onguéné et Nkono ramèneront chacun un Ballon d’Or africain. Manque encore celui du troisième larron qu’il ira chercher grâce à sa sélection…
Entre joies et regrets
« Je ne suis pas excessif dans la louange. Et pourtant, j’ose affirmer qu’Abega est le meilleur 10 de l’histoire du foot africain, que je côtoie depuis 40 ans. C’était un autre Platini. Il avait la vision du jeu, des jambes qui paraissaient gigantesques quand on le voyait sur le terrain. Pareil pour le buste. Il était légèrement cambré et était capable d’assurer des passes millimétrées de 30 mètres. Je n’ai jamais connu un autre milieu de terrain de ce niveau là. » Gérard Dreyfus, expert du football africain sur RFI.
Par grand monde ne pronostiquait un résultat positif pour le Cameroun, avant son voyage en Espagne en 1982. L’Italie de Zoff, la Pologne de Boniek ou le Pérou de Cueto, trois raisons valables de douter des chances des néophytes africains. Pourtant au Riazor, en ouverture, les Lions dominent clairement les débats. Le Pérou ne trouve pas la faille et s’agace face au bloc discipliné concocté par Jean Vincent. Un bloc cornaqué par Abega qui se propulse étonnamment vite vers l’avant… Quiroga remercie une fois son poteau sur une tête de Milla, il est bien prêt d’étreindre le juge de ligne annulant l’ouverture du score du même Roger… Un nul vierge au goût d’opportunité manquée qui accouche d’un frère jumeau face à la Pologne, quatre jours plus tard. Loin du jeu à risque prôné par l’Algérie, celui du Cameroun est calculateur et restrictif. Et quand un grain de folie ose enfin s’immiscer dans la froide mécanique, Mbida répond à Graziani. Il reste 30 minutes. 30 minutes d’espoir vain et de courses désespérées, 1800 secondes infructueuses et autant de raisons de s’en mordre les doigts…
Deux ans plus tard, les Lions Indomptables débarquent en Côte d’Ivoire avec le costume de favoris. Théophile est nommé capitaine. Cueilli à froid par l’Égypte, le Cameroun se réveille contre le Togo, avant de climatiser Abidjan en éliminant les Éléphants de la compétition. L’Algérie, sortie aux tirs au but, voici désormais Abega et sa troupe face à son plus grand défi. Le président Félix Houphouët-Boigny décrète l’entrée gratuite au stade, l’ambiance est belle et colorée. Le spectacle n’est pas en reste, un partout face au Nigéria de Keshi et Yekini, les cardiaques de Douala commencent à s’éloigner de la retransmission… Abega décide alors de prendre les choses en main. Il sollicite Milla pour un une-deux d’école qui perce la défense nigériane. « Abega, Abegaaaa… » les transistors volent dans les airs, Emmanuel Okola, le gardien nigérian, ne peut que constater les dégâts… Théophile soulève fièrement le trophée, le premier de son pays, devant les yeux envieux d’Houphouët-Boigny. Ce dernier, taquin, déclare par la suite que ses joueurs ivoiriens sont encore des Eléphanteaux et qu’ils devront d’abord grandir pour avoir le niveau des Lions…
Dans les bagages de Tarantini
« Le surnom de docteur lui venait d’un cousin infirmier. Mais il était tellement bon que tout le monde a cru qu’il avait été nommé ainsi parce que docteur ès football. C’était un immense talent à une époque où nous avions pas la télé. On ne pouvait pas copier des mecs d’ailleurs. Avec lui, c’était véritablement genial parce que l’on ne sait d’où vient le génie. » Joseph-Antoine Bell
Le Téfécé, à la même époque, est devenu ambitieux. La saison 1984 s’est terminée à une encourageante cinquième place, aux portes de l’Europe, et le club recrute le champion du monde argentin, Alberto Tarantini, ainsi que l’ancien international Christophe. De quoi épauler le vieux lion Christian Lopez et les récents lauréats européens ou olympiques que sont Domergue, Bergeroo ou Guy Lacombe. Et dans ce groupe, une bonne pioche, Abega, qui quitte pour la première fois son pays, à 30 ans et des poussières. Malgré ce mercato, les Toulousains piétinent en début de championnat. Une mauvaise passe dont Abega est malheureusement le plus souvent spectateur à cause de blessures. Jeandupeux a beau se démener sur son banc, il a perdu son vestiaire et Toulouse squatte le ventre mou. Théophile, quant à lui, semble déboussolé sur le terrain et seuls les statisticiens chevronnés se souviennent de son doublé de gala face à Tours. Deux buts qui n’auront qu’un seul écho en 22 matchs… Abega participe malgré tout à la petite épopée en Coupe, jusqu’aux demi-finales perdues aux tirs au but face au PSG et un Fernandez en état de transe. Une saison presque anonyme pour le docteur mais son continent ne l’a heureusement pas oublié. Il est élu Ballon d’Or 1984…
Théophile signe alors au Vevey-Sports, dans le canton de Vaud, en Suisse. Une équipe modeste qui se sauve chaque saison de la relégation par miracle. La pression est moindre mais un genou récalcitrant le fait terriblement souffrir. Abega grapille, en serrant les dents, une quarantaine de rencontres, ses derniers buts. Il termine son escapade alpine sur une descente imméritée, la Ligue helvétique souhaitant réduire son élite. Théophile, revenu au Cameroun, portera à nouveau la tunique du Canon, les couleurs qui firent sa renommée. Le temps de partager la fougue d’un derby face au Tonnerre de George Weah. Et de cogner un arbitre indélicat. Un faux calme, ce docteur… Devenu président du Canon, il mit à profit sa popularité et devint adjoint au maire de Yaoundé IV de 1996 à 2002. Avant d’accéder à la fonction suprême cinq ans plus tard. Poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 2012…
Excellent, encore (comment tu fais?)
Doctor Khumalo, le Kaizer Chief
Finale 1996 face à la Tunisie de Adil Sellimi, et autres Alexandre (Iskander) Souayah
Un très grand moment
D’ailleurs, je vois bien l’ADS, surprendre son monde, avec l’excellent Percy Tau de l’Ahly
La génération splendide du Canon (76-82) avait donc 3 Ballons d’Or africain dans ses rangs. Onguene, N’Kono par deux fois et donc Abega en 84.
Ça ressemble à la trinité mancunienne des Charlton, Best et Law.
Ah, je ne connais pas Souayah. En 96, c’est le retour à la lumière du foot tunisien de sélection. Après leur CAN 94 ratée à domicile. Le début des années 90 avait vu les belles victoires en c1 du Club Africain avec Sellimi et Rouissi. Et de l’Esperance en 94 avec le Zambien Matitoli.
Skander Souayah (natif de 71) fut le meneur de jeu du Club Sfaxien lorsqu’il revint au sommet (doublé coupe-championnat de Tunisie en 95, coupe de la CAF 98) et un artiste au vrai sens du terme (premier joueur tunisien à avoir un fan-club déclaré 🙂 ). Seulement, comme le disaient mes amis sfaxiens, il jouait à droite en première mi-temps et à gauche en seconde pour ne pas être trop exposé aux rayons du soleil (alternative : pour être plus près du banc pour avoir de l’eau si besoin) :)))
Mais au-delà d’un talent à l’égal de sa nonchalance, il a commis l’irréparable en quittant le CSS pour l’Espérance en 2001 et ça, le public le lui a mal pardonné (plus, il s’est fait choper pour dopage et a raté un tir au but décisif pour son nouveau club en Ligue des champions).
Sinon Khid moi je me souviens des buts du Docteur au Téfécé 😉
Claudio. T’etais au stade ou quoi? Hehe Et sinon, j’imagine que tu connais Gérard Dreyfus. Je l’avais découvert il y a une vingtaine d’années quand un copain m’avait offert son Guide du football africain. Plus que des textes sur l’histoire du foot du continent, c’était un récapitulatif de tous les palmarès collectifs ou individuels, de toutes les compos à la CAN de 1957 à 2004. A l’époque, c’était un travail rare sur l’Afrique. J’ai le guide en face de moi.
Non, pas ce match-là, mais le résumé Téléfoot ou Stade 2 (avec des buts de la tête de mémoire)(et le souvenir très vif de mon sentiment quand Tours ouvre le score)
Sinon, Gérard Dreyfus, oui, une référence du football africain avec Faouzi Mahjoub, tous deux capables de mesure et d’impartialité -sans doute l’élément qui fait le plus souvent défaut sur le continent…
J’aimerais bien avoir le bouquin de Faouzi Mahjoub sur l’histoire de la CAN mais il est pas donné… Tu l’as déjà feuilleté?
Je l’ai 🙂 S’il y a des éléments que tu veux consulter
Ainsi que celui qu’il avait publié 10 ans plus tôt, Le Football Africain
Je fouillerai les bouquinistes à mon prochain passage à Tunis au cas ou 😉
Écoute, si tu tombes dessus, on trouvera un moyen pour le récupérer!
Pour ceux qui veulent en savoir plus sur Manga Onguené, je conseille cette émission spéciale camerounaise qui lui est consacrée.
https://www.youtube.com/live/IIscEjAdIQ4?si=K4dvTg2wJ686xb0W
Manga, encore une légende africaine qui ne jouera pas en Europe mais qui marque incontestablement une époque.
Merci (encore une fois) chef.
Abega, je pense l’avoir découvert – c est un bien grand mot – dans un numéro de Onze au début des 80es. Nkono, Abega, Mbida et Milla, ces noms sont inoubliables.
Mbida est également un joueur du Canon. Comme le roc Ibrahim Aoudou qui dirige la défense du Cameroun en 1982. Si on ajoute Kunde, le buteur de la finale de la CAN 88 et celui face à Shilton en 90, le Canon 1980 est une machine pour le continent.
Abega, c’était le Beckenbauer africain : port altier, vision du jeu et guide spirituel de la team.
A son arrivée en Europe, il traînait une vilaine blessure au pied mal soignée depuis qu’il était adolescent au Cameroun. Avec le froid et l’humidité, les problèmes sont allés crescendo.
Merci pour l’impression Lindo. Et je tiens à remercier nos spécialistes du foot africain. Les Van, Lindo, Claudio, Agawa ou Chipalo. Je souhaitais faire découvrir des époques et des légendes mais j’espérais avoir l’ajout de commentaires de qualité. Donc suis satisfait!
Il reste encore trois épisodes et une petite friandise pour la fin. A plus!
Test??
Des soucis à commenter, apparamment ==> Désolé.
Et je disais donc : Merci pour l’article, c’est top et va combler (vais relire attentivement) pas mal de trous dans mon cursus footballistique (mais d’abord finir mes devoirs).
Juste un mot à ce stade donc : j’ai toujours été troublé, intrigué, par l’intérêt singulier des Camerounais (..que j’ai fréquentés.., en gros une vingtaine, quel échantillon donc.. 😉 ) pour les figures et fonctions plutôt défensives du jeu ; bref et pour ce dont j’ai pu me faire idée : l’un des si pas le seul pays que je connaisse, où assumer des tâches défensives puisse être a minima aussi bien valorisé que d’être attaquant, ou meneur de jeu, ailier..
Déjà : si quelqu’un pouvait confirmer..ou pas?
Et, de 2) : un lien avec cet Abega?
Est-ce que ça ne serait pas le même genre de ‘psyché’ que les sudaméricains, qui pensent parfois avoir un manque tactique à combler par rapport au football européen et donc bossent la tactique et insistent sur l’assise défensive puisque leur jeu conserve un côté spontanément offensif et créatif ? (désolé pour les clichés)
Je prends le cas du Cameroun en 84 : une équipe superbe, un collectif enchanteur, et… 0-1 en ouverture du tournoi contre l’Egypte en étant crispés au possible. Parce que les nord-africains sont supposés plus disciplinés tactiquement et que l’Egypte (pourtant plus faible qu’eux, les 2 tiers du potentiel égyptien se situent au Caire -siège de la CAF…) s’en est fait une spécialité.
Je crois que ce genre de mantra a la vie dure, ce serait peut-être une explication partielle.