Divergents (3/5) : Mélomane & hooligans (dernière partie)

(Suite et fin de ce troisième portrait, consacré à un footballeur pas tout à fait comme les autres… Et retrouvons donc Pat Nevin là où nous l’avions laissé : vedette parmi les plus inspirées du football britannique de la seconde moitié des années 1980, fâché avec Ken Bates et sur le départ pour Everton, décrypteur du football anglais, de ses acteurs et de leur psyché… et plus que jamais friand de rencontres et de culture alternatives)

Liverpool

C’est donc sans surprise si, durant ses années à Everton, son repaire préféré à Liverpool serait le légendaire magasin de disques indépendant Probe Records, ni si son premier souvenir en tant que joueur d’Everton serait lié encore à la musique – en l’espèce diffusée sur l’autoradio de son nouveau manager Colin Harvey, venu le chercher à l’aéroport de Manchester :

Probe Records, Liverpool, années 1980. Creuset de la scène musicale liverpuldienne, ce magasin de disques animé par le fantasque Pete Burns, chanteur du groupe Dead or Alive, comptait parmi ses habitués Pete Wylie (The Mighty WAH), Julian Cope (Teardrop Explodes) ou encore Paul Rutherford de Frankie Goes to Hollywood.

« Nous roulions, et Colin avait mis la musique dans la voiture. The Cure« Eh, chouette chanson », me suis-je dit. La suivante arrive : du New Order. Ma religion était faite : j’aimerais beaucoup ce type. Et peu importe s’il s’agissait en fait de compilations que les filles d’Harvey réalisaient pour leur père. »

Parmi les opportunités offertes par le Nord-Ouest pour assouvir ses passions, et outre de devenir DJ à Radio City ou d’être reçu par Morrissey sur la route de Manchester, Pat Nevin écrirait pour Modern Painters, le nouvel et très élitiste magazine d’arts modernes édité par Peter Fuller, et cultiverait le lien noué à Kensington avec l’icône locale du surréalisme George Melly, au contact duquel il entreprendrait son apprentissage du jazz et de la contre-culture.

The Tractors, Juggernaut, 1986. Une production du label Probe Plus, émanation du Probe Shop de Liverpool.

Parallèlement pressenti pour être l’un des hommes-clés du périlleux plan de reconstruction initié par Harvey, parmi les nouveaux venus Stuart McCall, Neil McDonald, Tony Cottee ou Martin Keown, et quoique blessé dès sa quatrième sortie sous le maillot des Toffees, Nevin serait l’une des rares satisfactions d’un noyau cruellement privé de sa dynamo Bracewell, ankylosé par un Sheedy en inavouable déclin, et que déchiraient de surcroît les luttes de pouvoir d’entre vieille garde du totémique Kendall, et sang frais imputé par son élégant mais infortuné successeur.

Dans ce contexte d’impossible passation de pouvoir, après que Kendall fut prématurément parti en Espagne pour contourner le bannissement des clubs anglais, la perception entêtante de Nevin comme un homme à part en ferait aussitôt un sujet intrigant – voire coupable quand, au lendemain d’une rixe particulièrement médiatisée entre le moderne Keown et l’ancien Sheedy, Harvey observerait publiquement, désabusé car résigné sans doute à l’échec de son travail de rénovation : « Il y a deux cliques dans cette équipe. Il y a vous les garçons, et puis il y a vous autres aussi, quoique… En fait, il y en a trois… car il y a toi aussi, Pat. »

Certes Everton, avec Nevin sur son aile droite, connaîtrait-il encore deux finales à Wembley. Et Nevin inscrirait-il d’ailleurs, face à Norwich le 15 avril 1989, le but permettant à Everton d’accéder à ce qui, 20 ans durant, resterait la dernière finale de FA Cup de son Histoire.

De gauche à droite : Pat Nevin en sortie de banc, le légendaire Howard Kendall et, en arrière-plan, son fugace successeur Colin Harvey, rétrogradé au poste d’assistant en 1990.

Mais c’est jusqu’à ce maigre réconfort, que quelque mauvaise fée trouverait à s’exercer : le jour même de cette qualification, 96 supporters du club rival de Liverpool décédaient dans la tragédie de Hillsborough – plongeant les deux bords de la ville, et la finale les opposant, dans une égale affliction. Un an plus tard, parvenu au summum de sa forme et désormais titulaire en équipe nationale, Nevin était ovationné par le public de Chelsea après avoir inscrit un but sur la pelouse de Stamford Bridge. Trois mois de plus, et arguant que « les managers préfèrent le conformisme à l’originalité », « son plus grand fan » Andy Roxburgh le laisserait à quai du Mondial italien. Trois mois encore, et Colin Harvey était limogé. A compter de ce jour, Nevin perdrait une saison à vouloir prouver, à son successeur Kendall, qu’il n’était pas qu’un homme de Harvey :

« Je n’aurais pu être plus professionnel : je m’entraînais toujours aussi dur, toujours à travailler mes aptitudes techniques… Mais je n’étais pas un grand buveur. Or Howard était de la vieille école, toujours à nous répéter : « Allez les gars, maintenant ça suffit : on va aller boire des bières! », en espérant que la camaraderie nous aiderait à nous en sortir… Alors certes, pendant des années, les méthodes d’Howard avaient pour le moins réussi à Everton. Mais rien n’est éternel et, à cette époque, nous nous trouvions précisément au confluent d’un changement profond dans le football anglais. »

Nevin, pour autant, ne ferait pas le poids face à Kendall : viscéralement rétif aux soiffardes techniques de team-building du manager-culte des Toffees, il se verrait même infliger à Dublin une amende de 100 livres sterling, sous prétexte d’avoir été le seul joueur du noyau qui ne fût pas ivre… Un nouveau départ s’imposait, mais qui ne se déclinerait ni aux trains que son père avait des années durant pris d’entre Londres et Glasgow, ni à ces avions empruntés pour pouvoir prendre part à l’ultime party de John Peel : pour cette fois, un simple ferry suffirait.

Birkenhead

Dédaignant la cour assidue de Galatasaray, sa carrière se poursuivrait en effet sur la rive sud de la Mersey, au sein de Tranmere Rovers qui, à son contact et sous la houlette du Président Peter Johnson et du cultissime manager Johnny King, connaîtraient peu ou prou l’exclusive période de leur Histoire qui fût disputée par-dessus le troisième échelon du football anglais. Conclu à ses 28 ans, alors même qu’il était enfin parvenu à se rendre incontournable en équipe d’Ecosse, ce transfert étonnant dans un cercle fraîchement monté dans l’antichambre de l’élite, et dramatiquement dépourvu de la moindre lettre de noblesse, serait pourtant le plus heureux de sa carrière : c’est en effet à Prenton Park qu’il redécouvrirait le plaisir de pratiquer un football résolument offensif et attrayant, dans un cadre joyeusement obsolète que couronneraient respectivement les 138 et 142 buts de John Aldridge et de Ian Muir, tous deux bien trop forts aussi pour les besogneux combats de la Division 2.

Tranmere, tribune mythique dite du « Cowshed » (« L’Etable »), démolie en 1994 et dont ne subsiste que le très westernien hymne des Rovers.

Immuablement appuyés sur un 4-2-4 intrépide et dévastateur, et avec le concours des non moins excellents et offensifs Malkin, Morrissey et Coyne (triple meilleur buteur du championnat d’Ecosse!), les Rovers parviendraient même à se qualifier quatre fois d’affilée, mais toujours vainement, pour les play-offs donnant accès à la Premier League.

Y dispensant cinq ans durant son meilleur football, et y glanant même l’essentiel de ses 28 sélections bien qu’il n’évoluât qu’en Division 2, c’est aussi à Birkenhead que Nevin connaîtrait, pour les troisième et dernière fois de sa vie, de rater encore le train vert de l’équipe du père et de son enfance : pour de bon peu avant son départ des Rovers, quand il dédaigna d’intégrer le staff du Celtic…mais aussi deux ans plus tôt quand, informé par Johnny King de l’intérêt d’un club pour s’attacher ses services, croyant qu’il ne pouvait s’agir que des voisins et rivaux de Bolton, et certes tenté par la perspective de renouer avec l’élite mais se sentant tenu d’honorer son contrat en sa qualité de Président de l’Association des Joueurs, il couperait d’emblée court à toute discussion avant de demander, en sortant du bureau et par l’embrasure de la porte : « Monsieur King, j’oubliais : quel est ce club qui a voulu me recruter ? » A quoi King lui répondrait : « Oh, il s’agissait du Celtic, Patrick. »

Retour au pays

Le retour au pays attendrait donc 1997, quand Nevin s’engagea pour Kilmarnock, où il connut la dernière saison heureuse de sa carrière. Dans la foulée, presque aussitôt convaincu par John Boyle, Président de Motherwell avec qui il s’était lié d’amitié du temps de ses années londoniennes, de rejoindre son club dans un rôle unique au monde de joueur-directeur, Nevin raccrocherait finalement ses crampons à 36 ans, au terme d’une victoire de prestige contre les Rangers, de sorte d’embrasser enfin et pour de bon, à compter du printemps 2000, une éprouvante et fugace carrière de dirigeant sportif.

24 avril 2002, désemparé, devant les bureau du Motherwell FC.

Après l’été indien vécu à Kilmarnock, où pour la première et dernière fois de sa carrière Nevin dira s’être senti « complètement chez lui dans un vestiaire », les situations inconfortables feraient en effet bien vite partie de sa routine quotidienne à Motherwell, en un chapitre d’abord rendu pénible par l’ambigüité de son statut, puis tout bonnement intenable à mesure que se profilaient les trous béants laissés dans la trésorerie par les somptuaires acquisitions des internationaux Goram, Curcic ou Spencer.

Pour de bon emporté par une affaire de droits TV prometteurs mais jamais honorés, le club serait finalement placé sous administration judiciaire quatre ans à peine après l’installation de Nevin comme joueur-directeur. Le 24 avril 2002, hagard et d’évidence frappé en son for intérieur, au plus profond de sa chair et de sa psyché : Nevin donnait sa démission.

Reconversion

Centre national de l’autisme, Alloa, 2005.

Aujourd’hui âgé de 60 ans, de longue date vieilli avant l’âge comme s’il avait mené de front deux vies, et après des décennies où il fut le seul enfant de Pat Sr à ne pas être diplômé, le juvénile Nevin cultive désormais, et savamment, ses faux airs d’universitaire avec ses lunettes sans monture, sa veste en coton, ses implants capillaires et sa marinière casual

Menacé de mort sociale il y a 20 ans, d’avoir concouru à la quasi-disparition d’un club de football de l’élite, c’est d’abord à son réseau et à ses campagnes contre le racisme que Nevin avait dû de rebondir dans la vie professionnelle, avant d’accéder à la presque inconditionnelle sympathie de ses compatriotes quand, sensibilisé à cette cause par le mal profond dont était accablé son fils, son « nouveau héros », il présiderait avec talent aux collectes de fonds de la société écossaise de l’autisme, qui sous sa direction parviendrait à glaner 6 millions de livres sterling, aussitôt affectés à la construction et au fonctionnement d’un centre spécialisé dans ces pathologies.

Çà et là consultant de football, mais davantage versé dans la réalisation de documentaires et bien qu’il s’en défende, il cultiverait alors plus avant ses précieuses entrées dans les médias, écrivant tour à tour pour The Independent, The Times, The Sunday Telegraph, The Daily Mail, The Scotsman ou encore pour ses vieux complices de NME, quand il ne collabore pas avec la BBC, Radio 4, Radio 5 live, Radio City ou le club londonien Scared To Dance : « Je fais beaucoup de télé et de radio, c’est vrai, mais de là à occuper l’avant-scène… Ce serait un cauchemar, car il vient toujours un moment où l’on ne peut plus se promener dans les rues. Le côté technique est bien plus intéressant : c’est créatif, c’est informatif, et surtout c’est éducatif. » Puis sur ce bon mot, typiquement : l’icône des quinquagénaires dits éduqués d’en glisser encore sur New Order, The Fall ou Belle and Sebastian, avant de retourner à ses platines, pour prodiguer toujours ses consensuelles bonnes ondes à son entre-soi satisfait.

Reniements

La surprise passée, d’un joueur dont tout le destin sembla tissé d’extraordinaires symboles et conjonctions, d’idoines para-cultures et de savantes étrangetés : quels enseignements tirer, à l’examen de la nouvelle sensation littéraire du football britannique ? A vrai dire l’étonnement d’abord, mais fort souvent aussi le plaisir de la lecture, le cèdent bien vite à quelque émulation qui vît l’embarras le disputer à la vacuité, à mesure du déluge narcissique de disques et de concerts égrenés par Nevin, où l’élitisme artistique seul le distingue, au fond, des égotrips pesants d’une vulgaire influenceuse. Et puis, un livre, après tout : pourquoi pas… Mais deux ? Et encore un troisième serait-il même dans les tuyaux, qu’il dit vouloir consacrer à sa reconversion dans les technologies de l’information !

Certes ce mal est-il désormais commun parmi nos sociétés, rétives au réalisme en soi magique de nos existences, mais à moins que ses lecteurs voire groupies n’aient tragiquement perdu conscience des miracles épars propres à chacune de leurs vies, et ne se soient d’autant rabattus sur celle procurative de Nevin : qu’est-ce donc, parmi ces tranches de vie certes peu banales mais adroitement montées, qui rende son parcours à ce point impératif, et justifie la publication car le succès de semblable triptyque ?

David Speedie, mitan des années 1980. A l’automne 2020, oublieuse de tout ce que le club avait dû à cet extraordinaire guerrier, voire embarrassée par ses infréquentables idées politiques : la direction de Chelsea débaptisait abruptement ladite « Speedie entry » (en l’espèce : l’une des deux entrées officielles de Stamford Bridge).

A la tête quatre ans durant de la puissante Association des Footballeurs puis, sitôt ses crampons remisés, pendant près de deux ans du club professionnel de Motherwell tout en siégeant au directoire de la Fédération écossaise ; Directeur depuis 2016 d’une société immobilière dont, sous couvert de ses activités journalistiques, il détient désormais 20% des parts ; et directeur exclusif, enfin et depuis 2020, d’une société aussi fiscalement avantageuse qu’elle ne semble lâche et pudique en ses contours : tout porte à croire que l’écrivain-footballeur, bien qu’il s’en défende, aura pour le moins habilement mené sa barque au terme immédiat de ses quelque 20 ans de carrière professionnelle, ou désormais que s’agit de tirer le meilleur parti possible, fût-il marchandisé, de biographies unanimement prisées par la critique.

Et quand bien même ce ne serait par son capital économique, puisqu’à l’en croire il n’a « jamais été l’un de ces footballeurs riches » (bien qu’il réside dans un cossu manoir de Duns), Nevin n’en serait-il pas moins un cadre émargeant à la classe supérieure du ballon rond, comblant le prétendu déficit de ses avoirs par l’abondance, elle explicite et surmobilisée, de son somptuaire capital culturel. Ainsi que pourrait se prévaloir, pour peu qu’il en fût infatué ou gagnât d’en jouer, tout enseignant ou professionnel des arts dont le niveau culturel fût nettement supérieur à sa condition économique.

En dépit d’ailleurs de la situation de son père cheminot, dont Nevin se garde bien parmi ses 700 pages d’évoquer les gains perçus du temps où il était boxeur : la convergence même des desseins et des modes de vie familiaux, depuis le cottage aux cinq chambres dans le doux quartier de Barlanark, jusqu’aux carrières académiques de trois de ses cinq frères et sœurs, tous témoignages d’une farouche et déjà bourgeoise volonté d’ascension sociale, plaide pour une pleine mais moins vendeuse intégration de l’histoire familiale parmi la classe moyenne voire supérieure, loin ce mirage prolétarien qu’usurpe parmi d’autres Nevin à sa Némésis de Chelsea – à savoir : à l’infréquentable (car droitard ?) mineur de fond Speedie.

Et pour autant, l’appât de plaire et du gain explique-t-il tout du symbolique encrapulement sociétal auquel, avec la détermination mais à rebours de celle du père, le petit bourgeois Pat Nevin Jr s’emploie à faire plier son parcours personnel ? Outre de flatter un lectorat historiquement trahi par la gauche, autant que celle-ci aura été trahie par lui quand il céda aux délices de la social-démocratie, puis à l’imposture du libéralisme guerrier du New Labour de Tony Blair : que gagne l’ex-footballeur Nevin à surfer de la sorte sur sa douteuse condition d’immigré d’Irlande, et de prétendu enfant des lumpen-prolétariats d’Ecosse ? N’y aurait-il donc là qu’une vulgaire stratégie de placement de produit ? Et sinon ?

Impostures ?

Bien sûr fallut-il sans doute, au malingre Pat Kevin, s’infléchir parfois pour survivre aux terrains de mâchefer de Glasgow puis au vestiaire de Stamford Bridge, voire plus encore pour pouvoir côtoyer ses idoles de papier et de vinyles glacés. Mais si réponse il y a, alors c’est peut-être chez le subtil Thomas Mann qu’il revient de la chercher, qui dans son ultime ouvrage reconstituerait en trois livres l’enfance, la vie adulte puis les confessions du dénommé Félix Krull, homme dont la personnalité essentielle était de ne pas en avoir, sorte de dandy et de caméléon épris des arts et de ses visages d’emprunt, et doué d’aptitudes et de passion pour les rôles que sa fantaisie ou les nécessités d’une vie orageuse l’obligeaient à substituer sans cesse à sa véritable individualité.

En soi pourtant, cet escroc habile et intrigant qu’était Krull n’avait rien de fascinant : extrait des limbes plus de trente ans après sa création, tant Mann le jugea longuement trop creux que pour lui consacrer plus que sa dernière activité d’écrivain, et d’ailleurs resté inachevé tant l’auteur allemand peina jusqu’à sa mort à donner sens et consistance à cet imposteur – à cet insaisissable « homme à costumes ». C’est que l’imposteur, selon le Professeur de psychopathologie Roland Gori, « c’est justement quelqu’un qui sait changer de costumes. Mais peut-être n’y a-t-il en fait personne sous le costume, auquel cas voilà probablement le drame existentiel de l’imposteur : chercher dans les costumes une consistance anthologique, un sentiment d’être. »

Marc Chagall, Le violoniste bleu, 1929.

Dans le roman de Thomas Mann, surgit chez Félix Krull un souvenir d’enfance, daté du temps où ses parents étaient en villégiature dans une ville thermale. Les autochtones les rejetaient parce qu’ils étaient déjà un peu trop bourgeois et un peu trop différents. Et la grande bourgeoisie aussi les rejetait, parce qu’ils étaient déjà un peu trop excentriques. Les Krull, en somme, se trouvaient donc en perte de repères sociaux dans le grand jeu de la comédie sociale. Et c’est dans ce marasme identitaire que le jeune Félix, alors âgé de six ou sept ans, trouverait parmi ses rares plaisirs d’assister à des concerts donnés par un orchestre dont, chaque soir, il mimait avec deux baguettes de bois le violoniste…

Son père, absolument émerveillé par sa capacité de mimer, décida alors de monter une petite comédie : il lui achète un violon bon marché, enveloppe l’archet de colophane, et fait jouer son fils comme s’il jouait pour de bon. Avec la complicité du chef d’orchestre, ce petit violoniste de six ou sept ans paraît donner un concert d’une manière tout à fait merveilleuse, en une comédie qui aurait pu n’être qu’un jeu si seulement l’enfant avait daigné lâcher l’archet, et si à la fin les adultes n’avaient été contraints de devoir cacher l’instrument. Car pour l’imposteur, ce n’est pas du jeu : il joue pour de bon, il y joue sa vie.

Gori complète : « On retrouve cela un peu partout. Si on prend les cas d’Hélène Deutsch, de Karl Abraham, de Donald W. Winnicott, on s’aperçoit que souvent, dans l’histoire clinique de ces patients, les parents et l’environnement avaient construit pour ces sujets une incitation à s’identifier à un idéal trop élevé. Or c’est cela aussi, l’imposture : une trahison de l’environnement, qui a trop exigé du sujet ou qui ne lui a pas permis d’atteindre l’idéal qu’on exigeait de lui. En réponse à quoi, le sujet n’a bien souvent d’autre choix que de tricher. »

Les Nevin père et fils, cottage familial de Barlanark, début des années 1980. « Même s’il ne me l’a jamais dit, il est à peu près certain que mon père, qui avait tant donné de lui-même pour que j’y parvienne, vécût très mal mon éviction du Celtic. »

L’imposture, en somme, serait un mécanisme de protection banal, qu’induit l’incapacité qu’il y a à satisfaire à une norme ou à une exigence, à mesure desquelles les impostures risquent d’ailleurs de fleurir dans nos sociétés gagnées à de toujours moins soutenables objectifs et challenges. Or dans cette optique, chacun comprendra qu’au gré des quelque mille pages produites et à venir, Nevin cherche moins à se raconter qu’à se justifier, sans plus même de contradiction avec l’agacement de prime abord antinomique que lui inspira, en l’an 2000, la perspective d’un maiden-match pour saluer la fin de son parcours professionnel : « Mes joies et mes récompenses, c’est tout au long de ma carrière que je les ai éprouvées. Il serait superflu qu’il y ait autre chose, et d’en rajouter. »

L’évidence, pourtant, paraît qu’il fallût bel et bien autre chose à ce mélomane accompli mais joueur contraint, à cette tête bien faite mais à ce cœur bridé, à cet enseignant contrarié et à ce footballeur que son Irlandais de père destinait au Celtic mais qui, dans ce commerce d’aspirations qui ne furent jamais les siennes, sembla multiplier toujours les actes manqués. Et qu’assurément, ce sont d’autres horizons que requérait cet étrange Nevin, qui à compter de la mort du père répèterait régulièrement son rejet de ce « club sectaire ». Et dont le seul enseignement qui vaille, quoique inaudible pour ses collègues et par ailleurs groupies, faiseurs de ses succès livresques comme l’avait été son colocataire Adrian Thrills pour son entrée au NME, d’être probablement qu’il vaut mieux rêver par soi-même que d’être fatalement rêvé par autrui.

Mais au fond, qui sait si, derrière ses apparentes impudeurs, ce n’est en pleine conscience et par égards pour ce père encombrant et héroïque que Pat Nevin Jr élude à chaque page la question, et s’il n’a de longue date fait sien le borgésien constat du héros des Ruines circulaires : « Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, et qu’un autre était en train de le rêver. » Ce qui a minima, et parmi ces biographies au long parfum de thérapie, serait constitutif enfin d’une individuation qui n’appartienne qu’à lui.

11 réflexions sur « Divergents (3/5) : Mélomane & hooligans (dernière partie) »

  1. Merci Alex pour avoir décrit « l’envers du décor » d’un joueur à la carrière, certes remarquable mais somme toute banale, ayant ressenti le besoin de se créer un personnage susceptible de donner du relief à ce qu’il était, un ailier gringalet.
    Sur la forme, ces textes sont un délice. Tu as le chic pour conter des histoires avec des mots choisis, ne te résignant pas au vocabulaire minimaliste en vogue, en usant du conditionnel et du subjonctif à bon escient, sans que cela n’altère la fluidité du récit. Chapeau !

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    1. Un peu de temps, le fond de l’affaire..

      Comme toi d’abord un arrière-goût d’auto-satisfaction brin désagréable, puis je tombai sur, il me semble, les exclusives (!) critiques portées sur le récit de sa vie rendu par Nevin, sur un forum de supporters des Rangers : non, il n’avait pas grandi dans le pire quartier d’Europe!.. Le clochemerle a cela de bon : il fait les poubelles! 😉 , quoique, à part indiquer qu’il n’était pas vraiment voire du tout issu d’un quartier à ce point craignos..??? Sinon cela : il n’y a rien sur la toile, dans la presse……..absolument que dalle qui fût d’un cm³ critique par rapport à ce qu’affirme Nevin, et qui bien souvent d’ailleurs n’engage que lui, hum.

      Alors que si on gratte, + brin de bon sens élémentaire.. Ca n’en fait pour autant un mythomane, je parlerais d’ailleurs plutôt d’un type excellant à arranger un peu bcp son parcours de vie, en entretien d’embauche ou dans des plans-drague ça a dû arriver à pas mal de monde après tout!, rien de bien sensass non plus…………mais ça marche!, d’aucuns ont même évoqué son « incroyable honnêteté », éhéh.. ou comment connivence (ce réseau..) et culture de la belle/bonne histoires peuvent primer sur tout le reste, et je crois tout cela éclairant de bonne part (pas tout) des mécanismes à l’oeuvre dans le champ culturel.

      Le complexe lié au père est évident, ça crève les yeux dans son parcours..mais jamais abordé frontalement dans ses bouquins, que de non-dits..

      Je n’ai aucun doute que la vie de son antithèse David Speedie serait plus édifiante, et fin des fins bien plus intéressante!!!, celle de Nevin ne l’est guère qu’en creux en fait, et d’une envergure qui ne dépasse le cadre de l’intime. Mais ce Speedie n’est pas du bon bord, condamné désormais à une forme d’effacement ; son cas relève peut-être même, à la marge, de ladite cancel culture : au regard des filtres désormais dominants, c’est lui l’alien et le freak! Au lieu de quoi, donc : la presse-système fera l’apologie d’un type qui certes ne manqua pas toujours d’abnégation ni de courage, mais qui sonne quand même fort creux voire faux derrière le masque alternatif..

      J’oubliais enfin de préciser : la photo en portfolio procède de l’un de ses ouvrages, voués à la psychologie du footballeur (les cordonniers, tout ça..). Et celle présidant au dernier chapitre vient d’une adaptation de ce roman de Thomas Mann.

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    1. Yep, et transfert qui dans mes souvenirs fut pas loin d’être (voire fut carrément?) record aux Îles!

      Tjs dans mes souvenirs : mention honorable. Et Kendall a quand même un peu foutu la merde malgré lui, quitter le navire parce qu’il ne pourrait disputer les Coupes d’Europe, et d’autant laisser planer son ombre sur le travail de son successeur.. ==> Ca n’a pas dû aider, là encore le père n’était pas tué.

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  2. Toute une tradition de coachs britanniques à l’Athletic, Kendall, Ronnie Allen à l’époque d’Iribar, William Garbut dans les années 30… Me suis toujours demandé pourquoi ils acceptaient d’avoir des coachs étrangers alors qu’un joueur Galicien ne pouvait entrer dans le Onze.

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    1. Ferdinand fut alors l’un de mes joueurs préférés, au point de me rendre « son » QPR particulièrement sympathique. Souvenir d’un Ray Wilkins qui avait gardé de beaux restes. Et Sinton, pas vraiment l’envergure de l’équipe nationale, mais il faisait du bien dans cette équipe..et le gardien tchèque, Stejskal!

      Quitte à évoquer QPR, ce projet de fusion/concentration que j’évoquai dans je ne sais plus quelle partie, consistant à transformer Craven Cottage et Stamford Bridge en logements de prestige tandis que Fulham et Chelsea eussent dû jouer à Loftus Road, lol………… ==> Il fallait être complètement hors-sol pour envisager ne fût-ce qu’une seconde d’aimanter le public de Chelsea à Loftus Rd, ambiances pour le moins antinomiques..

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      1. Je me souviens pas de Wilkins. J’aimais bien Trevor Sinclair qui avait un rôle plus offensif que lors de son passage en selection.

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    1. Ce fut long! 😉 Mais moins long que ses bios..car je me les suis farcies, ses 700 pages! Elles ne sont décidément pas désagréables………..mais que ce soit cela qui soit épinglé comme « livre sportif » de l’année??? Pour ma part cela sonnait un peu voire fort creux, il y aurait eu tant à dire, à interroger, à plein de niveaux et sur plein de sujets.. ==> C’est ce que j’ai voulu faire de manière +/- explicite.

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