Disparition : Jorge Griffa, la référence ultime de la formation argentine

Hommage. Jorge Bernardo Griffa a quitté ce monde le 15 janvier 2024 à l’âge de 88 ans. Il y a quelques semaines, Pinte de Foot proposait un top 10 sur Newell’s Old Boys (première partie et deuxième partie) dans lequel son nom, peu connu en dehors d’Argentine, revenait plusieurs fois du fait de son importance capitale dans l’histoire des Leprosos. L’homme qui était à la base des succès modernes du club. Celui qui a fait de Newell’s « la pépinière » de référence du pays et qui a révolutionné la formation argentine.

Avant d’être le formateur le plus connu du pays, Griffa fut joueur. Défenseur central de métier, grand et athlétique, il débute avec la Lepra en équipe première au milieu des années 1950. En 1959, il remporte la Copa América à domicile, au nez et à la barbe d’une Seleçao championne du monde en titre et venue avec ses stars (Pelé, Didí, Garrincha ). Griffa était au marquage d’O Rei lors de l’ultime partie (1-1 score final) qui consacre l’Argentine. Repéré, il traverse l’Atlantique quelques mois plus tard à 24 ans, ce qui était encore assez inédit à l’époque. Un avant-gardiste qui présagerait de la suite de nombres de talents formés par « El Maestro ». Direction donc l’Espagne et l’Atlético Madrid. Chez les Colchoneros, il y passe 10 ans, devient une figure du club et remporte plusieurs trophées dont la Liga en 1966. S’ensuivent deux saisons à l’Espanyol Barcelone où il termine sa carrière. Puis en 1972 il revient au pays à Newell’s pour prendre en main les catégories inférieures, après un bref essai comme entraîneur qui le convainc de ne pas s’engager dans cette voie. C’est à partir de là que commence sa légende. Griffa va totalement révolutionner la détection et la formation.

Griffa se sent la vocation de s’occuper des jeunes et s’investit d’une mission : moderniser et développer la formation, qui était jusque-là négligée d’après lui. Car les Argentins pensaient avoir le don inné pour le football, un talent était là ou n’était pas là, et il n’y avait pas besoin de le développer. Pour Griffa, il faut changer les mentalités. D’un côté, il repense entièrement la formation, avec des méthodes et influences européennes : travailler les fondamentaux footballistiques et de manière répétée, discipline de vie pour les jeunes, mieux les préparer « au métier », leur assurer un enseignement et les prendre en charge au centre, renforcer les bases tactiques et développer la condition physique. Il travaille également sur le mental auprès des jeunes joueurs, leur insuffle une mentalité de conquérant, prêts aux sacrifices pour réussir. Enfin, leur inculquer un état d’esprit et un fort lien d’attachement envers le club.

De l’autre la détection. La pensée populaire voulait que les meilleurs arrivaient dans les grands clubs tout naturellement. Sauf que pour Griffa, l’intérieur du pays est un vivier inexploité, il n’y a pas que la tentaculaire Buenos Aires qui compte. C’est tout le territoire national qui doit être passé au peigne fin, avoir des yeux partout et aucun ne doit passer en dehors de ses radars. Il s’arrange avec les clubs locaux de l’intérieur, en échange d’avantages souvent matériels ou pédagogiques, les clubs envoient leurs meilleurs éléments. C’est le système Griffa. Pour la première fois, un club, en l’occurrence Newell’s, va chercher lui-même les talents chez eux et n’attend plus qu’ils offrent leurs services aux clubs prestigieux en venant faire des essais dans l’espoir de décrocher un contrat. Durant ses années à Newell’s, ce passionné qui ne vit que pour ça, s’attache les services d’un Marcelo Bielsa, qui n’est pas encore le fou connu. Ce sera son parfait acolyte avec lequel il quadrille le pays, pas un pibe ne doit passer à travers leur détection. Ne pas attendre donc, il faut aller chercher les prodiges avant la concurrence. Notamment en parcourant en long et en large l’intérieur du pays et tous les recoins des « villas », les quartiers défavorisés, et scruter chaque potrero. Le duo transforme en profondeur le club leproso, de la détection à la fin de la formation au moment où le joueur passe pro. Et par conséquent, le football argentin. Car Newell’s devient la référence et tout le monde copie les Lépreux.

Surtout que sur le terrain pour Newell’s, ça marche parfaitement ! En s’appuyant sur ses jeunes formés, le club remporte des titres. L’apogée sera atteint entre 1987 et 1992. Les équipes de José Yudica et Marcelo Bielsa sont majoritairement composées de joueurs formés au club. Mieux, l’équipe championne d’Argentine 1988 n’est composée que de joueurs issus des équipes de jeunes qui ont tous été vus et revus par « El Maestro« . Griffa a fait de Newell’s la place forte de la formation argentine, une palanquée d’internationaux argentins en sont issus : Gallego, Valdano, Giusti, Almirón, Martino, Dezotti, Simón, Zamora, Batistuta, Pochettino, Gamboa, Berizzo, Sensini, Basualdo, Saldaña, Berti, Balbo, Samuel, Heinze, Scaloni, Maxi Rodríguez , etc. Quelques temps après ces succès, point culminant de son travail au club, il se met en retrait de Newell’s après des divergences de vues avec le président López. Mais Macri devenu président de Boca Juniors, veut le meilleur du pays à la tête de la formation des bosteros et le débauche. Il dirige le centre de formation xeneize durant une décennie, avec plus de moyens financiers et humains à sa disposition. De son passage à Boca, Battaglia, Burdisso, Banega, Gago et Tévez qu’il est allé chercher au fin fond de sa villa, seront les plus illustres joueurs qu’il a formé, contribuant au succès du club notamment sous Bianchi. Après Boca, il fera un passage à la fédération mexicaine, et des années plus tard à Independiente, à près de 80 ans comme directeur du centre de formation.

Tout du long, il reste attaché à Newell’s et reste un personnage important de la formation. En parallèle, il a passé des années à enseigner et donner des cours et des conférences sur la formation des jeunes footballeurs, ainsi qu’à l’écriture de livres spécialisés sur le sujet. Tout en distillant ses critiques sur l’état du football argentin, du jeu proposé et de sa formation, loin des standards de son histoire. Lui-même n’était pas exempté de critiques, sur ses méthodes et son modèle qui contribuera, malgré lui, parfaitement à la « mécanique » du football argentin des quarante dernières années. Infatigable, Griffa s’est occupé des jeunes et de la formation jusqu’au bout. Avec sa disparition, c’est une page de l’histoire du football argentin qui se tourne. Le formateur le plus accompli est toujours resté une référence et un modèle, lui qui a dédié près de 50 ans de sa vie à sillonner le pays et à former les jeunes, il laisse un legs immense en Argentine.

18 réflexions sur « Disparition : Jorge Griffa, la référence ultime de la formation argentine »

  1. Jorge Griffa, c’est bien sûr un découvreur de talents argentins hors pair, une figure de Ñuls, mais c’est également une légende de l’Atlético en tant que joueur. Il y arrive en 1959 après la victoire en Copa América avec l’Albiceleste dont parle Ajde, une équipe rugueuse dirigée par Spinetto, très éloignée des sélections de Stábile, et capable de tenir tête à la Seleção de Pelé.

    Comme souvent dans les années 1950 et 1960, l’intermédiaire pour le transfert vers l’Europe s’appelle Arturo Bogossian. Il place les joueurs selon son bon vouloir. Pour Griffa, c’est l’Atlético de Madrid et il peut s’estimer chanceux. Pour d’autres, c’est Elche ou Oviedo, tant pis si la promesse initiale était Madrid ou le Barça.

    A l’époque, les nouvelles recrues de l’Atléti logent dans une pension tenue par Doña Sofi, une mère adoptive pour des génération de Colchoneros puisqu’elle tient ce rôle durant une trentaine d’années. C’est ainsi que se crée ce sentiment de famille au sein d’un effectif où Griffa tient rapidement un rôle de grand frère.

    Comment le qualifier ? Eh bien retenons la confidence d’Adelardo, autre légende de l’Atlético arrivé en même que temps que Griffa à Madrid : « Jorge m’a dit jour : si l’avant-centre adverse était mon père, je le frapperais de la même manière ». Pauet, le pauvre attaquant d’Elche peut en témoigner. Ayant eu le malheur de faire une faute sévère sur Griffa, il croit bon d’ajouter que la prochaine fois, il lui brisera la jambe. Griffa l’agresse sauvagement. Expulsé dans un match que son équipe domine de la tête et des épaules (8-0), il se prive d’une finale de Copa.

    Ça ne vous suffit pas ? Alors parlons de cette rencontre à Bilbao, dans le vieux San Mamés. C’était en mars 1963. Le match est une succession d’échauffourées et s’achève sur le score de 0-0. Au cœur de toutes les embrouilles, Griffa est ciblé par le public basque. Avant de rentrer aux vestiaires, il défie la foule en se malaxant bien les burnes. Le geste, évidemment scandaleux dans l’Espagne du Caudillo, lui vaut un séjour au poste de police. Libéré dans la nuit, il ne rêve que de se battre avec des Basques, peu importe qui. De retour à Madrid, il est convoqué avec la direction de l’Atléti par Franco. Et Griffa témoigne d’un dialogue entre les deux hommes que le Caudillo conclut ainsi : « Ecoute, mon garçon. Les Basques pensent qu’ils sont plus grands, plus forts, plus riches et plus intelligents que les autres. Mais moi, qui suis Galicien et petit, ils m’écoutent. Parce que je sais comment les traiter (sic). Ne provoque pas un autre gâchis comme ça. Et maintenant, va en paix. » Peu importe la véracité du propos, il participe à la légende de Jorge Griffa à Madrid.

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      1. Oui Griffa était donc un joueur physique et rugueux.. D’ailleurs Griffa disait que les jeunes de Rosario et de la pampa alentour, territoire agricole majeur du pays, étaient mieux nourris donc mieux constitués physiquement ! Lui dépasser le mètre 80, grand pour l’époque (« biens nourris, bien encadrés » c’était un aussi un peu une devise de sa formation… jaja), et d’aucun disait parfois qu’il laissait de côté quelques jeunes au profil plus frêle et technique au détriment des plus costauds.

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      2. Ce que l’on peut dire de Griffa, c’est qu’il inaugure, avec le gardien Edgardo Madinabeytia, qui vient d’Huracan, la longue et solide histoire d’amour entre l’Atletico et l’Argentine. Herredia, el Raton Ayala, Ruben Cano, Simeone, Cabrera, le Kun…
        Deux façons de voir le foot qui ne pouvait pas ne pas se rencontrer. Hargne et talent.

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      3. Y a énormément de joueurs défensifs dans les trouvailles de Griffa pour Newell’s. Et son passage à Boca est intéressant également. Rêvez avait-il d’autres offres que Boca?

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      4. Khia, Tévez ? pour préciser quand j’écris qu’il est allé le chercher « au fin fond de sa villa », c’est un peu, en partie, une figure de style que littéralement la vérité. Tévez est déjà en pré-formation dans un club, et déjà connu des recruteurs de divers clubs. Surement (et sans doute) qu’il avait des offres. Boca le convainc de venir . Tévez s’est toujours dit hincha du club. Mais de cette manière il le sort de son « destin » vu que Tévez dit qu’il aurait très mal fini si il était pas devenu pro.

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    1. effectivement, Griffa ne se gênait pas pour ça.
      C’est peut être le cas avec Bati, mais l’épisode le plus connu c’est Pochettino, histoire maintes fois rabâchée dans la presse… Docn, avec Bielsa, ils sonnent à 2h du mat’ chez le père, Mauricio dort dans son lit forcément, ils le réveille et le convainc de rejoindre Newell’s alors qu’il prenait la direction de Rosario Central. Griffa c’était pas un bisounours avec les jeunes hehe, mais totalement investi de sa personne pour les aider durant leur formation.

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  2. La défense de l’Atletico, vainqueur de la C2 1962, face à la Viola, est peut-être la plus glorieuse de son histoire. Rivilla, Calleja, futurs champions d’Europe avec la Roja. Griffa et le Brésilien Ramiro qui a joué avec sa sélectio. C’est en tout cas ma période colchonera préférée. Collar, Peiro, Mendonça, Miguel Jones, Adelardo. Les seuls à venir titiller le Real quand le Barça ne se relève pas du départ de Luis Suarez.

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  3. Griffa arrive à l’Atletico en même temps qu’un des plus grands entraîneurs espagnols dont on ne parle pas suffisamment à mon goût, José Villalonga. José Villalonga, c’est l’homme des grandes premières. Les deux premières c1 du Real, c’est lui. Le premier titre européen de l’Atletico, idem. L’Euro 64, toujours lui. Je me souviens d’Amancio qui racontait comment José Villalonga avait expliqué le futur positionnement de la Roja face à l’URSS pendant une marche dans les bois. Il avait fait s’arrêter son groupe, avait pris quelques cailloux et dessiné sur la terre les différents plans de jeu. Amancio avait été stupéfait par l’analyse et cela avait grandement contribué au succès final.

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  4. Merci pour ce bel hommage bien mérité.
    Il paraît qu’Otto Bumbel, entraineur de l’Atlético en 1964-65, demandait à Mendonça de jouer défenseur pendant les séances d’entrainement pour éviter de croiser Griffa (et donc une possible blessure).

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      1. Je vous suit depuis le début (étant lecteur des commentaires de SoFoot…) et j’ai bien sûr lu le texte sur Mendonça, « le vrai » !

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  5. Ah, voilà : je retrouve ici, via le portrait ci-rendu de ce Griffa, bonne part (pas tout) de ce pourquoi j’avais et garde une acception singulièrement technocratique des Newell’s.

    J’ai du mal à trancher sur ce genre de personnages. Donner les clés pour tirer le meilleur d’un individu, d’une situation.. : oui, bien sûr. Mais à quel prix parfois, quelles violences faites à l’individu voire aux siens? La nuance qu’il y a d’entre éducation humaniste, d’une part, et d’autre part une formation d’un registre davantage utilitariste…..?? ==> Dans le cas d’espèce : par où pencha voire pécha le bonhomme? En soi, je trouve déjà particulier d’aller chercher les mômes chez eux.

    Dans le même esprit : je suis sceptique aussi (davantage, à dire vrai) quand j’entends vanter Bielsa, quand je vois les efforts qu’il inflige à ses joueurs, et même la forme de torture qu’il s’inflige à lui-même.. tout cela a quelque chose d’inhumain et de douteux.

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