« Dieu au ciel, Castor sur terre »

Bangu, banlieue de Rio, un jour comme un autre de 2017. Adossé à une bicoque au torchis lépreux, un mendiant offre aux passants le visage impavide de ceux qui n’ont plus rien à craindre ou à espérer, s’en remettant au jugement de Dieu. Vêtu comme un paria, il attend, solitaire, sans même un oranger à qui parler[1]. Miguel Rio Branco aurait pu le prendre pour modèle dans une de ses séries de photos où des femmes et des hommes dos au mur, dans tous les sens du terme, les traits fatigués, sollicitent la fraternité de l’objectif qui les fixe. Ils trouvent encore le courage de sourire, exhibant des bouches ravinées par les excès et les privations, symbole ultime de leur ruine. Celui qui nous intéresse s’appelle Mário José dos Reis Emiliano ou encore Marinho. Oui, Marinho, l’ailier droit qui électrisait les torcidas de Bangu dans les années 1980. C’est lui que son ex-coéquipier Ado[2] vient de reconnaître, avachi à même le sol.

Cliché d’un favelado réalisé par Miguel Rio Branco.

De la misère à la gloire

Originaire de Betânia, quand le quartier est encore une excroissance purulente de Belo Horizonte, Marinho grandit dans le dénuement. Une bâche et quelques tôles ondulées servent de toit à sa mère Efigênia et ses six frères et sœurs nés de deux pères différents ayant fui le désastre familial à la première occasion. Contre une poignée de reais, Marinho accompagne parfois dona Efigênia à la morgue de l’hôpital pour y effectuer la toilette mortuaire des défunts. Seul un don de Dieu, selon ses propres mots, le délivre de l’extrême pauvreté à laquelle sa condition le destine.

Ce don lui ouvre les portes de l’école de foot de l’Atlético Mineiro d’où il admire révérencieusement Telê Santana diriger les séances de l’équipe professionnelle. La star du Galo est alors Dario, Dadá Maravilha, onaniste et priapique, enfilant les buts sans faillir comme s’il s’agissait de saillies destinées à satisfaire un public de voyeurs[3]. Au milieu des années 1970, l’ancien coach des espoirs Barbatana lance Marinho en même temps qu’apparaît une génération de cracks, Toninho Cerezo, Paulo Isidoro ou Reinaldo. Numéro 7 dans le dos, coupe afro, short court et chaussettes jusqu’aux genoux, tout le désigne comme un disciple de Jairzinho.

Aussi modiques soient-elles, les premières primes versées par le Galo ressemblent à des fortunes et Marinho accède à des plaisirs qu’il pensait ne jamais goûter. Le favelado sorti des ténèbres se laisse éblouir par le clinquant, voitures et jolies pépées au son de Rose Royce ou Delegation. Déjà Marinho se perd et l’espoir sélectionné pour les Jeux Olympiques 1976 à Montréal ne confirme pas avec l’Atlético Mineiro le talent qu’on lui prête.

Bye-bye Belo Horizonte, bonjour São José do Rio Preto et le très modeste América FC. Puis la rencontre avec un truand aux dents longues prénommé Castor le mène à Rio, dans les faubourgs ouvriers de Bangu. Marinho s’en remet alors à « Dieu au ciel, Castor sur terre ». Castor, c’est Castor de Andrade, bicheiro[4] et mécène ayant mis la main sur Bangu, O esquadrão da malandragem, l’équipe des coquins. Marinho participe à la résurrection du Banguzão, club des ouvriers vivant dans le souvenir du maestro Zizinho dans les années 1950 et de Paulo Borges, l’artilheiro du titre carioca en 1966.

Vice-champion du Brésil 1985, désigné meilleur joueur du Brasileirão, Marinho touche à la gloire et défile en exhibant sa Bola de Ouro[5] sur le Sambódromo da Marquês de Sapucaí avec l’école de samba de Padre Miguel, évidemment parrainée par Castor. Ses jambes de danseur et ses changements de rythme attirent l’attention de Telê Santana, à la recherche d’une doublure à Renato Gaúcho. Le sélectionneur appelle Marinho à deux reprises durant la phase de préparation à la Coupe du monde 1986 avant finalement de l’écarter de la liste – tout comme Renato – au profit de Müller.

Dansant avec les lunettes noires, Marinho sous les yeux de Castor de Andrade.

De la gloire à la misère

Vainqueur de la Taça Rio avec Bangu, puis du championnat carioca avec Botafogo[6], sa vie bascule soudainement. Une équipe télé l’interviewe à son domicile, il prend la pose, vaniteux, laissant sans surveillance son plus jeune fils. Quand la séance photo s’achève, Marlon flotte à la surface de la piscine et personne ne parvient à le ranimer. Une épreuve de Dieu, forcément.

Mais la foi de Marinho ne suffit plus à guérir l’affliction d’un père. Il se réfugie dans la boisson, la cocaïne et les bras de filles faciles, comme si sa faute et sa peine pouvaient se dissoudre dans les nuits acides. Lasse de ses frasques, la mère de ses enfants le quitte et retourne à Belo Horizonte, le laissant s’enliser dans le capharnaüm des anges déchus en guise d’expiation.

Sa carrière se prolonge dans la médiocrité jusqu’en 1996. Il parvient à se défaire de la cocaïne mais ne renonce jamais à l’alcool malgré de nouvelles compagnes et des enfants. La main tendue de la Juventus RJ puis de Bangu, dans un rôle auxiliaire au sein d’un club délivré de la menaçante générosité de Castor de Andrade[7], ne le préserve pas de sa dépendance éthylique. Comme si Dieu ne l’avait pas assez puni, la tuberculose entreprend de le ronger à petit feu. Marinho refuse les soins et se résigne à l’indigence, sous un pont ou à l’angle d’une rue, là où en 2017, Ado peine à le reconnaître, catarrheux et prématurément vieilli.

Ado et les dirigeants de Bangu se mobilisent. Alerté, un de ses fils né de sa première épouse renoue avec lui et l’accueille à son domicile, à Belo Horizonte, près du bidonville où il est né 60 ans plus tôt. A un journaliste venu l’interroger, il exhibe la Bola de Oura cabossée – miraculeusement retrouvée – et confesse ses misérables péchés, comme s’il quêtait une absolution tardive à même de réparer les désastres d’une vie. Epuisé, malade, son corps l’abandonne en 2020. Selon la volonté de Dieu, probablement.

Marinho devant la Taça de Ouro cabossée retrouvée par son fils.

[1] Référence au roman Mon bel oranger de José Mauro de Vasconcelos dont Bangu est le décor.

[2] Miraldo Câmara de Souza, ou plus simplement Ado, est connu pour avoir manqué le pénalty décisif de Bangu offrant le Brasileirão à Coritiba en 1985.

[3] Avec Telê aux commandes et Dario meilleur buteur du championnat, l’Atlético Mineiro est sacré dans le Brasileirão 1971.

[4] Un bicheiro est un bookmaker, un organisateur de paris clandestins.

[5] Trophée remis au meilleur joueur de la saison.

[6] Marinho fait partie d’un échange de joueurs entre Bangu, dirigé en coulisse par Castor de Andrade, et Botafogo dont le président Emil Pinheiro est également bicheiro.

[7] Castor de Andrade est mort en 1997 et avait été arrêté en 1994.

10 réflexions sur « « Dieu au ciel, Castor sur terre » »

  1. Ah, une petite mythologie qui s’installe, des noms connus.. des figures qui se croisent d’un article à l’autre, me semble-t-il..?

    Gare tout de même à ce que, à compter de certain stade de développement, ce genre de petits univers ne finisse par devenir autonome.

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      1. Ah non non non, pas du tout! Et pas marqué « FredAstaire » hein, je ne suis point européocentré : tu remets des latinos tant que tu veux.

        Au contraire, je trouve ça génial : tes figures de papier n’en sont que plus vivantes, je les imagine désormais sans peine sortir du cadre narratif premier leur-assigné pour s’en aller vivre leur vie, aller au café.. ; c’est plus que sympa de les retrouver.

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      2. En plus, tes latinhos de Bangu et compagnie : ils me rappellent mon environnement kinois de jadis, même trempe.. Bah : c’est les mêmes en fait, la violence en moins à Kin’ peut-être.. ==> Remets-en une couche tant que tu le voudras!!!………et a fortiori si ça fait radoter l’Astaire, éhéhéh.

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  2. J’ai bien fait de relire ceci : toujours aussi plaisant mais désormais édifiant aussi, merci.

    J’ai l’impression d’en avoir croisé beaucoup, des Marinho. Un itinéraire qui semble animé par une morale implacable, jonché de coups du sort aux accents de rappels à l’ordre, d’injonctions chroniques à l’humilité.. J’imagine quelque statue du commandeur, hantant la vie de cet homme pour lui rappeler sans ménagement sa condition et sa nature fondamentales à chaque fois que, fatalement, il s’emballa, s’enthousiasma de ses succès. Plier méthodiquement sa volonté voire son ubris, marquer au fer rouge cette âme rebelle aux leçons d’humilité subies dans l’enfance..et lui enseigner qu’il gagnerait pour de bon de se rappeler d’où il vient, sans quoi..

    Avec cette lecture-là : on comprend qu’il opte pour l’absence de soins et l’abri d’un pont. Comme une résignation donnée à Dieu, il incline sa vie.

    Avais-tu cela à l’esprit en proposant cette histoire? Il y a la trame pour un bon film..

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    1. Bah je pense que ce type s’est abandonné à tout ce qui passait dans sa vie, femmes, mentors plus ou moins bien intentionnés etc… en ayant pour justification, excuse ou échappatoire que cela relevait d’une décision suprême contre laquelle il ne pouvait rien. Dieu au Ciel, Castor sur Terre, une manière de dire « je ne suis responsable de rien ».

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  3. Ce n’est pas de tragédies grecques mais plutôt brésiliennes dont il faut parler au football. Mané et Barbosa sont d’autres exemples. L’empereur Adriano n’a pas l’air d’aller bien (d’ailleurs il n’y a qu’un seul empereur dans l’histoire). Il semblerait que Marinho ait joué le match Atlético Mineiro – France lors de la tournée française en Amsud en 1977. Le club brésilien avait inscrit 3 buts à celui qui est surnommé Doumé et qui a commencé à jouer en première division à Ajaccio.

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