Chroniques de l’Orankesee – 2e partie : un mercredi au Château Carreras

Où l’équipe nationale de la République démocratique allemande tient son rang dans la deuxième moitié des années 1970… et au-delà. Après s’être qualifiés pour la Coupe du monde 1978 et avoir brillamment passé le premier tour, les héros de l’État des travailleurs et des paysans s’attaquent à une suite pour le moins ardue. Deuxième partie d’une histoire du football qui aurait pu être.

(Première partie disponble ici)

Ce matin du 14 juin 1978, Georg Buschner est contrarié et inquiet. L’équipe de RDA qu’il entraîne est arrivée la veille à Córdoba pour y jouer son premier match du deuxième tour de la Coupe du monde face aux Pays-Bas. L’hôtel est fort acceptable – la sélection n’y passe d’ailleurs qu’une nuit avant de rejoindre son camp de base à Buenos Aires, à 700 kilomètres, le soir même – mais un lot de yaourts avariés a échappé à la vigilance des cuisiniers. Cinq joueurs, frappés de gastro-entérites carabinées, sont hors de combat, dont trois titulaires de gros calibre : le gardien Jürgen Croy, le milieu Reinhard Häfner, et l’attaquant Joachim Streich.

Comme quatre ans plus tôt, le deuxième tour de ce Mundial à 16 équipes se déroule par poules et non par élimination directe. Les vainqueurs de chacun des deux groupes sont qualifiés pour la finale ; les deuxièmes, pour le match de classement. La RDA est dans le groupe A avec les Pays-Bas, l’Italie, et le frère ennemi ouest-allemand, qu’elle affrontera dans cet ordre. On frémit d’impatience avant les chocs de titans qui s’annoncent : premier RFA-Italie officiel depuis la légendaire demi-finale de 1970, revanche de la finale de 1974, deuxième duel interallemand… Le groupe B (Argentine, Brésil, Pologne, Pérou) fait pâle figure en comparaison.

Le milieu récupérateur Reinhard Lauck, blessé contre l’Espagne au premier tour, n’est pas encore rétabli non plus. Buschner aligne donc Grapenthin – Kische, Weise, Dörner, Weber – Kurbjuweit, Schnuphase, Pommerenke, Eigendorf – Riediger, Hoffmann, dans son 4-4-2 à plat habituel. On ne s’étonne déjà plus de l’absence de Sparwasser, en délicatesse avec son tendon d’Achille et relégué à un rôle de joker depuis le début du tournoi. Après ses excellents Jeux de Montréal, c’est l’heure de vérité au plus haut niveau pour Hans-Jürgen Riediger, le jeune attaquant du Dynamo Berlin.

Les Pays-Bas, quant à eux, n’ont convaincu personne jusqu’ici, frôlant même l’élimination face à des Écossais qui jouaient leur dernière carte à fond. Outre une série de forfaits dont celui de Johan Cruyff, ils semblent minés par leurs éternelles querelles internes. Ernst Happel, sur le banc, est vertement critiqué. Du camp retranché de l’Elftal, près de Mendoza, a filtré la rumeur d’une révolution de palais après le premier tour, à la manière de la « nuit de Malente » de la RFA quatre ans plus tôt… Quoi qu’il en soit, en 4-3-3 avec Schrijvers – Wildschut, Brandts, Krol, Poortvliet – Jansen, Haan, W. van de Kerkhof – R. van de Kerkhof, Rep, Rensenbrink, ça se laisse voir.

Hans-Ulrich Grapenthin, le gardien du Carl Zeiss Iéna, a parfois des sautes de concentration. Dans un bon jour, en revanche, il est injouable, et ce 14 juin est de ceux-là. Les Néerlandais, méconnaissables par rapport au premier tour, ont retrouvé leur allant de 1974 et étouffent complètement la RDA malgré les efforts héroïques d’un Kurbjuweit ou d’un Dörner. Mais il y a ce diable de numéro 21 dans la cage qui détourne une tête de Brandts d’une parade à la Gordon Banks, arrête un penalty de Rensenbrink, claque en corner un énorme coup franc de Haan, et gagne un duel acrobatique face à Johnny Rep à la limite de sa surface. Les rares contres est-allemands, eux, sont horriblement dangereux par leur vitesse. Schrijvers est décisif deux fois, sur une tête à bout portant de Hoffmann et un missile d’Eigendorf, et on rentre aux vestiaires sur un 0-0 trompeur.

Schnuphase devant René van de Kerkhof : ça va longtemps tenir le coup.

Peu après la reprise, après que Riediger a manqué d’ouvrir le score seul à cinq mètres, les Oranje trouvent enfin la faille. Sur un deux contre deux bien mené, René van de Kerkhof devance Grapenthin au coin des six mètres et sert Rep au centre qui marque dans le but vide (1-0, 53e). Ensuite, le gardien est-allemand recommence à tout arrêter avant que les Pays-Bas ne finissent par payer leurs efforts. La RDA prend l’ascendant au milieu et Buschner, sentant le moment opportun, lance Sparwasser dans l’arène. Bien vu : sur une montée et un centre de Kische, le nouvel entrant lobe d’une touche soyeuse du droit un Schrijvers sorti trop tard et égalise sur le troisième tir est-allemand cadré du match ! (1-1, 80e)

Va-t-on assister à un hold-up ? Non. Deux minutes plus tard, sur une erreur de placement de toute la défense prolétarienne, Willy van de Kerkhof se retrouve seul au point de penalty pour reprendre victorieusement un centre de Rensenbrink (2-1, 82e). Il s’en faut d’un cheveu que la RDA n’égalise à la dernière seconde, ou plutôt du bout du gant de Schrijvers qui sort de sa lucarne une nouvelle mine d’un Lutz Eigendorf qui n’en finit pas d’étonner. On en reste là, mais rien n’est perdu pour les Allemands de l’Est car Italie et RFA se sont séparées sur un score nul (0-0) après un match fermé et décevant.

Cette Italie, il va falloir l’affronter au Monumental de Buenos Aires, devant un public tout acquis à sa cause en raison de ses attaches culturelles avec l’Argentine. C’est elle qui a fait la meilleure impression jusque-là dans ce Mundial, avec sa rigueur tactique, son collectif huilé, la classe individuelle des Zoff, Cabrini, Antognoni, Causio, ou autres Bettega, et l’explosion de Paolo Rossi à la pointe de son attaque. On a quand même vu pointer une certaine fatigue contre la RFA… De retour à son camp de base, bloc-notes en main dans son fauteuil, Buschner hésite : laisser venir et jouer le contre comme d’habitude, ou attaquer pour faire courir les Azzurri et les briser physiquement en fin de match, comme Magdebourg face au Milan en 1974 ?

Le 18 juin, tout le monde est d’attaque à l’exception de Kische et Schnuphase, choyés d’un peu trop près par les robustes Bataves. Georg Buschner rappelle Lauck rétabli, replace Kurbjuweit en défense comme en 1974, et aligne Croy – Kurbjuweit, Weise, Dörner, Weber – Lauck, Heidler, Häfner, Eigendorf – Streich, Hoffmann. Côté italien, les troupes sont au complet et Enzo Bearzot sort l’argenterie : Zoff – Bellugi, Scirea, Gentile, Cabrini – Zaccarelli, Tardelli, Benetti, Causio – Bettega, Rossi, de quoi faire réfléchir n’importe quel adversaire.

Buschner a finalement décidé de laisser venir, et le début du match lui donne raison. Les Azzurri paraissent eux aussi jouer bas, mais leurs qualités techniques et leur fond de jeu sont tels qu’ils se retrouvent vite et souvent près du but de Croy. Là, ils butent sur une défense intraitable conduite par un étincelant Dixie Dörner, impérial entre autres sur une percée de Paolo Rossi (16e). Les contres de la RDA, en revanche, n’ont pas leur tranchant habituel car Tardelli et Zaccarelli musèlent efficacement Eigendorf et Häfner. Kurbjuweit peut tout de même s’en vouloir d’avoir trop croisé sa frappe seul face à Zoff peu avant la mi-temps.

Après le repos, la fatigue italienne apparaît de plus en plus nettement. La RDA s’enhardit et Häfner, de 30 mètres, puis Streich, de la tête, mettent Zoff à l’épreuve. C’est la Squadra Azzurra qui joue le contre maintenant et Jürgen Croy n’est pas en reste, décisif qu’il est dans ses duels avec Zaccarelli, Cuccureddu (entré à la mi-temps à la place de Bellugi), et Causio en toute fin de match. Mais on en reste à 0-0, un résultat finalement justifié sur l’ensemble de la partie. Dans l’opinion, on se demande si l’Italie, si brillante au premier tour, n’est pas déjà au bout du rouleau. On commence aussi à se lasser de ces Allemands de l’Est qui ne proposent rien dans le jeu malgré un potentiel évident.

Presque tout reste ouvert avant la dernière journée, car Allemands de l’Ouest et Néerlandais se sont tenus en échec (2-2) dans un match intense, décevant lui aussi, peu spectaculaire malgré les quatre buts. Les Pays-Bas, avec 3 points (différence de buts +1, 4 buts marqués), sont les mieux placés pour la finale, mais la RFA (2 points, 0, 2 buts) et l’Italie (2 points, 0, 0 but) ont leur mot à dire. La RDA (1 point, -1, 1 but) ne peut plus aller en finale mais reste en course pour la troisième place. Il faut qu’elle batte la RFA et que l’Italie ne batte pas les Pays-Bas, et aussi que les Azzurri ne marquent pas trop de buts s’ils font match nul et la RDA ne gagne que par un but d’écart.

Des deux côtés du Mur, on retient son souffle avant un choc dont l’enjeu dépasse nettement celui de 1974. Cette fois, pourtant, le rapport des forces inquiète à l’Ouest malgré les coups de menton de la presse de boulevard. Les tenants du titre ont montré leurs limites dès le premier tour : la vieille garde (Maier, Vogts, Hölzenbein) accuse son âge, les vice-champions d’Europe 1976 (Beer, Dietz, Flohe, Dieter Müller) n’ont pas le niveau de leurs prédécesseurs, les derniers arrivés (Abramczik, Rüssmann) non plus. Helmut Schön, sur le banc, semble venir du siècle passé. Seuls Rainer Bonhof, Manfred Kaltz, et Karl-Heinz Rummenigge sont à la hauteur de leur réputation.

La RFA aura au moins le public de Córdoba pour elle. À Berlin-Est, on n’a pas voulu risquer un voyage de supporters si loin du territoire national, avec le danger de défections que la junte ne manquerait pas d’exploiter au maximum. On se contente donc de réquisitionner le personnel des missions diplomatiques et commerciales dans les pays voisins de l’Argentine, étroitement encadré et infiltré par la Stasi comme il se doit. Au final, ils seront environ 300 face à 25 000 Allemands de l’Ouest qui ont fait le déplacement, les « neutres » remplissant le reste des 47 000 places du tout nouvel Estadio Chateau Carreras[1] ce 21 juin 1978.

Les deux sélectionneurs disposent de leurs équipes-types. La RDA, qui « reçoit » officiellement et joue en blanc, aligne Croy – Kische, Weise, Dörner, Weber – Kurbjuweit, Lauck, Häfner, Eigendorf – Streich, Hoffmann. La RFA, en maillot extérieur vert, aligne Maier – Vogts, Kaltz, Rüssmann, Dietz – Bonhof, Beer, Hölzenbein – Abramczik, D. Müller, K.-H. Rummenigge. Six « rescapés » de 1974 côté Est sur le terrain, deux seulement côté Ouest, et un nouveau duel des cerveaux en zone technique entre Georg Buschner et Helmut Schön.

Comme quatre ans plus tôt, la RFA entame prudemment face au danger des contres est-allemands avant de mettre peu à peu la pression. En tribunes et sur les bancs, on a l’oreille collée au transistor pour suivre le score de Pays-Bas-Italie, joué à la même heure à Buenos Aires. D’un seul coup, une clameur monte dans la foule : l’Italie vient d’ouvrir la marque… À peine le temps de commencer les calculs que la moitié du stade explose. Rummenigge, bien servi depuis la droite, a jailli entre Dörner et Weise pour aller transpercer Croy à dix mètres (0-1, 19e). Voilà la RFA virtuellement en finale, devant l’Italie au nombre de buts marqués !

Pour la première fois du tournoi, la RDA est obligée de faire le jeu. Buschner fait monter son bloc d’un cran et le match devient une belle bataille de gens du Nord, pas désagréable à voir avec les éclairs offensifs de Bonhof, Hölzenbein, et Rummenigge d’un côté, Häfner, Eigendorf, et Streich de l’autre. À la mi-temps, Schön remplace Erich Beer, inexistant, par le tout jeune Hansi Müller, et la RFA prend d’un coup l’ascendant. Croy se distingue sur un missile de Rummenigge, Bonhof touche l’extérieur du poteau est-allemand sur coup franc… et le stade gronde à nouveau : les Pays-Bas ont égalisé. Ce sont eux qui sont virtuellement en finale, la RFA ne jouant plus que la troisième place.

Lothar Kurbjuweit a maintenant pris la mesure de Hansi Müller et l’attaque ouest-allemande s’éteint de nouveau. Côté droit, on voit de plus en plus Eigendorf, face auquel même Bonhof est à la peine. Sur un de ses raids, la nouvelle star du Dynamo Berlin adresse un centre en profondeur impeccable aux six mètres, Berti Vogts se troue, et Martin Hoffmann derrière lui pousse la balle au fond (1-1, 59e). Rien n’est changé au classement du groupe, mais la deuxième place de la RFA ne tient plus qu’à un but au lieu de deux.

Les espaces s’ouvrent dans une défense ouest-allemande dont la vivacité des attaquants de l’Est souligne cruellement l’âge. Hansi Müller a beau faire briller Croy sur coup franc, la sanction finit par tomber. Häfner, monté au coin gauche des seize mètres, peut renverser pour Joachim Streich par-dessus Kaltz et Rüssmann. Le « Gerd Müller de l’Est » est mortel des deux pieds, et cette fois-ci, c’est le gauche : contrôle orienté et volée du même pied en lucarne opposée pour l’un des plus beaux buts du tournoi (2-1, 66e). Les Pays-Bas sont toujours virtuellement en finale, mais c’est maintenant la RDA qui jouerait la troisième place, devant l’Italie au bénéfice des buts marqués !

On n’a pas repris depuis deux minutes que la RFA obtient un coup franc à 25 mètres côté droit. Bonhof enroule vers les six mètres où Hölzenbein devance Weise et place une tête imparable au pied du poteau de Croy (2-2, 68e). Un autre but et la RFA serait à égalité parfaite avec les Pays-Bas pour la finale ! Pour l’instant, la revoilà en match de classement… mais pour combien de temps ? La bataille du milieu a tourné en faveur de ceux de l’Est, plus allemands que les « vrais » Allemands dans leur progression au physique vers la cage de Sepp Maier. Vogts ne tient plus le rythme des courses de Hoffmann, Dietz et Bonhof souffrent le martyre côté gauche face à Kische et un Eigendorf royal, Abramczik et Dieter Müller – bientôt remplacé par Klaus Fischer, sans plus de succès – ont disparu de la circulation.

La rumeur enfle de nouveau dans le stade : les Pays-Bas viennent de prendre l’avantage sur une frappe exceptionnelle d’Arie Haan de 40 mètres. Il faut désormais deux buts pour les priver de la finale. La RFA est toujours en match de classement, mais un seul but suffit à son adversaire direct pour lui griller la politesse…

Georg Buschner a déjà fait entrer Sparwasser en remplacement de Hoffmann, taclé un peu trop fort par Vogts. Il reste trois minutes à jouer quand Häfner, côté gauche, trouve devant lui le nouveau venu au coin de la surface. Celui-ci laisse sur place Rüssmann d’une de ses accélérations typiques, efface Kaltz d’un crochet vers l’intérieur, et marque du gauche entre Maier sorti devant lui et Dietz revenu à la désespérée (3-2, 87e). De Suhl à Greifswald, devant toutes les radios et tous les téléviseurs de la RDA, c’est l’explosion nucléaire. Herbert Küttner, au micro de la TV est-allemande, a perdu toute trace du sang-froid qui le caractérise d’ordinaire : « Tooor ! Tooor ! Tooor ! Drei zu zwei ! Jürgen Sparwasser aus Magdeburg ! Ausgerechnet Sparwasser schafft’s noch einmal ! »[2] Après son but à Hambourg en 1974, après celui de Leipzig qui a qualifié la RDA à l’automne précédent, l’« autre » numéro 14 est en passe de devenir le héros absolu du football de son pays – si le résultat tient.

La RFA se jette vers l’avant dès l’engagement. Au milieu d’une mêlée de joueurs aux seize mètres, Hölzenbein pique pour Abramczik qui émerge seul devant Croy… et manque le cadre de trente centimètres. La dernière chance est passée et Abraham Klein, l’excellent arbitre israélien, siffle la fin du match. La RDA n’a pas seulement battu une nouvelle fois le frère ennemi capitaliste : elle l’a éliminé du tournoi devant les caméras du monde entier et jouera, elle, pour la troisième place de la Coupe du monde. Sportivement, ce n’est qu’une victoire qui ne débouche sur aucun titre. Politiquement, c’est le plus gros coup médiatique de l’histoire de l’« État des travailleurs et des paysans ».

Plus tard dans la soirée, de retour à leur camp de base, les Allemands de l’Est regardent l’Argentine détruire le Pérou (6-0) et se qualifier pour la finale dans un scénario qui restera suspect pour toujours. C’est donc le Brésil, leur adversaire du premier tour, qu’ils affronteront de nouveau trois jours plus tard pour une place sur le podium. Ils savent en tout cas qu’ils ne sont pas seuls contre tous en terre fasciste. En regagnant leurs chambres, ils ont trouvé sur leurs oreillers de petites cartes où figure le seul mot « Danke ».

Relayée par la radio et la télévision, la victoire est-allemande a déjà pris une dimension planétaire. À Berlin-Est et à Moscou, on pavoise. Dans un bureau quelque part à Buenos Aires, un ministre fait grise mine. La onzième Coupe du monde doit être celle du triomphe de l’Argentine et du « Processus de réorganisation nationale », à la barbe de tous ces marxistes qui empoisonnent l’opinion, pense-t-il. La troisième place d’un pays communiste, aux dépens d’un allié lui aussi gouverné « comme il le faut », serait une tache que les médias ne manqueraient pas de monter en épingle… Il coupe le son de la télévision et décroche son téléphone.

Tôt le lendemain matin, soixante soldats avec chiens renifleurs et matériel de déminage se présentent à la résidence de l’équipe de RDA. Dans un excellent allemand, appris de ses parents émigrés en 1945 pour d’évidentes raisons, leur commandant explique venir fouiller les lieux en réponse à des « informations précises sur une possible attaque terroriste ». Ils inspectent les moindres recoins deux heures durant puis prennent congé en embarquant trois membres du personnel de la résidence, menottes aux poignets : les communistes infiltrés qui faisaient la liaison entre le Parti argentin et les hôtes.

Le chef de la sécurité de la délégation, le colonel Pietsch, en a perdu de son assurance : les fascistes devaient avoir les camarades à l’œil depuis longtemps, ils sont mieux renseignés et plus efficaces que la Stasi ne le pensait… et qui sait de quels autres moyens de surveillance ils disposent ? En tout cas, le coup de pression a fait son effet. Les informateurs parmi les joueurs feront état d’une certaine déstabilisation, entre colère et inquiétude, jusqu’au coup d’envoi.

Deux jours plus tard, c’est donc le grand rendez-vous au Monumental de Buenos Aires, bien rempli et presque tout acquis à la cause brésilienne. Claudio Coutinho, soucieux de sauver les apparences après un tournoi décevant, aligne sa meilleure équipe : Leão – Nelinho, Oscar, Amaral, Rodrigues Neto – Toninho Cerezo, Batista, Dirceu – Gil, Roberto Dinamite, Mendonça. Zico, en méforme noire, n’est même pas remplaçant[3]. Rivelino, le dernier de « ceux de 1970 », cire le banc et n’entrera qu’en fin de match… La RDA tout entière veut elle aussi cette troisième place. À l’exception de Hoffmann blessé, Georg Buschner reconduit donc son onze-type : Croy – Kische, Weise, Dörner, Weber – Kurbjuweit, Lauck, Häfner, Eigendorf – Streich, Riediger.

Les manœuvres en coulisses du ministre n’ont pas réussi : la RDA a récusé l’Uruguayen Ramón Barreto, ressortissant d’un pays à l’époque « compagnon de dictature », que l’Argentine tentait d’imposer au sifflet. C’est le Suédois Ulf Eriksson qui arbitrera ce match, avec la compétence et la neutralité typiques de son pays.

Il fait frais en ce troisième jour d’hiver austral et la fatigue d’un long tournoi se fait sentir des deux côtés. Comme on s’y attendait, le Brésil domine sans être dangereux et s’expose aux contres d’une RDA incisive mais malchanceuse. Eigendorf, excentré à 25 mètres, gratte l’arête de Leão en début de match. Streich, aux seize mètres, fracasse la barre du gardien brésilien. Riediger, après un beau solo, ne trouve que le poteau. Entretemps, il a quand même placé une tête victorieuse suite à un raid de Streich côté droit (0-1, 36e). Les commentateurs neutres semblent excédés par la tournure des événements : c’est cette équipe minimaliste qui va finir troisième sans rien avoir offert, ou presque, dans le jeu ?

Après vingt minutes stériles en seconde période, Coutinho remplace Toninho Cerezo par Rivelino et ça va tout de suite mieux. Dès son entrée en jeu, l’illustre moustachu trouve ainsi un espace pour Nelinho. Le latéral droit de Cruzeiro a révélé une frappe de balle exceptionnelle au match précédent face à la Pologne. Là, du coin droit de la surface, il envoie côté opposé un extérieur du droit d’un effet et d’une force inimaginables qu’aucun gardien au monde, pas même Jürgen Croy, ne pourrait arrêter (1-1, 64e).

Le temps fort du Brésil continue et le mur de Berlin montre des brèches. Une balle en profondeur depuis la gauche arrive à Reinaldo, entré à la mi-temps, qui remet de la poitrine pour Dirceu libre à 20 mètres dans l’axe. Sans contrôle, le 8 de Vasco largue une mine du gauche au ras du poteau de Croy (2-1, 71e). En réaction, Georg Buschner joue son va-tout : il remplace Lauck par Sparwasser, passant en 4-3-3 pour la première fois du tournoi.

Les vingt dernières minutes sont bien dures pour la Seleção, souvent prise en défaut par la vitesse du nouvel arrivant et repoussée sur son but par une RDA qui en veut. À la dernière minute, celle-ci obtient un coup franc à 20 mètres légèrement sur la gauche. Häfner pique au point de penalty pour Sparwasser qui place une tête puissante, Leão n’a pas bougé… le ballon heurte le haut de la barre et sort en six mètres.

Ça tient jusqu’au bout, et par tous les moyens.

Ce ne sera pas pour cette fois, ni pour cette année. Ulf Eriksson siffle la fin du match, le Brésil décroche une troisième place qui ne suffira pas à sauver la tête de Claudio Coutinho. La délégation est-allemande, malgré la déception de cette défaite somme toute malchanceuse, peut quant à elle rentrer au pays en triomphe. Ils seront plus de cent mille à lui faire une haie d’honneur à la sortie de l’aéroport de Schönefeld, dans une joie spontanée qui tranche avec le caractère forcé des spectacles de masse dont les pays socialistes sont coutumiers.

Quelques semaines plus tard, dans un salon du Palais de la République de Berlin-Est, Georg Buschner se tient seul, pensif, un peu à l’écart des mondanités de la réception qui bat son plein. Staff et joueurs viennent de recevoir la médaille de bronze de l’Ordre du Mérite patriotique de la RDA des mains d’Erich Honecker en personne. Günter Schneider, le président de la Fédération, se fraie un chemin et vient rejoindre l’entraîneur national, deux flûtes d’un très correct mousseux est-allemand en main.

« Un grand moment, camarade », déclare-t-il, heureux, au moment de trinquer. « Vous paraissez préoccupé ? » Buschner ne se cache pas. « Par les éliminatoires du prochain Euro, camarade président. Notre groupe avec les Pays-Bas et la Pologne n’est pas facile, et il n’y a qu’un seul qualifié. Nous avons bien réussi au WM, et nous sommes reconnaissants des honneurs dont le peuple et le Parti nous ont jugés dignes. Mais en tant que sportifs, nous savons que les bons résultats d’hier ne garantissent pas ceux de demain. » Le sélectionneur repose son verre. « Oui, camarade président, dans trois mois, nous repartons de zéro. »

(Troisième partie disponible ici à partir du 2 avril)

Le match qui aurait pu être Pays-Bas-RDA : https://www.youtube.com/watch?v=tAoPv1HnDsU

Celui qui aurait pu être Italie-RDA : https://www.youtube.com/watch?v=-5q9MbMG35c

Celui qui aurait pu être le deuxième RDA-RFA de l’histoire : https://www.youtube.com/watch?v=lBH6AkulNQk

Celui qui aurait pu voir la RDA jouer pour le bronze : https://www.youtube.com/watch?v=w9STL8vFN1o

Le grand salon du Palais de la République de Berlin-Est, à l’époque de sa « splendeur ».

[1] Sans accent circonflexe dans l’espagnol d’origine.

[2] « Buuut ! Buuut ! Buuut ! Trois à deux ! Jürgen Sparwasser, de Magdebourg ! Comme par hasard, c’est Sparwasser qui le fait encore une fois ! »

[3] À cette époque, les équipes doivent choisir cinq non-titulaires comme remplaçants désignés et peuvent en faire entrer deux. Les six autres non-titulaires n’ont pas le droit d’entrer en jeu ni même de s’asseoir sur le banc.

14 réflexions sur « Chroniques de l’Orankesee – 2e partie : un mercredi au Château Carreras »

  1. Du Palais de la République, je réalise qu’il n’a en définitive servi qu’une quinzaine d’années. Berlin doit être méconnaissable depuis la reconstruction de son château ; pour moi qui y suis toujours arrivé en train, ce bâtiment incongru était aussi fondamental du paysage berlinois que je ne le trouvais laid.

    Tu prêtes à Streich, face à la RFA, l’un des plus beaux buts du tournoi…….et il se devait alors d’être vraiment beau, car ce n’est pas ce qui aura manqué en 78! Je serais d’ailleurs bien en peine de devoir n’en épingler qu’une dizaine. Et j’ai probablement un faible pour les buts de Krankl face à la RFA et de Nelinho contre l’Italie.

    Les malheurs de Happel sur le petit banc NL sont peu connus, bien qu’ils passent pour la pire expérience humaine de sa carrière. Et cependant, malgré les intrigues de palais constantes des indécrottables Krol et Suurbier, et quoi que voulût faire croire ensuite son félon assistant Zwartkruis (homme de football assez médiocre, qui voulut tirer à lui la couverture de cette finale de WC en affirmant que Happel avait sombré dans la dépression et que c’est donc lui, Jan Zwartkruis, qui avait tenu la baraque), voire ce pan corrompu de la presse NL déjà gagné par la folie cruyffiste des grandeurs : cette accession en finale fut bel et bien l’oeuvre d’un Happel……..qui s’empressa toutefois de s’extirper du merdier humain de la sélection néerlandaise.

    Pleinement de retour au FC Bruges, il n’y fut toutefois guère plus heureux : licencié en novembre! Et l’élimination en CE face au Wisla n’était qu’un prétexte : la cause fondamentale de son licenciement était d’avoir tenu tête aux dirigeants brugeois. Le conflit fut d’ailleurs si profond que, à sa mort, le club ne manifesta absolument pas la moindre forme d’hommage pour Happel. Ce qui est d’une ingratitude phénoménale, si l’on considère que le FC Bruges était au bord du bord de la banqueroute quand Happel y avait débarqué en 74, et que ce club vécut cependant grâce à lui ses plus grandes années.

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    1. Le but de Streich, c’est celui de Krankl 🙂 Il n’a en fait pas manqué grand-chose à cette CM 1978 pour devenir un bon tournoi. Je n’ai changé que deux choses en remplaçant l’Autriche par la RDA : l’écart de la défaite contre les Pays-Bas et la défaite contre l’Italie transformée en nul. Les deux fois, il suffit d’un gardien mieux inspiré… Le reste (actions, buts, scores) est inchangé et nous vaut un fameux suspense à la dernière journée. RDA-RFA serait devenu un classique genre Italie-Brésil 1982.

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    1. C’etait la 5eme roue du carrosse, selectionné puis aligné pour pallier les absents.

      Joueur limité, du coffre mais pas grand-chose d’autre, ancient ailier droit muté wing back gauche. Il fit bien ce qu’il avait à faire, mais ce n’etait vraiment pas un grand footballeur.

      J’evoquais il y a peu le danois Jan Heintze ==> à peine arrivé au PSV, il y prit à la reguliere la place de Windschut. Dans un style plus sobre, mais aussi plus sûr.

      L’un dans l’autre : l’un de ces nombreux joueurs vraiment moyens avec lesquels les NL se devaient alors de composer, et qu’ils tendent desormais de plus en plus à voir plus beaux qu’ils n’etaient ; y a toute une reecriture comme ça, à l’oeuvre et pour faire accroire qu’ils n’ont jamais cessé d’etre au top depuis le debut des 70’s.

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  2. Ah suis déçu, je pensais que la RDA décrochait le titre et j’imaginais déjà le scandale, Videla refusant de remettre le trophée, des chiens policiers (des bergers allemands bien sûr) attaquant les mollets est-allemands, el abrazo del alma avec Croy, Kische et un inconnu dont on apprendrait plus tard qu’il s’agissait d’un espion est-allemand nommé Enrique Volker Honecker, le frère manchot d’Erich Honecker.

    Bon, plus sérieusement, deux remarques sur les compos qui prouvent que nous sommes bien dans une uchronie : il faut inverser les positions de Bellugi (pur défenseur central) et Gentile (terzino droit même s’il a souvent joué stoppeur) et dans la Seleção, Mendonça évolue en 10 au milieu alors que Dirceu joue attaquant excentré.
    Coutinho survit à la CM 1978, il saute en toute fin d’année 1979. C’est l’élimination contre le Paraguay en Copa qui lui est fatale.

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    1. Grosse légende d’un club somme toute modeste, arrivé au sommet pendant la meilleure période de l’histoire du club ponctuée d’une demi-finale de C3 en 1978-79. Il est arrivé en équipe nationale par un trou de souris, entre les fins de carrière de Netzer et d’Overath et les éclosions de Schuster et Hansi Müller. Une valeur sûre en Bundesliga, mais pas beaucoup plus à dire.

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      1. Tiens, toi qui as passé une partie de ta jeunesse à Toulouse, as-tu connu l’Erich Coffee ? Vers le quartier St Cyprien. C’était un Berlinois, fan de rock qui avait ouvert ce lieu dès les années 80. Je n’ai vu que la fin avant qu’il ne déménage sur une péniche au début des années 2000 mais son bar était rempli d’illustrations à la gloire du Hertha.
        Un article de la Depeche sur ce fameux Erich.
        https://www.ladepeche.fr/article/2017/02/05/2511354-erich-sperling-le-rockeur-toulousain-quitte-le-navire.html

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      2. En fait, non, je n’allais pas si loin et le quartier n’avait pas bonne presse en ce temps-là…

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      3. Ah oui ? C’est marrant comme les réputations peuvent changer. Quand j’ai commencé à sortir, vers fin des années 90, St Cyprien n’avait rien d’un coupe-gorge. C’était déjà bien rupin. Et ça l’est d’autant plus aujourd’hui. Mais y avait de chouettes troquets.

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      1. Pezzey, il me semble bien l’avoir mis dans le top 10 des défenseurs pour les 70′. Il était vraiment doué. En parlant de coéquipier, Prohaska a été meilleur à l’Inter ou la Roma ?

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