Chroniques de l’Orankesee – 1ère partie : l’automne de la Plata

Où l’équipe nationale de la République démocratique allemande tient son rang dans la deuxième moitié des années 1970… et au-delà. Première partie d’une histoire du football qui aurait pu être.

Zentralstadion de Leipzig, 12 octobre 1977. Plus que trois minutes à jouer et toujours 1-1. Il faut le gagner, ce match au sommet du groupe 3, pour aller en Argentine. À l’aile gauche, près du poteau de corner, Martin Hoffmann, découpé par un tacle de boucher de l’Autrichien Robert Sara, a fait signe qu’il ne peut plus continuer et regagne le banc en boitant bas. Un geste de Georg Buschner et le numéro 14 se lance dans l’arène pour aller se placer à la pointe de l’attaque. Jürgen Sparwasser, de retour de blessure, est entré pour le coup franc de la dernière chance.

Wolfram Löwe, le vieux routier du Lok Leipzig, enroule du droit vers le but de Koncilia. Personne ne peut reprendre le ballon qui rebondit sur la ligne des six mètres. Bruno Pezzey tente un dégagement qui touche son coéquipier Hattenberger, deux mètres devant lui, et retombe mollement aux pieds de Sparwasser face à la cage. En vrai 9 qu’il est, le buteur de Magdebourg reprend à l’instinct et troue les filets dans le rugissement orgiaque des 95 000 spectateurs. Sur sa première touche de balle, le tombeur de la RFA a une nouvelle fois été le héros de son pays. Le match décisif est gagné, la RDA jouera une deuxième Coupe du monde consécutive.

Friedl Koncilia a eu le dessus cette fois, mais ce n’est que partie remise…

« C’est joli, ce petit lac, on dirait un peu l’Orankesee, non ? » L’Iliouchine 62 de l’Interflug a atterri à Ezeiza trois heures plus tôt et Günter Schneider, le président de la Fédération est-allemande, découvre le camp de base de la sélection en limite de Buenos Aires. C’est l’ancienne colonie de vacances d’un syndicat, saisie par l’armée quand celle-ci les a tous interdits après le coup d’État de 1976. Sous le ciel pâle et un peu incertain de la Plata, le cadre rappelle effectivement le lac berlinois au bord duquel le football est-allemand a son siège.

À ses côtés, athlétique dans son survêtement bleu aux armes de la DDR, Georg Buschner inspecte le terrain d’entraînement avec approbation. Quand ils ont appris qui allait occuper les lieux, les communistes argentins ont infiltré le personnel et se sont assurés que tout serait en parfait état pour « leurs » champions. Là-bas, dans le bâtiment principal, les 22 joueurs découvrent leurs chambres et défont leurs valises.

Après le coup d’État, on s’est demandé si les qualifiés du bloc socialiste (Hongrie, Pologne, RDA) allaient suivre l’exemple du « grand frère » en 1973 et déclarer forfait[1]. János Kádár, Edward Gierek, et Erich Honecker ont effectivement consulté le Kremlin qui a retenu son bras avec réticence, tenaillé entre sa crainte d’un contre-boycott aux Jeux de Moscou deux ans plus tard et sa répugnance à offrir une victoire symbolique à la dictature argentine. La RDA est donc là, et bien là.

Le chef de la sécurité, le colonel Pietsch, s’approche des deux hommes après sa dernière inspection. « Alles klar, camarade président », déclare-t-il ostensiblement avant de poursuivre à mi-voix : « Les fascistes avaient mis des micros un peu partout. Nous avons tout débranché, Berlin a donné l’ordre de ne pas monter l’affaire en épingle. » La situation est déjà assez tendue comme ça entre les hommes de la Stasi et les soldats argentins lourdement armés qui sécurisent la résidence. Leur commandant s’appelle Kastner et parle un allemand excellent bien qu’un peu désuet : pas besoin de se demander où ses parents étaient avant 1945, ni dans quel camp…

L’installation terminée, assis en terrasse dans le soir qui tombe, Buschner réfléchit une fois de plus à son équipe pour le début du tournoi. Au tirage, la RDA a évité le « groupe de la mort » où sont tombés les camarades hongrois mais n’a pas été spécialement gâtée. Elle ouvrira contre l’Espagne, continuera contre la Suède, et affrontera surtout le Brésil de Zico et Rivelino le dernier jour. Derrière les Sud-Américains qui paraissent au-dessus du lot, tout est cependant possible dans ce groupe 3.

La RDA n’arrive pas désarmée, loin s’en faut. Certes, Bernd Bransch, le capitaine emblématique de 1974, et Eberhard Vogel, la légende absolue du football est-allemand, ont raccroché les crampons. Hans-Jürgen Kreische, le redoutable buteur du Dynamo Dresde, est de plus interdit de sélection par la Stasi après une sombre affaire de pari avec un homme politique ouest-allemand. Mais le reste de l’ossature de 1974 est là et les jeunes champions olympiques de Montréal sont arrivés pour compléter un groupe de belle facture, surtout en attaque. Rainer Kalb, le correspondant allemand de France Football, a d’ailleurs mis ses lecteurs en garde : « On parle beaucoup de l’Écosse comme outsider de ce Mundial, mais attention à la RDA. Elle est plus forte qu’en 1974. »

S’il n’était le huis clos quasi-total décrété par la Fédération en territoire fasciste, le teint hâlé des joueurs trahirait un autre atout de la sélection. Dans le plus grand secret, celle-ci s’est préparée pendant trois semaines en altitude près d’Erevan, en Arménie, à sa demande vite approuvée par les autorités soviétiques. La pratique est connue depuis dix ans, mais personne n’en use encore pour une compétition au niveau de la mer. Les joueurs augmentent ainsi leur taux de globules rouges et améliorent leurs performances sans même avoir recours au dopage. Le Parti a d’ailleurs donné l’ordre de « voyager propre » pour éviter un camouflet : la RDA est attendue au tournant depuis les triomphes suspects de ses nageuses hypertrophiées aux Jeux de Montréal.

Le 3 juin 1978, c’est enfin l’heure de vérité dans le joli stade José Amalfitani de Buenos Aires, le Fortín de Vélez Sarsfield rénové et agrandi pour le Mundial. Les éloges sont unanimes sur l’ambiance de ce vrai stade de football à l’architecture déjà rétro. Il fait beau, comme ce sera le cas pour presque tous les matchs de ce groupe 3. On les joue à 13 h 45 ou 16 h 45 locales pour assurer une bonne audience en Europe, en avance de quatre heures. La lumière dorée et les ombres allongées de l’automne austral, inhabituelles dans de grands tournois joués d’ordinaire l’été, apportent à l’ambiance une touche de mélancolie qui sera l’un des rares plaisirs esthétiques de cette triste Coupe du monde.

Georg Buschner reste fidèle à son 4-4-2 à plat avec Croy – Kische, Weise, Dörner, Weber – Kurbjuweit, Lauck, Häfner, Pommerenke – Streich, Hoffmann. On s’étonne dans les médias de l’absence de Sparwasser. On ne sait pas que la « légère blessure » citée comme prétexte cache en fait un problème récurrent au tendon d’Achille, un secret bien gardé qui limite le joueur à un rôle de joker de luxe et le forcera à arrêter sa carrière un an après le Mundial, à 31 ans seulement. Pour le grand retour de la Roja en Coupe du monde après douze ans d’absence, László Kubala, lui, est confiant en son potentiel offensif. Il aligne un 4-3-3 qui promet : Miguel Ángel – de la Cruz, Migueli, Marcelino, San José – Pirri, Cardeñosa, Asensi – Rexach, Dani, Rubén Cano.

Le match est équilibré, de bon niveau technique, entre une Espagne qui construit bien au sol et une RDA très verticale qui laisse venir et mise sur sa vitesse en contre. C’est ainsi que Martin Hoffmann profite tôt d’une belle ouverture de Pommerenke pour aller fusiller Miguel Ángel au coin des six mètres (1-0, 10e). Dani égalise vite d’une volée détournée par Weise qui prend Croy à contre-pied (1-1, 21e), puis rien n’est marqué pendant le reste d’une agréable première mi-temps.

La seconde période continue sur le même rythme, avec une série d’occasions que gardiens et défenses maîtrisent bien. La RDA impose peu à peu sa puissance physique et finit par prendre l’avantage : Häfner frappe au but de 20 mètres, le ballon s’écrase sous la semelle de Migueli au point de penalty, Streich réagit le premier et loge un plat du pied au ras du poteau (2-1, 76e).

L’Espagne pousse pour égaliser et s’ouvre aux contres est-allemands. Sur l’un de ceux-ci, Migueli descend Reinhard Lauck, qui sort sur civière, et s’en tire avec un jaune fort clément. C’est le jeune Lutz Eigendorf, très en forme à l’entraînement, que Buschner choisit pour le remplacer. Sur son premier ballon, le nouveau venu éventre le milieu espagnol côté droit et lâche une mine surpuissante sur laquelle Miguel Ángel fait l’arrêt du tournoi. On en reste à 2-1, ce qui est une petite surprise car les pronostics allaient plutôt à la Roja.

Lauck ne rejouera pas du premier tour. Pour affronter la Suède, quatre jours plus tard au stade José Amalfitani, Georg Buschner le remplace à la récupération par Rüdiger Schnuphase, excellent aux Jeux de Montréal, le reste de l’équipe étant inchangé. La Suède, elle, sort d’un nul contre le Brésil (1-1) resté célèbre pour la décision bizarre de l’arbitre gallois Clive Thomas de siffler la fin du match une fraction de seconde avant que Zico ne « marque » de la tête sur un dernier corner. Les Nordqvist, Bo Larsson, ou autres Edström qui avaient fait si bonne impression au WM 1974 sont toujours là mais accusent le poids des ans.

En 4-4-2 avec Hellström – Borg, R. Andersson, Nordqvist, Erlandsson – Tapper, L. Larsson, B. Larsson, Linderoth – Sjöberg, Wendt, ça tient tout de même la route. Et le dernier rempart de Kaiserslautern, contrairement à d’autres, s’est bonifié avec l’âge. Face à la nette domination d’Allemands de l’Est ni plus puissants, ni plus techniques, mais nettement plus rapides, il va être exceptionnel. En une demi-douzaine de parades magistrales, il écœure les Hoffmann, Streich, Häfner, ou autres Pommerenke qui pensaient tour à tour avoir marqué. Il faut un penalty (indiscutable) de Streich pour débloquer la situation (1-0, 45e) ; on en restera là au tableau d’affichage.

En face, Jürgen Croy n’a qu’un arrêt décisif à faire et le fait bien, à 0-0 sur un tir de Benny Wendt. Lutz Eigendorf, entré à la mi-temps en remplacement d’un Pommerenke peu inspiré, a tout de suite mis sa griffe sur le jeu et semble s’imposer dans l’équipe. Voilà en tout cas la RDA qualifiée et en tête du groupe avec deux victoires en deux matchs : qui l’eût cru au début du tournoi ? Derrière elle, tout reste ouvert car un très décevant Brésil a fait match nul contre l’Espagne (0-0), grâce entre autres à un invraisemblable double sauvetage du défenseur Amaral sur sa ligne.

Jürgen Croy dit « Nein » quand il le faut.

À la veille d’affronter la Seleção, les trois joueurs qui rendent compte chaque jour en secret au colonel Pietsch n’ont que du positif à relater : le moral est au beau fixe, la confiance au maximum. Une question préoccupe cependant l’officier de la Stasi. Après le dîner, il prend Buschner et le président Schneider à part et va droit au but : l’équipe va-t-elle vraiment jouer à fond ? La question est fondée : en 1974, la victoire à la Pyrrhus sur la RFA avait envoyé la RDA dans le groupe le plus difficile du second tour, et tous s’en souviennent.

Cette fois-ci, on sait déjà que le vainqueur du groupe 3 rencontrera cette même RFA, l’Italie, et le deuxième du groupe 4 (Pays-Bas, Pérou, ou peut-être Écosse) qui sera connu dans la soirée. Le deuxième, lui, affrontera l’Argentine, la Pologne, et le vainqueur du groupe 4 : un tableau plus tentant. Les consignes de Berlin sont formelles, assène Pietsch en lisant le message reçu via l’ambassade le matin même : porter haut la bannière de l’esprit sportif socialiste et jouer le jeu sans petits calculs.

Georg Buschner aurait aimé faire tourner, mais on ne discute pas un ordre du Comité Central. Il se contente donc de confirmer Eigendorf au milieu et de remplacer le latéral gauche Weber, touché contre la Suède : Croy – Kische, Weise, Dörner, Schade – Kurbjuweit, Schnuphase, Häfner, Eigendorf – Streich, Hoffmann.

En face, Claudio Coutinho aligne Leão – Toninho, Oscar, Amaral, Rodrigues Neto – Toninho Cerezo, Batista, Mendonça – Gil, Roberto Dinamite, Dirceu. On a depuis oublié presque tous ces joueurs de l’un des pires Brésil de l’histoire… Rivelino, le dernier des géants de 1970, ne tient plus le rythme sur 90 minutes et est sorti de l’équipe. Zico, le prodige de Flamengo, en froid (et c’est un euphémisme) avec son tecnico, n’entrera qu’en fin de match.

Le Brésil-RDA de 1974 avait été d’une indigence rare. Sur la pelouse mal en point de Mar del Plata, celui-ci est meilleur, sans toutefois tutoyer les sommets. La première période voit les tricampeões faire le jeu et les Allemands de l’Est jouer le contre comme d’habitude. Leão n’a pas grand-chose à faire mais Jürgen Croy non plus, protégé qu’il est par une charnière Dörner-Weise qui fait un gros match. Elle n’est prise en défaut qu’une fois, sur une balle en profondeur depuis l’aile droite que Roberto Dinamite contrôle élégamment à dix mètres du but avant de trouver une lucarne imparable (1-0, 40e).

À défaut d’enchanter la planète, on sait défendre chez Coutinho.

La RDA relève le nez dans une seconde mi-temps un peu plus ouverte. Eigendorf et surtout Sparwasser, lui aussi entré en fin de match, peuvent s’en vouloir face à Leão, Croy gagne un duel du bout du gant face à Mendonça, mais la marque ne change pas. Ce sont bien les inattendus Allemands de l’Est qui remportent le groupe 3 devant le Brésil au nombre de buts marqués. L’Espagne, vainqueur (1-0) d’une Suède qui finit dernière, n’a pas vu la Seleção trébucher comme il le lui fallait et rentre à la maison.

Avec le carton du Pérou face à l’Iran (4-1) et la victoire de l’Écosse sur les Pays-Bas (3-2) dans la soirée, le tableau du deuxième tour est bouclé : Argentine, Pologne, Brésil, Pérou d’un côté, Italie, Pays-Bas, RFA, RDA de l’autre. Une nouvelle fois, les hommes de Buschner n’ont pas pu – ou pas voulu – éviter le groupe de la mort… et le monde entier salive déjà à l’idée des deux grosses revanches de 1974 qui s’annoncent.

(Deuxième partie disponible à partir du 3 mars)

RDA-Autriche décisif pour la qualification : https://www.dailymotion.com/video/x8pwqgk

Le match qui aurait pu être RDA-Espagne : https://www.youtube.com/watch?v=Ctg0-qpgyKo

Celui qui aurait pu être Suède-RDA : https://www.youtube.com/watch?v=Ndicz8bm2b4

Celui qui aurait pu être RDA-Brésil : https://www.youtube.com/watch?v=LKEUokIgJ-4


[1] En novembre 1973, l’URSS refuse de disputer le match retour de son barrage interzones contre le Chili à l’Estadio Nacional de Santiago, utilisé comme centre de détention et de torture par la junte du général Pinochet après son coup d’État deux mois plus tôt. Les Chiliens restant inflexibles sur le lieu, pour raisons politiques et avec le règlement pour eux, l’URSS ne se déplace pas et est éliminée par forfait.

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