« Cămătaru Rodion, t’as pas le soulier, t’as le chausson ! »

En 1987, l’État roumain réussissait un exploit incommensurable : truquer le Soulier d’or ! La récompense attribuée depuis la saison 1967-1968 fut officiellement donnée à Toni Polster pour ses 39 réalisations en 34 matchs. Pourtant, cette même saison, un buteur roumain, jouant au Dinamo București, réussissait à marquer 44 buts en 33 matchs ! Ballon d’Or officieux possédant toujours le trophée chez lui, comment Rodion Cămătaru est t-il devenu Soulier d’or avant de perdre la reconnaissance pour des soupçons de truquage ?

Les années 80 sont l’apogée sportive du football roumain, même si son pic international arrivera avec la performance des Tricolorii à la Coupe du monde 1994. Le Dinamo n’est pas passé loin de la finale de la Coupe des clubs champions en 1984, éliminant le tenant du titre hambourgeois avant d’être éliminés par les futurs vainqueurs liverpuldiens en demi-finale, alors que le Steaua remporte la compétition à la surprise générale en 1986, après avoir épuisé mentalement le Barça en finale.

Durant toute la période communiste, le football roumain est porté par ses deux locomotives. D’un côté, le Steaua București, club de l’armée mais également de Valentin Ceaușescu, fils du couple présidentiel. De l’autre, le Dinamo București, club du ministère de l’Intérieur et donc de la Milice, la Securitate.

C’est dans ce contexte politico-sportif particulier qu’arrive l’histoire qui nous intéresse aujourd’hui.

Nous sommes en seconde partie de saison de Divizia A 1986-1987, la première division roumaine. Le Steaua a quasiment assuré le titre en restant invaincu depuis le début de saison alors que le Dinamo devrait logiquement terminer deuxième avec une énorme avance sur le reste du championnat.

Mais si les exploits des Roș-Albaștrii (Rouge et Bleu) plaisent à la famille Ceaușescu et à l’armée roumaine, l’écart entre Steaua et Dinamo plait beaucoup moins aux miliciens. Et l’envie de ses derniers de faire briller leur club les pousse à aller très loin…

En effet, Constantin Nută, inspecteur-général de la Milice, demande à Mircea Lucescu, alors entraîneur du Dinamo, quelle est la situation sportive du club. Ce dernier lui explique que le Steaua possède 10 points d’avance en championnat et que le club n’a pas encore commencé en Coupe. Nută lui répond alors qu’ils n’ont qu’à gagner le Soulier d’or. Après avoir demandé à Rodion Cămătaru, buteur du club, combien de fois il a déjà marqué dans la saison, le milicien annonce à l’équipe qu’« à partir de demain, nous aiderons tous Cămătaru à gagner le Soulier d’or. »

Le lendemain, le Dinamo fait match nul 4-4 face au Victoria Bucuresti, un autre club lié au ministère de l’Intérieur, et Cămătaru claque un quadruplé. Cela le lance alors dans une série inarrêtable.

Cămătaru marque ensuite un but face au Petrolul Ploiești dans un match nul 2-2. Le match suivant sera le dernier sans but pour la coqueluche des miliciens, le Steaua et le Dinamo faisant match nul un but partout.

Suivent un nouveau but contre le FC Argeș Pitești, un triplé contre le Corvinul Hunedoara, un second coup du chapeau consécutif contre l’Oțelul Galați et un doublé contre le club sœur du Flacăra Moreni. Malgré les neuf buts en quatre matchs de Cămătaru, le Dinamo ne gagne qu’une fois pour deux nuls et une défaite.

La 32e journée face au Sportul Studențesc est le symbole de la manipulation mise en place par les miliciens pour offrir à Cămătaru le trophée tant désiré. Même le tempo des buts est calculé pour que le public ne se révolte pas : Cămătaru marque deux buts dans les 12 premières minutes avant que Benone Dohot, gardien choisi pour la supercherie, n’encaisse deux buts en l’espace de deux minutes. Cămătaru marque le but du triplé avant la mi-temps mais un pénalty permet aux locaux d’égaliser. Quadruplé de Cămătaru à un quart d’heure du terme puis deux ultimes buts pour le Sportul en fin de match afin de sceller le score : 5-4 !

Dans l’avant-dernière journée du championnat, le Jiul Petroșani est déjà mathématiquement relégué et le Dinamo n’a pas à se saboter, victoire 6-2 avec un improbable quintuplé pour Cămătaru. Ce dernier possède alors deux buts de plus que l’Autrichien Toni Polster de l’Austria Vienne mais, la dernière journée de Bundesliga se jouant le lendemain de celle de Divizia A, il vaut mieux ne pas prendre de risques.

Le spectacle tragi-comique se conclut donc avec une victoire du Rapid sur le Dinamo 4-3, Cămătaru marquant trois buts qui lui assurent le Soulier d’or. Le match restera dans la légende roumaine pour les réactions en tribunes.

Le Rapid București était en effet le club de la capitale le plus virulent vis à vis du pouvoir, l’un des chants les plus célèbres des tribunes étant « Galeria lui Rapid nu e membră de partid » (« Le virage du Rapid n’est pas membre du parti »). Les supporters du club viennent au Giulești avec des chaussures de mauvaise qualité et préparent un coup qui fera date.

Pour le premier but de Cămătaru, les fans du Rapid chantent : « Cămătaru, hai pe noi, să ne dai şi golul doi ! » (« Cămătaru, vient vers nous, marque-nous un deuxième but ! »). Après sa seconde réalisation, les spectateurs se moquent ouvertement du buteur : « Ța, ța, ța, căpriță ța, Cămătaru ia gheata ! » (« Petite chèvre, Cămătaru, prends le soulier ! »). Le plan de départ voit sa conclusion quand les spectateurs se déchaussent, agitent leurs chaussures et scandent « Cămătaru Rodion, nu iei gheată, iei șoșon ! » (« Cămătaru Rodion, t’as pas le soulier, t’as le chausson ! ») avant de les jeter sur le terrain.

Le coup de sifflet final officialise la victoire du Rapid, mais ses supporters affichent leur rejet face à cet arrangement en chantant le nom du grand rival du Roumain pour le Soulier d’or : « Toni Polster, unde eşti, să vezi circul din Giuleşti ? » (« Toni Polster, où es-tu, vois-tu le cirque de Giuleşti ? »)

L’attaquant autrichien refuse de venir à la cérémonie qui se déroule à Monte-Carlo, estimant que le trophée à été truqué. Et les chiffres semblent lui donner raison, comment un buteur qui avait marqué à 17 reprises en 25 matchs peut avoir marqué 20 buts sur les six derniers matchs de la saison autrement ?

Pourtant malgré cela, Mircea Lucescu et Rodion Cămătaru ont toujours réfuté la moindre accusation de fraude. Il faudra attendre 35 ans pour que quelqu’un parle : le gardien de but Benone Dohot, qui jouera les sept derniers matchs de la saison pour le Dinamo, encaissant 19 buts, pendant que Cămătaru en marquait quasiment le même nombre…

L’Equipe attribuera le trophée au Roumain avant de se rétracter après la chute du régime de Ceaușescu, l’offrant alors à Polster. Néanmoins, Cămătaru possède toujours son exemplaire du trophée, probablement pour l’éternité et peut-être grâce à Constantin Nută.

9 réflexions sur « « Cămătaru Rodion, t’as pas le soulier, t’as le chausson ! » »

    1. C’est difficile de trouver la moindre info moderne sur le football en Corée du Nord (et c’est pas faute d’avoir essayer) alors les archives…

      Je pense que lorsqu’elles sortiront (un jour, peut-être), on sera déçu. On est sur un pays tellement secret, reclus et unique qu’on peut tout imaginer sans que ça ne soit invraisemblable.

      Mais en dehors des trucs standards (quelques matchs truqués par ci, des arrangements politiques par là), je ne pense pas qu’on trouvera de grandes histoires digne d’être sur P2F (la Rolls des publications footballistiques).

      Néanmoins, j’avais tenté (puis abandonné devant l’absence totale d’informations) de me renseigner sur le football nord-coréen, que ça soit dans sa structure ou dans ses clubs.

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  1. Ah ah, « l’affaire » Cămătaru avait fait grand bruit à l’époque et France Football était bien emmerdé avec son trophée à la con !

    Allez, je vais me faire l’avocat du diable. Un seul témoignage à charge 35 ans après les faits, c’est peu. Ensuite, compte tenu du nombre de buts encaissés par le Dinamo durant les derniers matchs, on peut se dire qu’ils ont joué le tout pour l’attaque et pour Cămătaru. Enfin, tout le monde sait que les Roumains sont les meilleurs buteurs du monde, Dudu Georgescu avait fait beaucoup mieux quelques années auparavant en marquant 47 buts en un seul championnat 😉

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  2. Merci Alpha. Le soulier d’or 89 est également litigieux à mon avis. Toujours le Dinamo Bucarest mais cette fois-ci Dorin Mateut, qui mettra 43 buts en tant que milieu…
    Je dis peut-être une bêtise mais il me semble que Mateut l’avais admis à demi-mots lors de son arrivée à Saragosse après le Mondial italien. Un passage espagnol discret au moment d’une mode roumaine en Liga. Hagi au Real, Balint à Burgos et un peu plus tard, Lacatus à Oviedo.
    On retrouvera Mateut chez le Brescia roumain d’Hagi et Florin Răducioiu.

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    1. Et, encore un peu plus tard : Dumitrescu, Popescu..

      Que de beaux/bons joueurs ils eurent à l’époque..!

      Camataru, vu en Belgique à Charleroi, présenté comme LE transfert qui les ferait changer de dimension..les pauvres………

      Il ne ménagea ni ce club, ni cette région quand il partit la queue entre les jambes… La ville n’est certes pas des plus attrayantes mais le club, dirigé alors par un homme formidable, ne méritait certainement pas ça. Ca m’a laissé un souvenir peu favorable du bonhomme, je n’ose imaginer ce qu’il inspira aux supporters de Charleroi..!

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      1. Et pourtant, je t’en avais parlé, il a laissé un excellent souvenir à Heerenveen, très bien classé parmi les plus grands joueurs parmi les fans, dont un groupe qui ont nommés leur podcast d’après lui…

        Peut-être l’air belge, le dépaysage ou l’accent étrange de ces gens là 🙂

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      2. Le foot NL est le paradis des buteurs, la Frise est sympa et bucolique.. Cet environnement-là fut possiblement plus favorable, je ne sais pas mais c’est plausible : une vraie, belle qualité de vie.

        L’accent étrange? Attention qu’à Charleroi c’est particulier, à mon avis vous ne le connaissez pas trop bien cet accent-là?? En tout cas rien à voir avec le bruxellois (ce prétendu « accent belge » défini par vos comiques) ni le liégeois (rigolo, chantant..mais vachement perché, au secours).

        L’accent carolo je le trouve tristounet. La façon de faire les « r », tout particulièrement.

        Le podcast, c’est ce sur quoi tu m’interrogeas? Pas du tout dans l’exagération, les Camaturistes! Et cependant quelque chose de mignon, ça m’a rappelé le Congo, sont aussi comme ça quand ils aiment un joueur.

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