Bolivie 1963: El Mallku Ugarte

Une nouvelle fois, la Bolivie, en perpétuel chantier , n’a pas grand chose à espérer dans cette Copa América et tentera d’obtenir une victoire au mieux. Dans ce troisième épisode, on prend la direction du Qullasuyu pour observer le vol des condors, et quand Ugarte planait au dessus de l’Illimani.


Le football bolivien toujours irrégulier et fait de haut et de bas, enfin plutôt plus de longues périodes de résultats médiocres parsemés d’exploits intermittent, souvent quand une génération talentueuse tire l’équipe vers le haut. Si on vous avait compté ici ses débuts jusqu’en 1950, voilà maintenant la suite en quelque sorte. Dans les années 1950, c’est une période plus propice, tout en restant mesuré, à son développement. Le championnat se structure à l’échelle nationale et devient officiellement professionnel en 1950 avec le premier titre d’envergure nationale décerné. Depuis sa quatrième place au Sudamericano 1949 (obtenue avec quatre victoires) et une qualification pour le Mondial 1950, la Bolivie peine au niveau international. Néanmoins, Le pays andin accueille pour la première fois l’organisation de la Copa América, un vieux rêve enfin exaucé (note : le pays avait des velléités dès les années 1920, et c’est pour cette raison que le stade Hernando Siles de La Paz fut construit pour doter la Bolivie d’un stade international pouvant accueillir l’évènement), pour l’édition 1963. Pour la première fois de son histoire, et unique à ce jour, la Bolivie remporte la compétition. Dans ses rangs, l’idole nationale Víctor Agustín Ugarte, joueur majeur de la décennie 1950, devient le héros du jour et légende pour l’éternité.

Ugarte est originaire de Tupiza, ville à l’extrême sud du pays, dans les hautes vallées interandines, où les habitants de la région ont toujours multiplié les migrations saisonnières (ou plus tard définitives) avec l’Argentine voisine, qui lorgnait sur ces territoires loin du pouvoir central au moment des Indépendances. Une terre semi-désertique, mais de par sa situation géographique : un nœud d’échanges commercial et ferroviaire, de richesses minières et agricoles. Aujourd’hui, elle est devenue depuis plusieurs années une porte d’entrée touristique pour le Sud bolivien, pour Uyuni et son salar, pour ses décors alentours dignes d’une carte postale et ambiance de western qui ont vu passer Butch Cassiddy et ses sbires fut un autre temps. Ugarte commence à jouer au football en club à l’Huracán de Tupiza, avant de rejoindre très vite La Paz, dont la ville est l’épicentre du pays et la ligue de football la plus dominante. C’est au Club Bolívar, l’un de ses clubs phares, qu’il poursuit sa carrière en 1947. La même année, il est appelé pour la première fois en sélection pour jouer le Sudamericano en Équateur. Il se révèle définitivement sur la scène continentale dans la Copa América 1949 organisée au Brésil, où il se met en évidence, fait étalage de ses qualités techniques, de son jeu spectaculaire fait de vitesse et de dribbles. L’attaquant, capable de jouer à tous les postes offensifs, marque cinq buts dans cette édition. Dans son sillage, la Bolivie réalise une de ses meilleures compétitions de son histoire avec quatre victoires en sept parties. Mais la Verde ne confirme pas l’année suivante, sa participation à la Coupe du monde 1950 est un échec sportif.

Dans les années 1950, le pays est en ébullition depuis quelques années et sur le plan politique, se voit transcendé par la Révolution Nationale de 1952 qui aura des effets durables et progressistes sur son histoire, marquant une nouvelle ère pour le pays. Mais malgré des améliorations internes pour son football, les résultats de la sélection nationale ne suivent pas. Elle traverse une bonne partie de la décennie sans éclats. En 1957, elle renaît quelque peu pour faire honneur au pays. Dans le cadre de la Copa Paz del Chaco (note : fait référence à la guerre du Chaco qui a mis aux prises les deux nations dans les années 1930), série de rencontres amicales contre le Paraguay, elle obtint deux victoires (dont une à Asunción) et un nul dans cette série de quatre confrontations. Puis pour les qualifications de la Coupe du Monde 1958, elle s’offre pour la première fois de son histoire une victoire de prestige contre l’Argentine en 1957 (2-0 à La Paz) mais incapable de performer à l’extérieur, elle subit deux défaites contre le Chili (battu lui aussi à domicile dans les hauteurs de La Paz) et l’Argentine qui la condamne. Pendant ce temps-là, Ugarte est devenu le symbole du football bolivien. L’attaquant est considéré comme le meilleur footballeur du pays et sa renommée dépasse les frontières nationales. Sa technique balle au pied, avec un certain sens du jeu créatif, et des aptitudes physiques, alliant rapidité et agilité, le mettent en valeur : Ugarte est surnommé « Maestro ».

Très vite, il enchante les fans de Bolívar avec lequel il remporte trois titres de champion (1950, 1953 et 1956). L’attaquant – numéro 10, petit gabarit mais très fort techniquement, devient l’idole du club celeste et des aficionados du football bolivien, capable de marquer des buts sur des actions individuelles spectaculaires, mais aussi pouvant se transformer en un meneur de jeu redoutable, auteur de multiples passes décisives, notamment à son compère Mario Mena, autre légende du club. Ugarte est l’ambassadeur du football bolivien et reçoit des offres de clubs étrangers : Sporting Cristal, Boca Juniors, Millionarios, furent cités comme potentiels intéressés, mais le joyau national est plus ou moins contraint de rester. Les officiels Boliviens lui promettent avantages financiers et matériels en échange. Finalement, après avoir porté le maillot Bolívar pendant 11 ans, il quitte le club en 1957 et part en Argentine pour défendre les couleurs de San Lorenzo du « Nene » Sanfilipo. Il n’y reste qu’une saison, jouant très peu et la nostalgie de sa terre natale l’appelle, il fait son retour à La Paz, dans son club de Bolívar. Il tente une seconde expérience à l’étranger au débit des années 1960 en Colombie à Once Caldas. Une nouvelle fois, il ne reste qu’une saison ,mais avec plus de temps de jeu et réussite. Une quinzaine de mois avant le championnat sudaméricain de 1963, pour les qualifications de la Coupe du monde 1962, la sélection bolivienne se réveille et accroche l’Uruguay en défendant valeureusement sa chance dans le match qualificatif, seulement défait 2-1 au match retour au Centenario de Montevideo (1-1 à l’aller). Ugarte retourne de nouveau ensuite à Bolívar en 1963 et participe à la Copa América, son dernier défi à 37 ans.

Bolivie 1963

Pour le championnat sudaméricain, les villes de La Paz et Cochabamba, soit les deux places fortes du football national, sont choisies comme villes hôtes. La compétition rassemble sept pays participants : le Venezuela n’a toujours pas participé à une seule édition continentale, l’Uruguay renonce à la compétition pour contester l’organisation de matchs à La Paz, et le Chili décline, ou n’est pas le bienvenu en raison d’une nouvelle crise diplomatique sur les litiges frontaliers qui perdurent depuis des décennies. La Verde s’appuie sur quelques valeurs sûres : sa paire Wilfredo Camacho (le capitaine) et Máximo Ramírez solides et inamovibles au milieu de terrain qui fait rayonner l’équipe quand ils se mettent à jouer à leur maximum ; l’attaquant Máximo Alcócer qui est devenu la référence en tant que buteur au pays ; le milieu offensif Ausberto García, considéré comme l’un des plus talentueux footballeurs boliviens de l’histoire. Le jeune prodige Ramiro Blacut qui exposera tout son talent lors du tournoi (et fera plus tard, un essai en Europe au Bayern Munich), apporte du sang neuf et sa vivacité. Plusieurs d’entre eux font les beaux jours du club de Jorge Wilstermann, le club aviador établi à Cochabamba et qui règne à cette époque sur le championnat bolivien sur lequel s’appuie la sélection. Et donc parmi eux, le « Maestro » Víctor Ugarte pour son dernier tour de piste. L’équipe est entraînée par le Brésilien Danilo Alvim, malheureux finaliste du Maracanazo et qui a pris en main la sélection quelques semaines avant le début du tournoi. La Bolivie démarre par un match nul spectaculaire contre l’Équateur (4-4 score final, la Bolivie ayant mené 2-0, puis les Équatoriens ont mené 4-2). Puis elle arrache deux victoires serrées contre la Colombie (2-1) et le Pérou (3-2), puis enchaîne une troisième victoire de suite contre le Paraguay (2-0).

Pour les deux derniers matchs, se profilent l’Argentine et le Brésil. La Bolivie n’avait que récemment battu pour la première fois les Argentins, mais cela avait permis d’évacuer un premier complexe d’infériorité. La Bolivie l’emporte 3-2 sur l’Argentine qui était venue, il faut le préciser, avec une équipe composée en majorité d’espoirs. Le dernier match décisif pour les Boliviens se déroule à Cochabamba contre le Brésil, double champion du monde en titre, mais qui est en retrait sur les Copa América, n’envoyant pas ses stars depuis plusieurs éditions. Le Brésil était venu avec une équipe amoindrie, sans ses stars. Le Brésil ne peut plus prétendre à être champion, et seul le Paraguay, qui affronte l’Argentine le même jour, peut prétendre encore à la victoire finale. Ugarte n’a pas spécialement brillé depuis le début, mais officiant comme un guide spirituel sur le terrain. Et il faut dire qu’il a été opéré d’une appendicite une semaine avant le début de la compétition… Mais pour ce dernier match, il se transforme en Apu Ugarte pour assurer le titre à son pays. Le joueur pris ses responsabilités, inscrivant un doublé et menant ses troupes au succès final. Une victoire 5-4 acquise grâce à un penalty d’Ugarte en fin de match. Le stade Félix Capriles et tout un peuple peut exulter, la Bolivie remporte la Copa América à domicile. Ugarte est acclamé en héros porté sur les épaules des supporteurs en triomphe. Une fin en apothéose puisqu’il s’agira de son dernier match avec la sélection (46 sélections et 16 buts entre 1947 et 1963). Le héros national peut partir l’esprit tranquille, et avec le statut de légende du football bolivien.

Malheureusement sa fin de carrière sera tristounette. L’année suivante, pour ses derniers matchs sous le maillot de Bolívar, le joueur est sanctionné par le tribunal pour dopage et la Fédération le suspend, sans états d’âmes pour l’icône nationale, pour un an. Il prend sa retraite en 1966, à l’âge de 40 ans. En 1995, Ugarte meurt d’une longue maladie et dans la pauvreté. Aujourd’hui, il est considéré comme l’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur, footballeur de la Bolivie.

NB: Chez les aymaras, peuple indigène de l’Altiplano, le Mallku est l’une des divinités associé aux sommets et à l’altitude, à la force et l’esprit des montagnes. Incarné par le Condor, animal symbolique et vénéré. Par extension, Mallku est un titre honorifique prestigieux et est accolé aux grands dirigeants aymaras.

15 réflexions sur « Bolivie 1963: El Mallku Ugarte »

  1. Quel timing, vu l’actualité..!

    Je suis reconnaissant à hauteur de mon ignorance de ce football-là. Ugarte : encore un nom entendu..et basta.

    Dopage, Bolivie……….. ==> C’est tellement cliché, mais : n’y eut-il pas un joueur suspendu, qui y prétexta d’avoir mâchonné des feuilles de coca??? Je dois confondre, l’association d’idées est trop facile.

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      1. Je parle de mastiquer les feuilles bien sûr, bien sûr
        (pijchar = l’action de mâcher, mastiquer les feuilles)

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  2. Merci Ajde. On dit d’Ugarte qu’il domptait le ballon comme personne, qu’il était capable de gestes inédits. Était-ce un avant-centre ou un créateur ? Les deux à la fois, sans doute. Les images sont rares, il faut croire les témoins quand ils prétendent que le génie de Maradona est une prolongation de l’œuvre d’Ugarte. La seconde réalisation du Pibe face à l’Angleterre en 1986 n’est-elle pas la reproduction de celle d’El Maestro face au Pérou, à Lima, en ouverture de la Copa America 1953 (même si in fine, c’est peut-être le Péruvien Calderón qui touche le dernier le ballon) ? Une victoire extraordinaire alors la Verde n’avait pas joué depuis des lustres et présentait toutes les caractéristiques de la victime expiatoire offerte au pays organisateur de la Copa…
    Une autre anecdote nous est parvenue : à la fin des 70es, Ugarte, déjà quinquagénaire et curieux de découvrir le phénomène Maradona, vient défier Diego (qui se demande qui il est) dans une interminable séance de jongles en amont d’un match amical qu’Argentinos Juniors dispute à La Paz. Je n’ai pas trouvé de photo, dommage…

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    1. Toujours peu évident de faire des comparaisons, surtout la faire avec Maradona qui vient après lui, pas la même génération.
      Ugarte était très technique tous les témoignages en conviennent, physiquement le gabarit idéal pour briller dans ce registre. Mais c’est comme ces quelques « légendes » sudaméricaines: il jouait selon ses envies, n’avait pas envie à se conformer à une vie de footballeur pro, se contenter des éclats « mythiques » pour pouvoir les raconter. C’était de cette trempe là : ces esthètes qui n’en font pas plus et qui distille leur talent par intermittence. Ce qui est déjà beaucoup. Et donc El Maestro c’est la version bolivienne.

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      1. Donc tu le mettrais au-dessus d’un Etcheverry ou d’un Platini Sanchez?

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      2. Sánchez > Etcheverry
        Après entre lui et Ugarte, je sais pas, les deux ex aequo , quoi

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  3. Ugarte n’était sans doute pas assez vicieux pour un univers vénal et corrompu. Le concernant, il n’est pas exagéré de parler de servitude tant les interventions de dirigeants sportifs et politiques à leur profit sont nombreuses. Dans les années 1950, lors d’un derby Bolívar-The Strongest, il se rebelle, refusant de jouer pour protester contre l’interdiction qui lui est faite de se rendre aux obsèques de sa grand-mère, celle qui l’a élevé aux environs de Potosí. A la mi-temps, Bolívar est mené 2-0. Un dirigeant vient le chercher à son domicile contre on ne sait quelle faveur bidon. Il cède, foule la pelouse alors qu’il ne reste qu’un quart d’heure à jouer et le miracle opère : deux buts et la passe décisive pour un succès inespéré. Selon les récits, des spectateurs le portent en triomphe jusqu’à sa demeure.
    Désiré par de nombreux clubs étrangers (on parle même de Rot Weiss Essen en Allemagne), les présidents boliviens interviennent en personne pour le retenir, lui garantissant voiture, maison, salaire à vie, promesses jamais tenues évidemment. Plus tard, le Movimiento Nacionalista Revolucionario exige sa présence sur le sol national, monument indispensable en vue de la Copa America 1963.
    Il se retire à 40 ans, désenchanté, abandonné de ceux qui l’ont exploité pendant des années, dirigeants, hommes politiques, militaires, souvent les mêmes d’ailleurs, usant de leur pouvoir et de sa crédulité. Il crée une académie qui vivote, entraîne les jeunes de Bolívar qu’il fait voyager à ses frais avant que les problèmes d’argent ne surviennent. Toute la vie d’Ugarte est empreinte de générosité sans réciprocité et la fin n’y déroge pas : veuf, ayant connu la prison en raisons de dettes contractées par ses fils dont il se porte garant, il meurt en 1995 dans l’anonymat d’un hôpital de La Paz.

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      1. y’a une note plus bas ! C’est expliqué

        D’ailleurs je m’aperçois que j’ai oublié de mettre les notes en page…

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    1. Fais toi en une idée de la seleçao

      ALMIR Da Silva Taubate
      ALTAMIRO Pereira São Cristóvão
      ARI Hercilio Barbosa América (Minas Gerais)
      AMAURI Alves Horta Comercial
      AMAURI SILVA Guaraní
      CLÁUDIO João Danni Internacional (Porto Alegre)
      FERNANDO Cônsul América (Río de Janeiro)
      FLÁVIO Almeida da Fonseca Internacional (Porto Alegre)
      GERALDINO – G. Antonio Martins Cruzeiro
      HILTON CHAVES América (Minas Gerais)
      HILTON VACCARI Guaraní
      JORGE De Souza América (Río de Janeiro)
      MARCIAL de Mello Castro Atlético (Minas Gerais)
      MARCO ANTÔNIO García Alves Comercial
      MÁRIO TITO Bangú
      MASSINHA – Benedito Dos Santos Cruzeiro
      OSWALDO Taurisano Guaraní
      Eurípides Fernandes – PÍTER Comercial
      PROCÓPIO Cardoso Neto Fluminense
      SILAS Ferreira de Souza Santos
      TIÃO Macalé Guaraní
      WILLIAM José de Assis Silva Atlético (Minas Gerais)
      Coach: Aymoré MOREIRA

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      1. Le plus célèbre est le sélectionneur ! Parmi ceux dont j’ai entendu parler : Procopio of course, Mário Tito qui est du Bangu du père de Castor de Andrade et Flávio, gros buteur passé dans de nombreux clubs. Les autres ne me disent rien.

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  4. Je l’avais déjà vue mais j’aime bien cette photo à la une sur laquelle le Maestro del altiplano, la peau tannée et le visage buriné, sourit après la victoire, parmi des Quechuas, des Aymaras ou des Guaranis à la grosse tête d’Indiens, comme lui, Bolivia imprimé en majuscules sur son large torse, le clocher d’une église dominant les tribunes où le peuple s’est réuni pour une messe qui pour une fois n’a pas le goût du sermon.

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