Boca Juniors: 120 ans « d’or et de boue » (5). « Toto » Lorenzo envers et contre tous

Intermède dans ce top 50. Mais on continue à raconter la grande histoire des Xeneizes, avec un article bonus sur l’un de ses plus emblématiques entraîneur : Juan Carlos Lorenzo. « Toto » est une figure centrale du football argentin. Un entraîneur autant décrié qu’encensé. Un personnage de roman et de film, dont on ne sait pas s’il a le rôle du héros ou celui du méchant. Sarcastique avec les journalistes, extrêmement exigeant avec ses joueurs, dûr avec ses collègues. Ses éclats et ses faces sombres ont marqué son règne à Boca Juniors à la fin des années 1970, marquant son ascension ultime et son crépuscule immédiat.

Toto avant Boca

Juan Carlos Lorenzo avait connu Boca Juniors trente ans auparavant, en tant que joueur. Une carrière assez banale en Argentine. Il était passé sous la tunique xeneize deux ans, notamment durant la saison 1946 où il avait été plus utilisé dans la rotation en attaque, sans être un titulaire. Puis il traversa l’Atlantique. Un voyage sportif qui changera profondément sa vie. La Sampdoria, Nancy, l’Atlético Madrid, etc., Toto enchaîne plusieurs clubs, découvre et observe le football européen. Son passage sur le Vieux Continent sera fondamental dans la construction du futur Lorenzo, l’entraîneur. Dans l’Europe des années 1950, il s’intéresse à la tactique, apprend de ses coachs, et fait même un voyage d’étude en la matière, en Angleterre, qui vient d’être traumatisée « footballistiquement » par les Hongrois. Mais plus que tout, c’est la rencontre d’un homme qui va changer sa perception du football, celle avec Helenio Herrera.

Disciple du « double H », il fait sa synthèse du football. Entre un football argentin « embourgeoisé » et paresseux, dont les heures de gloire semblent être passées, qui se reposent trop sur ses lauriers et son talent naturel; et un football européen « moderne », fait d’efforts, de discipline, de physique. Lorenzo le note : les Européens courent plus sur le terrain. Lors d’un Real Madrid-Nancy, il voit le joueur, pour ses débuts sous la tunique merengue, qui, à ses yeux, représente le plus cette fusion. Le joueur ultime, « tout terrain »: c’est, pour Lorenzo, Alfredo Di Stéfano. Convaincu de ce qu’il a vu, Lorenzo entame sa carrière d’entraîneur à Majorque, avec lequel il a terminé sa carrière de joueur juste précédemment. Il propulse le club majorquin de la troisième à la première division en deux saisons.

Fort de son coup d’éclat aux Îles Baléares, Lorenzo décide de rentrer au pays en 1961. Il pose ses bagages à San Lorenzo, le club favori de sa jeunesse. À Boedo, il met en œuvre ses idées nouvelles, alors que le football argentin, en plein traumatisme post-Suède 1958, est en plein débat sur l’utilisation des pratiques européennes. Lorenzo incarne cette nouvelle école argentine de techniciens qui se fait le chantre d’une modernisation : le football argentin doit se réinventer et cela passe inévitablement par l’importation de nouvelles méthodes tactiques et physiques. Avec le Ciclón, il termine second du championnat 1961 et se voit confier les rênes de l’Albiceleste pour la Coupe du monde 1962. Lorenzo voulait rénover de fond en comble la sélection, mais, à vouloir tout changer et trop de choses d’un coup, sa méthode ne fonctionne pas. C’est un échec. La relation avec les joueurs est exécrable, l’incompréhension est totale entre Lorenzo, trop sûr de lui, et ses joueurs. L’équipe est perdue et quitte le Mondial par la petite porte, dès le premier tour. L’Argentine n’était pas encore prête, mais, au Chili, le football rioplatense voit une page se tourner. En effet lors du Mundial, tout devient tactique, stratégique, physique, l’esprit européen s’impose au football mondial. Même si le Brésil semble avoir compris et maîtrisé la transition qui s’opère, les critiques s’élèvent, en Argentine, contre un abandon, peu à peu, de leur style et technique.

Lorenzo qui donne ses consignes aux joueurs argentins (1966)

On ne va pas s’attarder sur ses réussites et échecs dans les détails. Après la mésaventure chilienne, Lorenzo regagne l’Europe, l’Italie: la Lazio et la Roma, une nouvelle pige à San Lorenzo. De nouveau, il remet le costume de la sélection argentine pour faire le pompier en urgence pour la Coupe du monde 1966. En Angleterre, Lorenzo s’attire encore les foudres. Ses méthodes jusqu’au-boutistes ne passent pas vraiment mieux. La relation entre un Lorenzo, devenu totalement parano, et les joueurs est tendue et difficile. Toto l’Européen aura planté deux fois la sélection en voulant faire de l’Argentine une équipe contre nature : à vouloir chasser le naturel argentin, celui-ci revient au galop. Mais il retiendra la leçon pour plus tard. Après la World Cup anglaise, un court mandat à River Plate qui ne donne rien, et il repart en Europe dans des lieux qu’il a connu : Majorque et la Lazio. Puis, c’est son troisième passage à San Lorenzo, qui sera le plus réussi et auréolé d’un doublé en 1972, Metropolitano et Nacional, c’est le premier club argentin à le réaliser. Le chassé-croisé Europe-Argentine continue : retour à l’Atlético Madrid, une finale de C1 perdue contre le Bayern. Puis en 1975, il coache une saison à l’Unión de Santa Fé. Dans un club modeste, son équipe est la sensation de l’année 1975. Un moyen de rappeler à tout le pays que Toto était toujours là.

Le Triomphe éclair

Quand Alberto J. Armando embauche Toto Lorenzo pour débuter la saison 1976, Boca n’a plus été champion depuis 5 ans. Une éternité pour le club. Alors Toto, va faire du Lorenzo, dans sa version la plus aboutie, pour le pire et le meilleur. Dès le début, l’entraîneur impose une discipline, de la rigueur, il n’y a pas de laissez-passer. Lorenzo fait le ménage au fur et à mesure, plusieurs joueurs (Potente, Trobbiani) en font les frais. Cependant, il demande l’amnistie pour le retour de Rubén Suñé. Armando avait pourtant déclaré que la future idole « ne porterait plus jamais le maillot de Boca ». Mais Suñé était un fidèle de Lorenzo à l’Unión, tout comme il amène Gatti et Mastrángelo dans ses bagages. Autre fidèle, El Toti Veglio, une figure de San Lorenzo, est lui aussi recruté à Boca par son mentor. Pour compléter l’équipe, Lorenzo convainc Francisco Sá, l’expérimenté défenseur de tous les succès continentaux d’Independiente, de renoncer à son pont d’or en Colombie pour apporter de l’expérience. Lorenzo construit en peu de temps une équipe expérimentée, un alliage de vieux briscards et de revanchards avec quelques jeunes talentueux et déterminés. Sur le terrain, les joueurs sont à l’image de son entraîneur : coriaces, combatifs, âpres ; abreuvés d’une culture de la gagne sans limite et entourés d’une mystique autour d’eux, la victoire ne peut leur échapper, car Toto l’a dit… et il aura souvent raison.

Lorenzo se met Boca dans la poche dès sa première année. Ses joueurs, dévoués totalement, font corps avec lui et le suivent « à la mort ». Pourtant, l’expérience a failli terminer court. Boca commence mal le championnat, des résultats en dents de scie. L’entraîneur est même sur le point de démissionner, après une défaite en avril contre River Plate (0-1) à domicile, puis une raclée reçue deux semaines après à Rosario, défait 5-1 par Central. Boca démarre laborieusement et peine à convaincre. À la conclusion de la première phase du Metropolitano, Boca a engrangé 9 victoires et 7 nuls en 22 matchs, termine quatrième de son groupe, ce qui permet tout de même au club de filer au second tour. Et durant l’hiver austral, la machine Boca se met en route. Les joueurs ne lâchent pas Lorenzo, la méthode porte ses fruits. Les Bosteros sont intraitables lors de ce second tour : 8 victoires et 3 nuls en 11 matchs. Boca termine premier et devient champion largement devant Huracán, l’équipe qui avait terminé avec le plus de points dans la première phase. Boca Juniors est sacré, et met fin à cinq années sans titres.

La machine ne s’arrête pas. Renforcée par le recrutement du meneur de jeu Zanabria, pièce maîtresse du Newell’s Old Boys, qui est repositionné par Lorenzo un cran plus bas, pour devenir la plaque tournante de son équipe grâce à sa technicité et son merveilleux pied gauche. Lors du Nacional 1976, Boca termine premier de son groupe avec autorité : 10 victoires en 16 matchs, meilleure attaque et meilleure défense. Puis, le club se défait de Banfield, et d’Huracán en demi-finale. La finale les oppose à leur meilleur ennemi, River Plate. Et Lorenzo frappe à nouveau un grand coup. Sachant les gallinas supérieures sur le papier et sur le plan du jeu, pour lui, son Boca doit les battre mentalement, gagner le combat psychologique. Au final, le titre est obtenu par une courte victoire (1-0) sur un coup de pied arrêté, un classique de Lorenzo. C’est Suñé qui décroche parfaitement un coup franc à la 27e minute de la seconde période. Il avait anticipé le coup de sifflet de l’arbitre pour surprendre le gardien Ubaldo Fillol – qui a mis trop de temps à dresser son mur. Un coup préparé par Toto, qui analysait chaque équipe minutieusement, et avait remarqué que Fillol mettait du temps, comme la défense de River, à s’organiser sur les coups francs. Tous les détails comptaient. Et Toto aimait en rajouter dans l’avant-match, il adorait donner de fausses pistes, sur les blessures, les états de forme, brouillait ses compos, etc.

Le coup franc le plus célèbre d’Argentine, ce « filou » de Suñé était à bonne école avec Toto.

« Moi, ils m’ont amené à Boca pour être champion », Lorenzo le sait. On l’a fait venir pour gagner. Il remplit amplement son contrat. En 1976, année qui voit l’Argentine basculer dans la dictature et la répression sanglante, c’est paradoxalement la fête pour le peuple de Boca. L’entraîneur répète son exploit personnel de 1972 : remporter le Metropolitano et le Nacional la même année. Seul Toto a réalisé ce doublé avec deux clubs. Boca peut désormais s’attaquer à la Libertadores, compétition qu’il n’a toujours pas gagné, et ainsi prolonger sa bulle euphorique.

Enfin sur le toit des Amériques 

Boca en blanc, c’est moche, mais du moment que ça gagne…

Dans la Libertadores 1977, Boca a survécu « au groupe de la mort » avec River Plate et Peñarol. Trois victoires à la maison, deux nuls et une victoire à l’extérieur, zéro but encaissé. Ce Boca-là était devenu un monstre. Le sans-faute se poursuit au second tour, contre le Deportivo Cali (deux nuls 1-1 à chaque match) et Libertad (deux victoires contre l’équipe paraguayenne). Invaincu, avec seulement deux buts encaissés, Boca dispute la finale contre Cruzeiro, le tenant du titre. Une finale qui sera disputée en trois actes. Le premier à la Bombonera, est remporté par Boca sur un but du Toti Veglio. Le match retour est gagné par Cruzeiro sur un but de Nelinho. À l’époque, le règlement oblige à un match d’appui. Il se déroule sur terrain neutre au Centenario de Montevideo. Pour ce match, Lorenzo veut éloigner la malédiction. Estimant que le maillot extérieur jaune, porté lors de la défaite à Belo Horizonte, est signe de mauvais œil, il demande à l’intendant du club d’aller chercher un autre jeu de maillots, de couleur blanche. Au bout des 120 minutes, rien ne s’est passé. Tout se joue aux tirs au but. Personne ne rate, jusqu’à ce que Vanderlei voie sa tentative repoussée par Gatti. Une nouvelle fois Lorenzo a influé sur la décision du match. Il a exigé à ce que les tireurs désignés frappent plutôt à ras de terre, en bas. Il avait noté une faille du gardien adverse sur ces tirs. Boca décroche sa première Libertadores.

On souligna l’efficacité défensive de Boca Juniors, malgré son manque de « subtilité ». « C’est une équipe typiquement européenne », renchérit la presse brésilienne. Lorenzo n’en a que faire des accusations qu’il nie l’attaque, de son jeu qualifié de destructeur et de vives critiques sur un football peu spectaculaire qu’il propose. Car, lui seul a raison : « Ici, la moitié du pays déteste Boca, me déteste, car malgré le football laid, nous continuons à gagner. Je me fiche de ce qu’ils pensent. » D’autant que pour l’entraîneur, « Si tu ne gagnes pas, le jour suivant ils te virent ». Gagner impérativement, coûte que coûte, est son leitmotiv. Quelle que soit la manière, tous les coups sont permis. C’est la morale Lorenzo. Le beau jeu, les dribbles, les passes à 10, fini. L’accent est d’abord mis sur la préparation physique. Discipline, entraînements, trois par jour, programme adapté à chacun, tout est contrôlé. Et ce sont les joueurs qui s’adaptent au jeu de Boca, et pas le contraire. Il faut suivre le commandant, quand Lorenzo parle, on exécute. Heureusement pour lui, Boca n’est pas River. Le « beau football », c’est au Monumental. À la Bombonera, c’est plutôt la boue et la guerre de tranchées, de la sueur et du sang. “En el Boca que tengo en mente, el que quiera chiches que vaya a una juguetería.” (Dans le Boca que j’ai en tête, celui qui veut « jouer », qu’il aille à une salle de jeu »). Les apôtres du beau jeu, n’ont qu’à aller voir ailleurs.

Lorenzo avec la Libertadores

Il est vrai que Toto Lorenzo pratiquait plutôt un football assez défensif, à base de contre-attaques rapides et redoutables. La mère des priorités, était de bâtir une défense solide. Un retour aux fondamentaux de Boca : quand les xeneizes marquaient un but, ils savaient qu’ils avaient pratiquement gagné. Hugo Gatti dans la cage, et un quatuor défensif Vicente Pernía, Francisco Sá, Roberto Mouzo, Alberto Tarantini. Au milieu, le patron c’était Rubén Suñé, accompagné du Chino Benítez ou de Jorge Ribolzi. Boca jouait sans avant-centre, avec un faux n°9, qui était un milieu offensif, Carlos Veglio, et deux ailiers qui se transformaient en avant-centres en partant des côtés, Ernesto Mastrángelo à droite et Dario Felman à gauche. Mario Zanabria était à la baguette, il leur servait de rampe de lancement sur les contres, distribuait les diagonales et ouvertures pour ses ailiers. La création reposait donc, sur le pied gauche soyeux de Zanabria et les inspirations de Veglio. Une équipe compacte, qui se déplaçait en bloc, qui ne se découvrait pas, terriblement efficace. Létale, avec beaucoup de précision, elle exploitait chaque faille et erreurs adverses. Elle savait mettre la pression et harceler son adversaire, avec une bonne dose de vice et de ruse. Boca était une machine physique, grâce à son travail foncier, avec un mental d’acier. Au final, chacun à son poste et chacun sait ce qu’il avait à faire sur le terrain.

Le chef d’œuvre de Lorenzo : l’intercontinentale 1977

Avec le titre continental obtenu, Boca Juniors a son ticket pour la Coupe intercontinentale. Mais la compétition souffrait toujours de problèmes d’organisation, entre réticences des Européens à affronter les Sudaméricains et calendrier surchargé. Le Japon n’avait toujours pas acheté la compétition, et c’était un format aller-retour. Les équipes européennes étaient moins intéressées donc, d’autant qu’aller jouer en Amérique du Sud ne les botter pas trop au vu des confrontations antérieures. Liverpool, champion d’Europe, refusa de participer à l’édition 1977. Finalement, c’est son dauphin, le Borussia Mönchengladbach, qui le remplace, mais sans grand enthousiasme. La première manche a lieu tardivement, le 21 mars 1978 à Buenos Aires. Boca Juniors ouvre le score rapidement au quart d’heure de jeu, par l’inévitable Mastrángelo, puis en prend deux en 5 minutes peu avant la demi-heure de jeu, par Hannes et Bonhof. Ribolzi permet, en seconde mi-temps, à Boca d’arracher le nul. 2-2 score final, l’affaire était mal embarquée pour Boca. On donnait peu de chances aux Bosteros pour le match retour en Allemagne.

Le onze aligné au retour.

Cinq mois s’écoulèrent avant le second match disputé le 1er août 1978 à Karlsruhe. Lorenzo était un fanatique dans son approche du match. Il voulait tout savoir. Pour le Borussia, il envoya un ami à lui, du nom de Von Foerster, bilingue allemand, qui se fit passer pour un journaliste à tous les entraînements un mois à l’avance et ainsi analyser le jeu allemand. C’était la spéciale de Lorenzo, infiltrer et espionner l’adversaire. Ensuite, le « fou » a changé en partie son onze, c’était aussi récurrent chez lui, les rotations d’effectif. Il changea sa défense centrale : Bordón, replacé de la droite au centre, avec Tesare, des jeunes en lieu et place de Mouzo et Sá. Lorenzo voulait une défense en pleine forme, plus légère et rapide. Benítez et Veglio sont aussi mis sur le banc. Devant, trois attaquants : Mastrángelo, Saldaño et Felman, avec Zanabria et Salinas en soutien. Sur le papier et sur le terrain, ça donnait une équipe hyper-offensive, peu commune chez Lorenzo. Mais celui-ci voulait absolument surprendre les Allemands, les prendre à la gorge d’entrée, les pilonner dès le départ. Et ce sera une leçon tactique de Lorenzo : 3-0 à la 35e minute. Dès la 2e minute, Felman avait porté la première banderille, ne laissant aucun round d’observation. Boca misait sur sa rapidité et sa verticalité, ses contre-attaques éclairs. Mastrángelo et Salinas corsent l’addition.

Mastrángelo, l’un des héros du match, fait sauter la défense allemande.

Par son bloc collectif, son jeu direct et rapide, l’impact physique et la pression mise sur l’adversaire, tout avec la maîtrise mentale et tactique de son coach, Boca écrase Monchengladbach. Boca Juniors est sur le toit du monde. Une revanche personnelle pour Lorenzo, une revanche collective pour Boca Juniors. L’Argentine, championne du Monde, quelques semaines plus tôt, avait zéro xeneize dans son effectif. La junte avait aussi écarté la Bombonera du plan de rénovation des stades, par méfiance historique des hommes d’État envers le peuple de la Boca, toujours vu comme fief péroniste. Remontés comme des pendules par l’horloger Lorenzo, rentrés sur le terrain avec la bave aux lèvres et comme des morts de faim, les joueurs de Boca veulent faire savoir à Menotti et consorts que, même s’ils n’ont pas été invités au buffet de la Junte, ils sont les meilleurs du pays et du monde.

Et l’adversité forgea cette équipe. Travail et union sacrée furent élémentaires pour souder cette équipe, pour le meilleur et le pire. Le pire, ce sont ses nombreuses frasques et coups tordus. Lorenzo provoquait et se fritait avec les journalistes sans arrêt. S’il arrosait les pelouses, c’était, non pas pour fluidifier la circulation de balle, mais le rendre plus lourd pour favoriser son équipe physique et (sur) entraînée. Plus c’était boueux, plus Boca était dans son élément. Un retour aux origines : garra, huevos, travail, abnégation, fierté.

« Boca es Sportivo Ganar Siempre »

Joie collective chez les bosteros (finale retour, Libertadores 1978)

Tout est permis pour gagner, et seule la victoire finale compte. Une équipe épuisante pour ses adversaires et la Libertadores, c’était des batailles où tous les coups étaient permis, ou presque. Le paroxysme est atteint lors de la Libertadores 1978. L’équipe avait peu bougé, Tarantini était parti, c’est Bordón qui avait pris la suite sur le côté gauche défensif. Felman avait filé à Valence, et le jeune Perotti pris son poste en ailier gauche. Veglio, moins au top physiquement et plus en retrait, c’est Carlos Salinas, arrivé de Chacarita Juniors, qui endossa son rôle. Elle éteint de meilleures équipes qu’elles sur le papier, River Plate et l’Atlético Mineiro en demi-finale triangulaire. River obtient le nul à La Bombonera. Boca, sous pression, ne tremble pas à Belo Horizonte. Deux coups francs de Bordón permettent le succès 2-1. Et Boca domine de nouveau le Galo à Buenos Aires (3-1). La place en finale se joue lors d’un Superclásico. Boca n’a besoin que d’un nul, il ajoute la maîtrise. Mastrángelo et Salinas marquent, Boca file en finale.

La finale les oppose au Deportivo Cali, premier club colombien à se hisser en finale. L’entraîneur est Carlos Bilardo. Le sommet de cette rivalité, à couteaux tirés, où tous les coups sont permis entre les deux coachs argentins. Déjà en 1977, en demi-finale, l’affrontement, sur et en dehors du terrain, avait été chaud et sans pitié. De nouveau, le match tourne à un duel de vilains, incarné par les deux entraîneurs qui ne se font aucun cadeau et ne se pardonnent rien. Leur rivalité est marquée par des provocations, des accusations de part et d’autre, des traquenards et des sales coups. Le but : qu’au maximum l’équipe adverse se sent traquée, épiée, harcelée sans relâche. Au menu : coupure d’électricité et ampoules retirées dans les vestiaires, avec vaseline à la sortie, doigts enduits de crème irritante fourrés dans les yeux des adversaires, « tacles assassins », quelques beignes échangées et agressions caractérisées. Les lieux des hôtels et d’entraînements des deux équipes deviennent des champs de bataille : roues de bus crevées, l’eau que boivent les joueurs est contrôlée, des « filles canons » qui se pointent à l’hôtel, les traquenards des hinchas manipulés et fanatisés pour aller foutre le bordel, faire du bruit toute la nuit et même lancer des pierres… Les deux « cinglés » sont dans une parano inouïe, tout est fait pour ne laisser filtrer aucun indice, tout en essayant d’espionner l’autre, de gratter l’info qui fera changer le cours du match. Une partie de la presse était indignée de ses confrontations et du spectacle offert qui était, par moment, tout sauf du football.

Lorenzo porté en triomphe après ce second sacre continental.

Comme en 1977, il n’y a pas de vainqueur à l’aller à Cali. Tout se joue donc au retour à La Bombonera. Cette fois-ci, la rencontre tourne à la démonstration des locaux. Boca Juniors s’impose sans trembler 4-0. Le Boca de Toto Lorenzo terrasse le Cali du Dr. Bilardo. Perotti d’un doublé, Salinas et Mastrángelo ne laissent aucune chance à l’équipe colombienne. Lorenzo est le grand gagnant de cette guerre tactique et nerveuse contre son rival. Une victoire dans ce duel entre deux techniciens qui entendaient révolutionner le football argentin de leur temps. Dans l’antagonisme et la polarisation Menotti/Bilardo, il eut, avant, Lorenzo et de ce que d’aucun qualifièrent « son anti-football ».

Lorenzo atteint le sommet de sa carrière. Boca conclut deux années internationales de haute volée, quasi imbattables. Sur ces 19 matches de Libertadores, 11 victoires, 7 nuls, 1 défaite, 21 buts marqués, 5 encaissés. Et une Intercontinentale au milieu des deux éditions gagnées. Pour 1978, pas de seconde Intercontinentale, car de nouveau Liverpool refuse, de même que le Club Bruges. Mais ces deux années de combat ont laissé beaucoup de traces.

Une fin programmée

Parallèlement aux succès continentaux, Boca délaisse les championnats, trop de forces et de jus mis dans la Libertadores. Lors du Metropolitano 1978, longtemps leader, Boca voit le titre lui échapper en laissant la place de premier à deux journées de la fin au surprenant Quilmes. Une contre-performance qui passe mal. En 1979, la négligence volontaire dans les compétitions nationales s’est répétée en faveur de la Libertadores, et la quête d’un troisième sacre consécutif. Boca sort difficilement des demi-finales en se défaisant d’Independiente et de Peñarol. Il aura fallu un match d’appui pour départager Bosteros et Diablos Rojos. C’est Mastrángelo qui délivre Boca Juniors au bout de la prolongation, une victoire qui envoie Boca en finale. Le match suscita la polémique sur des accusations de dopage des deux côtés. 120 minutes à courir et à se bastonner. Un état physique des deux équipes qui interrogea. Les mauvaises langues rapportaient que le vestiaire de Lorenzo était une pharmacie, des accusations de dopage qui ont toujours été niées.

En finale, c’est Olimpia qui se présente face au double champion en titre. Le club paraguayen surprend Boca à Asunción, en remportant la première manche 2-0. Le Decano a dominé la rencontre face au grand favori. Le match retour, violent et houleux, tourne au vinaigre pour Boca. Dominateur mais incapable de marquer, il se termine par un nul 0-0 et quatre expulsions, deux de chaque côté. La fin de ce Boca Juniors. La fin de Lorenzo, qui annonce son départ après la défaite. Épuisé et conscient que le cycle est terminé, l’entraîneur quitte le navire. Quatre saisons pleines et exigeantes, usantes à différents niveaux, des joueurs lessivés autant que les finances du club.

Après Boca, Lorenzo entraîna le Racing, fit un quatrième tour à San Lorenzo, deux clubs, qui, dans les années 1980, étaient écrasés financièrement et sportivement à la rue, tout comme Boca Juniors. Il y revient finalement pour un second passage en 1987. Il arrive pour faire le pompier au début de la saison 1987-88. Dans un club sans direction, étouffé économiquement et qui traverse une crise majeure, Lorenzo reste deux mois avant qu’on le mette à la porte. Sa tentative de remettre Boca sur les rails, échoue.

Lorenzo n’a jamais vraiment fait l’unanimité. On l’accuse d’être à la fois un brillant acteur, ingénieux et beau parleur, tout comme d’être malhonnête, manipulateur, démagogue. Ses méthodes et tactiques furent, toujours, controversées, discutées, mais, avec le temps, finalement acceptées. Son passage à Boca Juniors fut l’étape la plus aboutie d’une carrière riche de polémiques et de succès, qui le portèrent au Panthéon du club.

A samedi prochain pour la suite !

27 réflexions sur « Boca Juniors: 120 ans « d’or et de boue » (5). « Toto » Lorenzo envers et contre tous »

  1. Toto Lorenzo et l’obscurantisme, ses superstitions invraisemblables. Toto et la paranoïa, voyant le mal partout, brûlant des maillots à la mi temps d’un match pour conjurer le sort. Toto et ses méthodes d’entraînement déconcertantes, des joueurs courant après des poule… Toto le fossoyeur de l’Argentine 1966, sa préparation ridicule, ses schémas mortifères, cette idée ridicule de jouer au con face à l’arbitre imposée à Rattín qui ne mène qu’à son expulsion.

    Un personnage dont on peine à croire tout ce qu’on dit de lui…

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    1. il a bien planté l’Argentine dans les années 60, aux coupes du monde 62 et 66, il était en porte à faux avec le football argentin à cette époque. par contre il a récolté les fruits de son labeur et son travail de fond dans les années 1970, les mentalités avaient changé, le contexte avait changé, les joueurs avaient évolué.

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  2. Merci pour ce bonus croustillant, on en apprend davantage sur ce personnage unique en son genre et tellement clivant.
    Je retiens son approche méticuleuse dans la préparation des matchs et son soucis du détail qui ont fait la différence dans des matchs décisifs, comme le fait de profiter des points faibles des portiers adverses en donnant des consignes précises pour tirer les penalties à raz de terre et jouer vite les coups de pieds arrêtés. Rares étaient les techniciens qui préparaient spécifiquement les tirs au buts à cette époque, il devait être l’un des premiers à saisir l’importance de cet exercice qui devenait de plus en plus déterminant dans les grandes compétitions au fil des décennies.

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  3. En Italie, il avait laissé un assez bon souvenir en tant que disciple de Herrera, comme le mentionne Ajde. Il était certes passé de la Lazio à la Roma (avec une Coppa) mais était revenu à la Lazio où il avait lancé Chinaglia et Wilson.

    Dans les années 80, alors que Chinaglia est président d’une Lazio en lambeaux, ne parvenant pas à se remettre du totonero, Long John avait rappelé Toto Lorenzo. Un désastre absolu marqué encore une fois par des idées invraisemblables dont deux très célèbres.

    La 1ere a lieu à son arrivée : il lit aux joueurs un courrier d’encouragement écrit soit disant par le leader de la Démocratie chrétienne, Alcide de Gasperi… mort depuis des années !
    La 2nde précéde un derby : pour perturber les joueurs de la Roma, il se poste dans le couloir du vestiaire en tenue de danseur, un verre de champagne à la main alors qu’un magneto crache le son d’un tango.
    Il est rapidement viré et la Lazio est reléguée !

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    1. de piètres sélectionneurs, tu ne pouvais pas faire la même chose en club qu’en sélection nationale. l’Argentine avait de très beaux joueurs dans les 60s, mais la fédé a fait n’importe quoi, dans le choix des sélectionneurs et de comment gérer l’équipe nationale, une douzaine d’année d’errance, de 58 à 70 entre deux claques: Suède et Pérou. Avec très peu de match par saison en équipe nationale (3 ou 4 amicaux et 1 tournoi international au mieux), il fallait pas tout changer ou imposer des méthodes contre nature. Lorenzo arrive parce que Spinetto s’est fait dégagé après une tournée européenne moyenne à l’été 61. L’Argentine n’avait pas mis les pieds en Europe depuis 3 ans, elle était pas mal sur le plan sudamérician, Sudamericano 59 empochée, c’était pas la cata. Mais une double défaite Espagne et Italie a été vu comme un désastre. Les joueurs des 60s, c’était mieux que dans les 70s en terme individuel. Spinetto c’était du même genre que Lorenzo en moins « radical », les Zubeldia, Griguol qui en suivirent, c’est sa lignée. Y’avait tout une croyance dans le changement et la modernité incarnée par une nouvelle école d’entraîneurs argentins, Lorenzo et Zubeldia c’étaient les plus « extrêmes ». la Fédé a misé sur ça. Finalement Menotti a changé la trajectoire, lui rendre grâce de ça, et a bien mieux construit et travaillé. Par contre en club: c’est bien Zubeldia et Lorenzo qui eurent les succès.

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  4. Aragones gagne l’Intercontinentale, quelques mois après l’arrêt de sa carrière, en ayant pris la succession de Lorenzo à l’Atletico. Si quelqu’un peut me rencarder sur l’influence de l’Argentin. Ou non…

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    1. Lors de la bataille de Glasgow, Lorenzo est sur le banc. Ça donne une idée de ce qu’il préconise en termes de jeu eh eh.
      Et toujours les mêmes conneries avant les matchs, les trajets en bus invariablement identiques, le Viva España diffusé dans les vestiaires etc…

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  5. Une question… Sur les 4 titres continentaux consécutifs d’Independiennte dans les 70′, ils changent constamment de coachs. Dellacha, Maschio, Ferreira et à nouveau Dellacha. C’était du à quoi cette instabilité ? Et comment l’équipe a su rester compétitive aussi longtemps avec cette valse d’entraîneurs ? Ils étaient en autogestion ? Hehe

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      1. Hehe. Enfin depuis l’époque Bochini, Independiente a gagné deux titres. Celui de 94 avec Rambert et Gustavo Lopez. Et celui de 2002. Ça fait pas bezef pour un pays qui a deux tournois par an. Une explication à ces résultats médiocres ?

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      2. tiens Dip, on parlait de Pernia et Passucci , l’autre jour j’ai repensé à Hrabina dans le genre poète de Boca (les Marseillais doivent aussi se souvenir de la version du pauvre: Krupoviesa hehe)

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  6. La détestation Lorenzo – Bilardo, c’était inimaginable. Y a aussi l’histoire de la bombe agricole lancée dans le vestiaire de Vélez au début des 80es quand Lorenzo en est le coach alors que Bilardo entraîne Estudiantes. Le premier prétend que c’est l’œuvre du second. Je crois que Beto Alonso avait eu ensuite des problème auditifs !

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    1. A Boca,beaucoup d anciennes légendes qui ont dirigé l equipe jusque 1981 grosso modo, sans réelles experiences ou affiliation tactique. Peu de veritables entraineurs, beaucoup de gestionnaires. À Boca y a pas eu de grands entraîneurs, Feola furtivement puis une mode d anciens de River dans les années 60.. Lorenzo fut le premier grand nom debauché, avec une carriere derriére, uen stature, une methode.

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  7. J’ai tout relu!

    Et je ne soupçonnais pas tant d’AR AmSud-Europe dans le chef de Toto Lorenzo…….mais ce que je soupçonnais moins encore : à quel point (ça revient en tout cas régulièrement dans cet article-fleuve) Boca aura débauché de joueurs-phares chez ses concurrents!

    Non que j’imaginais un club sans le sou, ni économe, ni.. Rien de tel. Mais qu’il fût à ce point en mesure de débaucher des valeurs sûres de clubs tels Independentiente, San Lorenzo……. (pas rien, quoi)

    D’ailleurs, d’ère en ère et pour l’Argentine : hasarder un classement des clubs les mieux dotés financièrement? Et les plus influents? Les mieux introduits?

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    1. Je ne connais pas tous les présidents historiques de Boca mais pour certains, parmi les plus importants, le club était un tremplin politique. Je pense à Sánchez Terrero et plus récemment Macri. Pour obtenir des voix, faut faire rêver le peuple avec de grands joueurs.

      Armando me semble différent des deux autres, je le pense plus sincère (pas un saint, hein !). Un businessman qui achète des cracks pour remplir son stade et obtenir des résultats avant tout.

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      1. Angelici, lui s est bien servi de Boca pour la politique argentine et pas qu’un peu, dans ce qui a suivi: Macri, Milei.

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    2. Question compliquée car cela dépend des périodes, des régimes et des hommes.

      Par exemple, on sait qu’avec les longs règnes des présidents paraguayens à la Conmebol, Olimpia a su en profiter sur le plan continental (le titre de 1990 est douteux selon Cubilla lui-même, le coach d’Olimpia).

      Independiente a longtemps profité de l’influence de Grondona, président de l’AFA. Durant la dictature militaire, Talleres est favorisé et dispute même une finale de championnat à la fin des 70es (perdue dans des conditions invraisemblables, à 11 contre 8 je crois !). A l’inverse, sous Perón, Estudiantes a été « persécuté » en raison du manque d’entrain de ses dirigeants vis à vis du pouvoir (histoire célèbre du président refusant de distribuer le livre d’Evita qui provoque la mise sous tutelle du club et sa relégation).

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