Don Luciano dans le club aux grandes oreilles

Lucien Muller a fêté ses 90 ans le mois dernier, le Club Deportivo Castellón effectue son retour en Liga 2, il n’en fallait pas plus pour que Pinte de Foot consacre un article à leur passé commun.

Un long plan séquence filmé depuis l’intérieur d’un véhicule introduit Costa de Azahar Castellonense, un film promotionnel paru en 1970 et patronné par la mairie de Castellón de la Plana avec le soutien de la Delegación provincial de información y turismo. Encadrée par des plages sans fin et des blocs de béton à la blancheur éclatante, la voiture se dirige vers le Nord, en direction de Castellón où la caméra s’échappe enfin de l’habitacle. Soucieux d’équilibre – il faut satisfaire tous les publics – le réalisateur alterne les vues, des pierres moyenâgeuses du centre-ville aux quartiers d’immeubles neufs conquis sur la plaine. Les villages dans les montagnes alentour et le folklore ne sont pas oubliés. Un cheval millénaire charrette des produits agricoles devant l’Arc romain de Cabanes, comme figés dans le temps, jusqu’à l’irruption incongrue d’une 3 C.V. Citroën. Sur la fin, les plans s’attardent à nouveau sur le littoral et les immeubles en construction jalonnant 80 kilomètres de sable, jusqu’à la frontière avec la province de Tarragone, atouts fondamentaux de Castellón dont la prospérité repose sur l’attractivité de ses côtes, surfant sur la politique insufflée par Manuel Fraga, ministre de l’Information et du Tourisme tout au long des années 1960.

Voilà ce qu’est Castellón de la Plana quand y débarque Lucien Muller en novembre 1970, « un endroit où il fait bon vivre » selon ses propres mots extraits d’un entretien accordé au média digital Castellón Plaza en 2022. Les lieux ne lui sont pas totalement inconnus, il a déjà visité Castellón avec le Barça cinq ans plus tôt lors d’une lumineuse victoire (4-0) pour l’inauguration de l’éclairage du Stade Castalia à un moment où le club local tente de restaurer son lustre, celui de l’après-guerre civile. On peine à l’imaginer mais en 1943, le CD Castellón lutte pour le titre en Liga avant de s’effondrer lors des trois dernières journées. A l’époque, les performances de ceux qu’on appelle les Orelluts[1] incitent le gouverneur civil à lancer la construction du Stade Castalia en remplacement de l’exigu Campo del Sequiol. La chancelante Italie mussolinienne influence encore l’Espagne de Franco et inspire l’édification d’une Torre Maratón haute de 42,195 mètres, à l’image de celles agrémentant les monumentales enceintes de Turin, Florence ou Bologne, expression ultime de la victoire dans la pensée fasciste.

Mise en sourdine durant deux décennies, l’ambition des Orelluts renaît sous la présidence d’Emilio Fabregat, un industriel à la tête d’une entreprise dédiée à la pêche, à la transformation et à la commercialisation des mollusques et autres céphalopodes. Alors que le club plonge au troisième échelon national en 1968, il confie la direction sportive à Quinocho, redoutable défenseur du Celta ayant achevé sa carrière sur les bords de la Méditerranée[2]. Vicente Dauder, un ex-équipier de Quinocho au Celta, s’installe sur le banc et les Albinegros réinvestissement les rangs de la Segunda.

En novembre 1970, incommodé par une troublante défaite contre San Andrés, le directeur sportif congédie son technicien et sanctionne financièrement les joueurs tant ils ont donné l’impression de lâcher leur entraîneur. Les modalités qui président au choix de Lucien Muller, jeune retraité sans aucune expérience de coaching, demeurent floues mais la notoriété, le passé de Don Luciano au Real Madrid et au FC Barcelone et les réseaux qu’il y a tissé suffisent à lui ouvrir les portes du CD Castellón. Sa prise de fonction s’opère dans la discrétion, les premiers résultats sont irréguliers mais la ville et la région ont d’autres préoccupations. A l’initiative des gouverneurs civil et militaire, une manifestation – unique en Espagne par son ampleur – est organisée en décembre 1970 afin de soutenir Franco alors que l’opinion internationale fait pression sur le pouvoir, scandalisée par le verdict du Procès de Burgos et la condamnation à mort de plusieurs membres de l’ETA. 

Lucien Muller dirige l’entrainement.

Fabregat, Quinocho, Muller installés aux postes clés, les conditions sont réunies pour que les Orelluts des seventies écrivent un second chapitre glorieux après celui des années 1940. Promu en 1972 à l’issue d’un sprint final haletant dont Elche est le dindon de la farce, Castellón se classe cinquième pour son retour en Liga[3] en s’appuyant sur des fidèles tels que Babiloni et Poncela, dit Cela, le relai de Muller dans le vestiaire. Ce dernier se souvient que « nous savions ce que nous voulions faire et jusqu’où nous pouvions aller ». Il est tentant de lire cette affirmation comme une fanfaronnade a posteriori. Dans les faits, Muller prédit avant le début du championnat une septième ou une huitième place, conscient de disposer de joueurs distinguant les Albinegros de la plupart des autres équipes. Il déniche dans les tréfonds de la troisième division Manolo Clares, le futur avant-centre du Barça, et grâce à l’amitié liant Emilio Fabregat à Santiago Bernabéu, il peut confier les clés du jeu à deux espoirs prêtés par le Real Madrid, l’enfant du pays Juan Planelles et le métronome Vicente Del Bosque. Des cadeaux qui auraient pu se transformer en fardeau tant les douleurs lombaires de l’un, la lenteur de l’autre semblent les condamner pour le haut niveau. C’est tout l’inverse qui se produit : Planelles ne marque jamais autant que cette saison-là et la classe de Del Bosque masque sa lourdeur pataude.

Une image de la victoire 4-0 sur le Barça au printemps 1973.

Déjà exceptionnelle, la saison 1972-1973 prend une tournure extraordinaire quand Castellón atteint la finale de la Copa del Generalísimo en éliminant Valladolid, le Betis, le Sporting Gijón de Quini et surtout le grand rival régional, Valencia CF. Le match aller se déroule à Castalia un chaud dimanche après-midi de mai. Le public sature les gradins de bois et se répand sur la piste d’athlétisme bien avant le début de la rencontre alors que les haut-parleurs crachotent l’hymne albinegro, « Pam Pam, Orellut », une niaiserie évoquant les gigantesques oreilles de l’éléphant mascotte des années 1920. A la fin du match aller, le tableau accroché à la façade de la Torre Maratón affiche un déprimant 0-0 et la presse locale écrit : « Castellón doit être considéré comme éliminé. Après ce que nous avons vu cet après-midi à Castalia, les portes des quarts de finale sont ouvertes pour Valencia ». Le chroniqueur évoque également les incidents survenus en fin de rencontre, quand un spectateur proteste et jette une bouteille en verre blessant l’arbitre de touche à la jambe sans que cela n’émeuve grand-monde.

Les prévisionnistes se fourvoient car la formalité annoncée se transforme en supplice pour le Valencia du coach Di Stéfano. L’opposition a lieu un samedi soir à 22h30 devant 55 000 personnes. Haché, peu spectaculaire, le combat tourne en faveur des visiteurs grâce à un but de l’attaquant castellonense Causanilles au cours de la prolongation. Les aficionados albinegros présents dans les tribunes de Mestalla chantent alors en dialecte « Pam Pam, Orellut, València ha perdut ».

Avec Planelles et Clares en fers de lance, le CD Castellón poursuit son chemin jusqu’à la finale à Madrid. Symboles d’une ville en plein essor (la population croît de 50% dans les années 1960), conquérante et moderne en s’étant convertie aux charmes du béton, du bitume et des néons, environ 15 000 personne se rendent au Vicente Calderón. Castellón s’incline 2-0 face au spécialiste de la Copa, l’Athletic Bilbao et pour Muller, il s’agit d’un immense regret, « nous aurions pu battre Bilbao très facilement, l’équipe était très bonne, mais les joueurs étaient nerveux et les événements n’ont pas été en notre faveur ».

Images de la finale de Copa.
La mascotte.

Planelles et Del Bosque rappelés par le Real et non remplacés qualitativement[4], Castellón souffre tout au long de la saison suivante et échoue à se maintenir lors de l’ultime journée de championnat. Lucien Muller est démis et remplacé sans succès par Gento, Quinocho rentre chez lui à Vigo alors que Clares signe au Barça. Il faut le retour de Planelles pour que les Albinegros goûtent à nouveau fugacement à la Liga en 1981. Dix ans plus tard, dans un nouveau stade construit au pied de l’immuable Torre Maratón, Castellón rappelle Muller sans que l’Alsacien ne fasse renaître la magie des années 1970. Soumis aux vicissitudes des saisons moroses, le club plonge dans l’ombre alors que de l’agglomération de Castellón émerge du néant ou presque El Submarino amarillo, Villareal CF. Une anomalie pour Don Luciano tant « le CD Castellón mérite d’être en première division, pour la ville et pour les supporters ». Un vœu qui n’a rien d’une chimère et que verra peut-être Lucien Muller de son vivant au regard des derniers résultats du club, néo-promu en Liga 2.

Lucien Muller en 2022.
Les plaques de l’ancien tableau d’affichage stockées dans la Torre Maratón.

[1] Orelluts est le surnom des joueurs de Castellón et signifie « grandes oreilles » dans la langue local, en référence aux oreilles d’un éléphant en peluche, mascotte du gardien star des années 1920, Pepe Alanga.

[2] Revenu à Vigo en tant que principal dirigeant en 1974, Quinocho meurt assassiné en 1988 à l’occasion d’un cambriolage, le coupable étant un ancien espoir du club.

[3] Un exploit à pondérer car seulement sept points séparent Castellón du Betis, 16e et premier relégué.

[4] Muller fait notamment venir le Français Henri Dumat avec lequel il a évolué au Stade de Reims sans que celui-ci ne fasse oublier Planelles.

21 réflexions sur « Don Luciano dans le club aux grandes oreilles »

  1. Club dont je ne savais rien, merci!

    Je trouvais la tour disproportionnee par rapport a la taille de la premiere mouture de ces tribunes, bref j’ai regarde a quoi ca ressemblait desormais..et je trouve que l’ensemble a gagne au change, plus equilibre.

    Elle est bizarre cette mascotte.

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  2. Merci Verano,

    Mes souvenirs -très flous- sont du Castellón qui est remonté en 1981 (puis est redescendu l’année suivante). Il y avait à nouveau Planelles (qui n’a fait qu’une saison au Real) et je vois d’autres noms familiers comme Julio Prieto (prêté par l’Atlético, milieu défensif, bon petit soldat) et surtout Lotina qui fera les beaux jours du Logroñés puis entraîneur avec un certain succès.

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      1. Hola

        Je ne connaissais pas la carrière du père, merci pour l’info je vais gratter un peu .

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  3. Spontanement, j’ai du mal à distinguer un Francais de premier plan à l’etranger entre les experiences espagnoles de Muller puis Six – sinon Herbet à Anderlecht..?

    Il n’a pas dû y en avoir des masses toutefois, bref : pourquoi??

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      1. Je ne connais son passage que de nom, aucune idee.. Je compte sur vous!

        Surtout surpris qu’il n’y en ait pas eu plus. Muller et Kopa sont de vrais succes en Espagne..puis (vraiment??) quasi plus rien? Certes les resultats du foot francais se tarissent à l’international..mais l’interet pour vos footballeurs etait vraiment tombé si bas?? ou il y eut quand meme davantage de joueurs approchés? Peut-etre le joueur francais, pleinement professionnel, coutait-il trop cher?

        L’idee de footballeurs francais jugés soudain insuffisants me parait trop simple, bref : questions du candide.

        Tiens, une autre : des Piantoni, Fontaine, Jonquet..n’ont jamais ete approchés par des clubs-Cresus etrangers?

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      2. J’ai mis du temps à retrouver où j’avais lu ça : top d’Ubri consacré au Stade de Reims.
        « Roger Piantoni, qui se voit refuser un transfert vers River Plate en 1960, en sait quelque chose. Il ne se sépare d’une star que quand il a son successeur sous le coude et la somme pour le recruter. Il sait aussi les convaincre de rester, comme Albert Batteux courtisé par le Barça et Just Fontaine par l’Espanyol ».

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      3. Yep, merci!

        Il a dû y en avoir d’autres, posterieurs meme à l’adoption chez vous du contrat à duree determinee, non? Un Di Nallo par exemple? Il etait bien coté hors-Hexagone. Herbin aussi.

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    1. Je venais de poster un pavé et tout a sauté. Dégouté.
      Donc je vais faire plus court…
      Nestor Combin, grosse carrière en Italie (bien aidé par la politique d’empêcher de nouveaux joueurs étrangers après 1966).
      Pour les rémois, oui des pistes pour Piantoni et Fontaine. Les contrats étaient blindés en France (« les joueurs sont des esclaves » lancé par Kopa en 1963 suivi d’un grève).

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  4. Oui, il y eut Zitouni approché par le Real:
    Sous la plume de Chérif Ghemmour dans So Foot:
     » À bientôt 30 ans, Mustapha est au sommet de sa carrière : patron de la défense monégasque, il est en passe de reléguer sur le banc le grand Robert Jonquet, axial du grand Stade de Reims et capitaine des Bleus. Mieux ! Rachid Mekhloufi racontera que juste après ce match contre l’Espagne au Parc, « le président du Real Madrid, Santiago Bernabéu, s’était présenté à lui à la sortie des vestiaires et lui avait proposé un chèque en blanc pour rejoindre le Real. Contre l’Espagne, il avait complètement étouffé Alfredo Di Stéfano, meilleur attaquant au monde à l’époque. Le patron du Real a estimé qu’un défenseur qui réussit à museler son meilleur joueur mérite de jouer pour son équipe. » Un autre compère du « Onze du FLN » , Ammar Rouaï, corroborera cette proposition madrilène en ajoutant que Di Stéfano lui-même avait aussi approché Zitouni pour tenter de le convaincre de venir au Real Madrid « Jouer dans la meilleure équipe au monde » , comme il le lui répétait. Ce à quoi Mustapha Zitouni lui répliqua : « Ne vous en faites pas, je vais bientôt jouer dans la meilleure équipe au monde.  « 

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  5. Si on associe evidemment Di Stefano au Real, en tant que coach, c’est plutôt du côté de Valence qu’il faut regarder. Le titre 71, la c2 80 et la remontée en d1 dans les années 80, Alfredo a clairement marqué ce club.

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