Verano 92

Je me souviens parfaitement du coup franc supersonique de Gheorge Hagi face à Tenerife en 1992. Une frappe sèche, d’une puissance absolue dont le gaucher roumain avait le secret. Le Real menait désormais 2 à 0 et tout semblait indiquer que les poulains de Cruyff, récemment titrés à Wembley, ne réaliseraient pas le doublé Europe-Liga. La suite est connue. La « traitrise » de Valdano, le moustachu Ricardo Rocha qui s’emmêle les pinceaux, la désignation de Raúl García de Loza en tant qu’arbitre qui alimente toujours les débats 30 ans après…

L’été espagnol s’annonçait brûlant comme toujours, festif comme jamais. La flamme olympique catalane, l’exposition universelle sevillane, l’océan et les kilomètres avalés. Un voyage comme un autre, à partager nos courbatures au gré des rencontres dans les wagons ou les airs d’autoroutes. Filles et fils de Galiciens, Portugais ou Marocains. A dompter notre impatience, à surjouer quelque peu notre âme vagabonde. Nous qui, toute l’année, nous revendiquions farouchement en tant qu’Andalou de la barre d’immeuble, Rifain de la classe de sixième B, affrontions sans broncher la fragilité de nos convictions. Ces retours avaient deux visages indissociables. Celui d’une culture que nous chérirons jusqu’à notre dernier souffle sans en maîtriser totalement les nuances. Celui d’une réalité crue qui incita nos vieux à vivre sous d’autres latitudes. Ces dernières lignes, je le précise, n’appartiennent et n’engagent que moi. D’autres l’exprimeront différemment. Les chemins d’exil s’affranchissent aisément des discours calibrés. Mais qu’ils étaient doux ces changements de décors. Qu’elle était salutaire la vérité du temps…

L’art de la mesure

Un de nos plaisirs coupables était la grande messe du mercato estival. Première lecture, encore à moitié endormi, à éplucher la plus anecdotique dépêche. Une atmosphère feutrée, sans exagération aucune. Monacale et intimiste. Que dalle, oui… Le foot était partout. Bruyant et conquérant. Dans les quotidiens, sur la commissure des lèvres, à damner le pion à la moindre révolution subsaharienne. Matin, midi et soir. Belodedici à Valence, Latorre à Tenerife, Zamorano au Real, Brehme à Saragosse… Que venait faire le pauvre Bebeto dans un club paumé comme le Deportivo ? Qui était ce tank, à côté de lui sur les photos, que l’on appelle Mauro Silva ? Plus personne ne se souciait dès lors des Hugo Sánchez ou du Maradona des Carpates qui avaient osé quitter le Royaume. Les Palanganas, si nombreux dans mon bled pendant l’été, n’en croyaient pas leurs yeux. Diego, l’unique, foulerait la pelouse du Sánchez Pizjuan. De retour de suspension, gominé comme un fils de Triana, aussi innocent qu’un nouveau-né. Promis, juré ! En conférence de presse, Bilardo semblait pourtant soucieux. A quel moment la bombe Pibe allait-elle lui péter à la tronche ? Et si le jeune Davor Šuker s’en frottait déjà les mains, les pourfendeurs de son double maléfique Maracoca également…

Au retour tardif de la plage, toujours le même rituel immuable, la pretemporada. Ces amicaux ou tournois qui faisaient le sel de nos débuts de soirée. Ces légendes sud-américaines qui ne posaient jamais leurs guêtres de l’autre côté des Pyrénées. Invisibles au-delà des lectures. Les sublimes couleurs de Peñarol, la frappe venue d’ailleurs du maladroit Ramís face à Colo Colo. Et le São Paulo de Telé Santana… L’escadron de Raí est pour moi ce que représente le Dynamo Kiev pour un habitué de Gerland ou le Brésil pour les vieux de Solna. Une claque, un souffle enivrant. São Paulo écrivit, en l’espace de quelques jours, les plus belles pages des fameux Teresa Herrera ou Carranza qui pourtant n’en manquent pas. Un de mes oncles était dans les gradins du Carranza lorsque São Paulo réduisit le Real au rang de B-Side, comme on dit dans le noble art. Il revint de Cadix les yeux rajeunis et les bras couverts de cadeaux pour ses neveux français. Dont un immense drapeau de l’ancien club de Mágico González qui habilla ma chambre pendant de nombreuses années. Ceux qui assistérent aux performances du Tricolor cet été là, en étaient persuadés. São Paulo était bien l’astre mondial et battrait à nouveau le Barça à Tokyo dans quelques mois, comme il l’avait fait implacablement à La Corogne. Sans l’ombre d’un doute…

L’idole du Niño Torres

Plus de 30 ans après les faits, ne subsistent que quelques flashs dont je questionne parfois l’authenticité. Je n’avais pas aimé le pavillon américain à l’Expo de Seville. Des grosses bagnoles, une maison typique, immense certes mais qui faisait peine face aux mystères du vaisseau Souyouz. L’esprit psychédélique tchécoslovaque était certainement trop haut perché pour l’ado de 12 ans que j’étais mais les visites « métaphoriques » de Cuba, du Kenya ou de l’Indonésie ne firent qu’accentuer mes envies d’ailleurs par la suite. Car en 1992, le monde s’était donné rendez-vous sur la Péninsule. Pour célébrer les 500 ans d’une découverte qui n’en était pas une. Et taire insidieusement son génocide inhérent. Pour assister aux arabesques de l’horloger Vitaly Scherbo.

La Dream Team, Lindford Christie, Javier Sotomayor enfin sacré. Les Bronzés, Janet Evans et Aleksandr Popov. Cecile Nowak ou Naim Süleymanoğlu. Il n’est pas une olympiade dont je ne connaisse mieux les traits. Je me souviens des larmes de Manuel Estiarte, le génie de Manresa, après sa défaite cruelle en finale face aux Italiens. Je revois le sourire angélique du futur Golden Boy, Oscar de la Hoya. Isolé de l’agitation de Barcelone, à Valence, le combiné de Vicente Miera écarte l’adversité sans grosse difficulté. Si il a un bilan épouvantable à la tête de la Roja, le technicien cántabrero a su insuffler à ses jeunes pousses un formidable esprit de corps. Abelardo et Solozábal mettent des tampons comme de coutume. Guardiola est la rampe de lancement tandis qu’Alfonso, Kiko et Luis Enrique se jouent de l’adversité italienne et ghanéenne pour le plus grand bonheur d’aficionados qui n’osent y croire. La veille de la clôture des Jeux, dans un Nou Camp plein comme un œuf, la bande de l’étonnant Juskowiak ouvre le score, puis égalise à deux partout lorsque débutent les arrêts de jeu. La tension est à son comble, la famille agglutinée autour du poste quand, au milieu de la mêlée, le Jerezano Kiko déclenche le dernier feux d’artifices. Quiconque affirme que Barcelone n’était pas rouge ce soir-là est un fieffé menteur.

N’en déplaise à notre ami aux claquettes quadragénaires, si l’Espagne récente ne devait garder qu’un été, ce serait celui de 1992. Il fit du colchonero que j’étais un fervent supporteur d’un pensionnaire de D2. Largement influencé en celà par des derbys sevillans houleux joués sur le sable. Il est mon dernier vestige de légèreté, son apothéose, avant que l’insouciance de l’enfance ne s’estompe peu à peu…

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25 réflexions sur « Verano 92 »

  1. Il y a des années, comme ça, qui restent dans une mémoire et dont le souvenir est à la fois individuel et tellement universel… Été 76 de Vincent Duluc et des Verts, Verano 92 de l’Expo et des Jeux, été 84 du double titre français, autant de facettes de cette passion qui nous réunit.

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    1. Les J.O de Barcelone, plus que ceux de Seoul, entachés par l’affaire Johnson et quelques boycotts comme celui de Cuba, marque un renouveau pour l’événement. Après les éditions clivantes de Moscou et Los Angeles. Comme ceux de Paris, au-delà de sa réussite indéniable, bénéficie de la tristesse de Tokyo.

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  2. Et oui, nous avons tous nos « veranos ». Le tien, Khia, et le mien ont en commun Telê Santana. Son São Paulo triomphant en Espagne, fût-ce dans des tournois d’été, ça sonne comme une revanche pour Telê, 10 ans après la tragédie de Sarriá.
    Aux deux Libertadores du SPFC, il faut ajouter deux Coupes Intercontinentales face au Barça et au Milan. Telê vainqueur de Cruyff et Capello. À ceux qui en doutent, le coach brésilien n’était pas que le magnifique loser de 1982 mais un des plus grands techniciens brésiliens aux côtés de Flávio Costa (autre perdant, en 1950) ou Zezé Moreira, son maître.

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    1. Avoir vu São Paulo coller un 4-0 au Real et un 4-1 au Barça en l’espace de quelques jours à fait du Tricolor mon club brésilien préféré avec le Vasco. De quoi marquer tout fan de foot.

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    2. Eh éh, moi aussi il y aurait du Tele Santana..mais 86, plus vraiment la même chanson qu’en 82.

      C’est un club qui ne m’excite absolument pas, peut-être parce que j’en sais trois fois rien, mais le FC Sao Paulo ne serait-il le club le plus riche, et aussi des plus soucieux/ouverts sur le plan tactique et de l’encadrement, des idées?

      Feola, Guttman, Goethals, Tele Santana..et qui sais-je encore.. == > Sur 60 ans c’est quand même du très, très beau monde ; d’autres clubs brésiliens peuvent-ils se targuer de tels concentrés de compétences?

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      1. Oui, le SPFC a longtemps traîné la réputation d’être un club de riches attirant les cracks en fin de carrière comme Toninho Cerezo bien sûr mais avant lui, il y eut notamment Leônidas, Sastre, Zizinho ou encore Gérson.

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    1. Franchement, j’ai envie d’enchaîner avec mes fidèles défilés de superlatifs et le festival de leurs synonymes en surenchère tant je suis séduit par ton récit amigo… je te l’épargnerai n’ais crainte mais sache que ton papier est un splendide stimulateur de sentiments, d’émotions… d’instincts pures et simples, de passions et j’en passe…

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      1. Ça doit te rappeler quelques-uns de tes étés l’ami. Merci pour ton retour et profite de ton été avec la marmaille. Ils sont précieux ces moments là.

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  3. Beaucoup de souvenirs qui remontent, les étés à rêver sur les transferts, les foots endiablés, les aires d’autoroute. Juskowiak, idole de mon cousin sportinguiste, animait nos foot (seuls moments où l’on pouvait cohabiter). Les jeux de Barcelone sont les premiers que je me souvienne. l’Expo universelle ce sera surtout 98 pour moi, mes parents avait loué un appart au nord de Lisbonne (exceptionnel pour eux, mon père évitait la ville des que possible). J’aimerais revivre ça aujourd’hui, tous ses restaurants, toute ces cuisines (à un prix impossible aujourd’hui…). Nous qui habitions à la campagne c’était nos premiers restos tunisiens, coréens, indiens…Le resto australien et son steak de crocodile…
    Puis l’Expo était belle, cette baleine bleue taille réelle, ce thème de la mer, certains très beaux stands…A 15 ans comme un ado con que j’étais je n’en ai pas assez profité mais c’était vraiment un truc exceptionnel pour l’époque.

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    1. La première fois où je suis passé à Lisbonne en 2000, il restait encore quelques vestiges de l’expo. D’ailleurs, peut-être que je dis une bêtise, mais l’immense aquarium ne date-il pas de cette époque ?

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  4. Belle capsule temporelle ! Par contre, je ne connais pas cet épisode du match entre le Real et Tenerife… Que s’est-il passé ?

    Hagi sous la tunique merengue, c’est assez étrange pour moi ; je l’associe bien plus avec le maillot roumain ou celui de Galatasaray.

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    1. Hagi arrive au Real, après le Mondial italien. En même temps que Stoichkov au Barça qui venait de gagner le soulier d’or avec le CSKA, à égalité avec Hugo Sanchez. Sa première saison est tres décevante. Elle correspond à la fin de règne de la Quinta et le début de celui du Barça de Cruyff. Le Real use d’ailleurs 4 coachs dans la saison ! La seconde est bien meilleure individuellement. Mais le Real perd le titre lors de la dernière journée face à Tenerife et en demi-finale de C3 face au Torino. Il reviendra en Espagne après son fantastique Mondial 94 mais ne s’imposera pas dans un Barça en transition. Néanmoins, il aura été plus brillant à Madrid qu’à Barcelone.

      Ce qui m’a toujours épaté avec Hagi, c’est la puissance de sa frappe avec un minimum d’élan. Exemple son but face à la Colombie où excentré sur le côté gauche, il envoie un missile dans les cages du pauvre Cordoba.
      Des talents comme le sien sont rares…

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      1. La Roumanie de 1994 c’était quelque chose quand même ! Merci pour les précisions 😉

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  5. Magnifique récit sur le temps qui passe mais sur une passion qui ne s’estompe jamais.

    Cet été 1992, j’étais étudiant désargenté (je le suis toujours, pauvre pas étudiant !) en DEA  » Économie industrielle » à Toulouse 1. Je ne voulais pas rater la fête, alors j’ai travaillé dur toute l’année (intérims chez ADECCO, plonge dans des restos minables, veilleur de nuit dans un hôtel de passe, etc.).

    Fin juillet, j’échangeai toutes mes économies en Pesetas et me rendis en bus (Eurolines) à Barcelone. A l’époque ni Ryanair, ni Easyjet.

    J’ai eu le bonheur d’assister à plusieurs compétitions (boxe, foot, volleyball, gymnastique), l’argent avait encore une vraie valeur et la vie n’était pas chère. Je découvris émerveillé le Palau Sant Jordi, la Nueva Creu Alta de Sabadell, Tarragona, Granollers…J’alternai entre la plage de la Barceloneta le matin et les hauteurs de Montjuïc l’après-midi pour un peu de fraîcheur.

    Sur le plan purement sportif, je me souviens surtout de la chute de Gail Devers au 100 m haies, la râclée prise par mon Maroc natal à Sabadell contre la Suède de Brolin (0-4), le magicien Vitaly Scherbo qui excellait sur tous les agrès.

    Cette compétition (après la CAN de 1988 au Maroc) fut la première grande manifestation à laquelle j’assistais sur place. Elle sera suivie par tant d’autres en Afrique du Sud, au Brésil, en Russie, au Qatar et bien d’autres destinations exotiques.

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    1. Ah oui, tu te souviens des boxeurs que tu as vu à Barcelone ? Bien sur, il y avait De la Hoya mais également Joel Casamayor ou Felix Savon chez les Cubains. Bobo Lorcy, Vernon Forest, Chris Byrd, Sven Ottke ou David Tua. Grosse domination cubaine à l’époque. A Paris, c’est l’Ouzbékistan qui a tout raflé en Boxe. 5 titres sur 7 chez les hommes. Impressionnant.
      Quand on voit le combat récent de Madrimov face à Terrence Crawford, il est indéniable que ce pays est devenu un grand pays de boxe.

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  6. Sacré beau récit de souvenirs, ami Khia !
    Je me suis vu parcourir ces ruelles animées emplies de bruits, d’odeur et d’humanité dans tout son spectre…
    Sauf qu’en 92 j’avais 6 ans !
    J’ai fait mon Erasmus à Séville, il y a une quinzaine d’années et me suis pris d’affection pour les Palanganas. C’était d’ailleurs l’époque Kanoute, Fabiano, Palop, un vrai kif !
    Mon seul regret, pas pu aller voir un match : tarifs prohibitifs, étudiant sans trop de latitude…
    Un jour peut-être, au bon souvenir des orangers ombrageants.

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