21 août 1968 : quand l’invasion de Prague chamboule le football

Dans la nuit du 20 au 21 août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie entrent dans Prague et plusieurs autres villes tchécoslovaques pour mettre fin au Printemps de Prague. Un événement aux graves conséquences politiques, qui a aussi eu un impact sur le football dans toute l’Europe.

A l’Est comme à l’Ouest, c’est la stupeur qui prime suite à l’écrasement du Printemps de Prague. La Roumanie et la Yougoslavie se désolidarisent de cette action pilotée par Brejnev, tandis que l’Ouest s’indigne. Ceux qui croyaient à une ouverture progressive du bloc communiste voient leurs espoirs tués dans l’œuf, constatant l’impasse dans laquelle se trouve la Tchécoslovaquie. Les protestations sont molles dans le monde politique et aucune action concrète n’est mise en œuvre. Le monde découvre avec surprise la protestation silencieuse de la gymnaste Věra Čáslavská, quadruple championne olympique aux JO de Mexico en octobre 1968.

Et c’est tout. Ou presque. Car les clubs de football réagissent dès le mois d’août, alors que les joutes continentales se profilent dans le calendrier. Le Milan AC, qui doit affronter le Levski Sofia au premier tour de la Coupe d’Europe des clubs champions, annonce refuser de jouer contre le club d’un pays qui a envoyé des troupes en Tchécoslovaquie. Le Celtic Glasgow, à qui le tirage au sort a réservé une confrontation avec Ferencvaros, lui emboîte le pas. Les deux clubs pèsent un minimum sur la scène continentale : le Milan AC vient de remporter la Coupe des vainqueurs de coupe, tandis que le Celtic Glasgow a gagné la C1 en 1967.

L’UEFA réagit de manière rapide : le 30 août, une commission spéciale décide de procéder à un nouveau tirage au sort. Les clubs des pays ayant envoyé des troupes en Tchécoslovaquie devront jouer les uns contre les autres. Cette décision mécontente les clubs de l’Est concernés et certains d’entre eux se retirent des compétitions européennes (le Levski Sofia, Ferencvaros, le Dynamo Kiev, le FC Carl Zeiss Iéna et le Ruch Chorzow en C1, le Raba Gÿor, le Spartak Sofia, l’Union Berlin, le Gornik Zabrze et le Dinamo Moscou en C2). Aucune sanction ne sera prise contre eux et les pays concernés disputeront les compétitions européennes comme à l’accoutumée dès la saison suivante.

En Tchécoslovaquie, les changements sont plus radicaux. Le Spartak Trnava change d’adversaire (Malmö est remplacé par le Steaua Bucarest), mais le champion tchécoslovaque, titré pour la première fois de son histoire, est bien plus concerné par les changements en cours au niveau national. Deux journées ont été disputées avant l’invasion, mais le championnat est ensuite suspendu pendant un mois. Un mois d’incertitudes, pendant lequel les Tchécoslovaques s’efforcent de vivre normalement tandis que les troupes étrangères occupent leur pays. Les militaires commencent à se retirer en septembre, mais les dernières unités restent sur place jusqu’au 4 novembre. Le football dans son ensemble est donc suspendu. Le camp d’entraînement du Slavia Prague est réquisitionné et sert de camp militaire. Les joueurs de certains clubs, comme Teplice ou Košice, n’ont pas le droit de se rassembler.

Des exploits européens malgré tout

Le championnat reprend finalement, au moment où ont lieu les premiers tours de coupes d’Europe. La reprise est bienvenue et le Spartak Trnava démarre de manière positive. Les Bílí Andeli enchaînent avec une troisième victoire de rang en championnat (après les deux du mois d’août) et prennent la mesure du Steaua, malgré une défaite à l’aller (1-3 à l’extérieur, puis 4-0 à domicile). Le champion tchécoslovaque est lancé. Il balaie les Finlandais de Lahti (9-1, 7-1) et accède aux quarts de finale, où l’attend l’AEK Athènes. Une victoire (2-1) et un nul (1-1) plus tard, voilà le Spartak en demi-finale de coupe d’Europe.

L’adversaire est d’un autre calibre. Face aux Slovaques s’avance l’Ajax Amsterdam. Les Ajacides n’ont pas encore été titrés au niveau européen (cela viendra bientôt), mais ils sont tout de même triples champions en titre du championnat batave. L’Ajax s’impose à l’aller (3-0), puis tremble au retour (victoire du Spartak 2-0). L’aventure des Bílí Andeli prend fin après une belle épopée. Sur le plan national, le Spartak réédite l’exploit et signe un deuxième titre consécutif. Mais son parcours européen suivant s’arrête dès le deuxième tour face à Galatasaray, au tirage au sort.

La Tchécoslovaquie est aussi représentée en Coupe des vainqueurs de coupe. Le Slovan Bratislava, deuxième du dernier championnat, vient de remporter la troisième Coupe de Tchécoslovaquie de son histoire. Lui aussi vit un deuxième tirage au sort et affronte les Yougoslaves du FK Bor au premier tour. Victoire 3-0, défaite 2-0, le Slovan vient de vivre sa plus large défaite européenne de la saison et ne le sait pas encore. Au deuxième tour, les Slovaques se paient le scalp du FC Porto (0-1, 4-0), avant de sortir Torino (1-0, 2-1). Les Ecossais de Dumferline offrent une légère résistance en demi-finale (1-1, 1-0) et le Slovan Bratislava se qualifie pour la première finale de l’histoire du football tchécoslovaque dans l’une des plus grandes compétitions continentales.

La plus grande saison de l’histoire, pendant l’une des pires années de l’histoire

Le FC Barcelone a beau être le grandissime favori de la rencontre, il se fait surprendre dès l’entame. Le Slovan Bratislava domine et mène logiquement à la mi-temps, avant de l’emporter (3-2). L’entraîneur barcelonais Salvador Artigas a beau souligner l’absence de plusieurs joueurs clés dans ses rangs et le grand nombre d’erreurs des siens, pour minimiser la défaite, ce sont bien les Slovaques qui fêtent le titre.

Et la fête se prolongera longtemps pour certains supporters. En ce printemps 1969, la tenue de la rencontre à Bâle est une parfaite occasion pour émigrer d’une Tchécoslovaquie en passe d’être « normalisée ». On estime qu’un tiers des supporters du Slovan Bratislava présents ce soir-là ne sont pas rentrés en Tchécoslovaquie.

Perturbée à ses débuts, la saison 1968-1969 voit paradoxalement le football tchécoslovaque (et tout particulièrement slovaque) réaliser ses meilleurs résultats à date. La victoire en C2 reste à ce jour la seule victoire européenne pour un club tchèque ou slovaque. C’est sans compter la Coupe Mitropa. Cette saison-là, ce sont (encore !) des Slovaques qui y brillent : l’Inter Bratislava domine en finale ses compatriotes de Teplice (4-1, 0-0). Une manière d’asseoir un peu plus la domination du football slovaque à l’époque.

18 réflexions sur « 21 août 1968 : quand l’invasion de Prague chamboule le football »

    1. La Slovaquie a subi autant que la Tchéquie puisque c’était le même pays à l’époque !
      Seul avantage pour les Slovaques : il y a moins de grandes villes là-bas, donc la grosse majorité de la population n’a pas vraiment été concernée par ces évènements.
      Par contre ils ont dû faire avec des revendications hongroises, qui voulaient leur piquer un morceau de territoire.

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      1. La Hongrie a été véritablement mutilé après la 1ère GM, elle avait le tord d’être dans le camp des vaincus; lorsque l’on regarde la Hongrie en 14 et en 18, ça saute aux yeux. Le ressentiment dans la population doit toujours être aussi fort d’ailleurs.
        Du coup, on trouve des minorités hongroises plus ou moins importantes tout autour du pays, même si avec l’UE les frontières ont techniquement cessé d’exister pour certaines d’entre elles.
        On peut cependant se réjouir que la séparation tchécoslovaque se fit sans bains de sang, ni massacres, a contrario de la Yougoslavie..

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      2. Et au niveau des hauts dirigeants de la Tchécoslovaquie, c’est assez équilibré ou un pays avait la mainmise sur les postes importants?

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      3. @khia la répartition d’à peu près tout en Tchécoslovaquie était globalement de 2/3 pour les Tchèques et 1/3 pour les Slovaques.
        Ça correspond au rapport de population entre les deux.

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      4. Il y avait des quotas de représentation de chaque ethnie dans l’appareil du Parti et au gouvernement. Je crois me souvenir que Gustav Husak a obtenu l’invalidation du mandat de Dubcek en raison de la sous-représentation des Slovaques dans je ne sais plus quel organe exécutif.

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      5. Les relations magyaro-slovaques, ce micmac.. Les Hongrois ont participé de la curée à compter du moment où ils se détachèrent officiellement des Habsbourgs, fin concrète de la double-monarchie donc, cela sonnait pour de bon l’heure de la récréation.. mais, dans la foulée de leur propre sécession : ils entendirent aussitôt contraindre les aspirations (voire décisions? – je ne sais plus) slovaques et ruthènes.. Bref : apporter du sous-ordre dans un grand désordre?? Ce ne fut manifestement pas un grand succès.

        Ce fut aussi un micmac dans la mesure où bon nombre de ces peuples (certes pas tous) ne réclamaient guère, initialement, que de l’autonomie………mais le bazar s’emballant.. De mes lointaines lectures sur cette époque, je garde le souvenir d’une forme de « panique-football » diplomatique : une immense incertitude, des inflexions voire des décisions précipitées, prises plus souvent à chaud qu’à froid, des chaînes de réaction semble-t-il incontrôlables.. Au final, il y eut un sacré gap entre ce que plupart des autonomistes avaient souhaité, et ce dont cette fièvre accoucha.

        Ils étaient très droitards, pas forcément représentatifs de l’opinion/ressenti majoritaires en Hongrie..mais quand, sous le communisme, ma « belle-famille » hongroise partait skier dans les Tatras slovaques, ou visiter des grottes dans le Karst slovaque (NB : le hongrois résiduel est tout aussi bluffant)..et même 20 ans plus tard encore : ben ils disaient partir « visiter la Hongrie ». Transylvanie, côte dalmate…………tout cela aussi, dans leur acception, était (avait été) hongrois..mais c’était encore plus marqué pour la Slovaquie!, l’impression qu’ils ne parvenaient absolument pas à prendre la chose slovaque au sérieux, sorte d’entité-fantoche.

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  1. Intéressant ! Je viens de jeter un œil à la compo du Barça en finale de C2 et en effet, c’était light : il manquait notamment Gallego, Pereda était remplaçant et Artigas avait dû faire appel à Olivella pour un de ses derniers matchs après deux ans sans jouer ou presque.

    J’ai jeté un œil sur le parcours de Věra Čáslavská. Malgré sa participation au Printemps, elle est sélectionnée pour les JO. Est ce parce qu’elle représentait un espoir de médailles ou est ce qu’une sorte d’amnistie générale fut décidée ?

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    1. Je ne crois pas qu’il y ait eu des amnisties après l’invasion. L’immense majorité de la population a participé au Printemps de Prague, puisqu’il s’agissait d’une ouverture globale de la société.
      Ceci mis à part, les sportifs étaient tenus à une certaine retenue d’une manière générale. Zátopek a failli en faire les frais mais il a su gagner des médailles au bon moment pour ne pas finir dans une mine d’uranium.

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    2. Il m’étonnerait aussi qu’il y ait eu des amnisties. Gustav Husak, installé par Moscou pour reprendre le pays en main, avait la réputation d’être parmi les plus durs des dirigeants des « pays frères », au même titre que le Hongrois Janos Kadar, le Bulgare Todor Jivkov, ou plus tard l’Allemand de l’Est Erich Honecker.

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      1. Une belle brochette de stalino-brejnéviens, c’est sûr…

        Merci pour l’article, sinon.

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  2. Super texte mêlant histoire et football
    Rien à voir : mais si vous en Crète profitez en pour voir un match de l’ofi Crète dans leur vieux stade tout petit
    Hier un petit ofi Crète-Aris salonique dans un véritable petit chaudron , un voyage dans un monde différent des stades français avec une ambiance à la grecque

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      1. Hello Bertie, tu aurais presque pu nous faire un petit reportage sur le thème « le match que vous n’avez pas vu » comme autrefois sur sofoot 😉

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  3. Merci pour ce texte.

    Pas de nostalgie du Printemps de Prague, ça non, mais nostalgie tout de même d’une époque de foot où Bratislava et autres clubs techoslovaques pouvaient tenir la dragée haute à toute l’Europe, faire de beaux parcours voire gagner un titre !

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  4. Ce qui est étonnant quand tu mates les archives de Věra Čáslavská, c’est le fait de voir une femme triompher en gymnastique. Par la suite, les Korbut, Comăneci sont des ados au corps d’enfant. Čáslavská n’était pas immense mais sa technique mélangeait encore énormément d’éléments de danse. Un autre sport..

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