11 du siècle : Go, Go, Go…Ahead! (1/3)

Cinq clubs belges, cinq clubs néerlandais…et dix « Onze du siècle » !

Point commun à ces dix heureux élus ? Aux antipodes de plupart des grands clubs oligarchiques, aucun d’entre eux ne bénéficia de soutiens anticoncurrentiels sur la longue durée. Ce qui, au gré parfois de leurs hauts mais plus souvent de leurs bas, rend particulièrement précieuse la diversité de leurs Histoires, aux allures toujours de montagnes russes, et à quoi se devrait raisonnablement de ressembler le destin de tout club si les corruptions de tous ordres ne venaient hélas s’en mêler.

Pour cette fois, c’est aux bords de l’Ijssel que nous mène ce football d’en bas, au pied même du pont où serait fallacieusement tourné un célèbre Attenborough : dans la coquette cité de Deventer, bastion de la gauche néerlandaise et des faussaires, tel l’adulé van Meegeren qui, à la Libération, finirait en prison pour avoir berné Göring, ou tel cet illustre inconnu dont, sur une façade de l’emblématique Waag, pend encore la marmite où il finirait ébouillanté.

Pour autant, il ne sera guère question ici de falsification ni de pont trop loin, tant c’est au contraire l’authenticité que cultive ce club d’essence populaire, riche d’une ambiance toute anglaise et auquel est singulièrement prêté, en son superbe stade du Adelaarshorst, de savoir peser sur les rencontres, dans le bouillonnement de cette Vetkampstraat que beaucoup tiennent pour véritable rue du football aux Pays-Bas – là où, dans les derniers mois de 1902, Karel Hollander eut l’idée de créer un club de football avec son frère Han et quelques amis, mais sous le nom originel de Be Quick, que le club conserverait le temps de réaliser qu’existaient déjà un grand nombre de clubs sous ce patronyme.

Lors de la saison 1905/1906, fraîchement renommé : le Go Ahead faisait son entrée dans le football national néerlandais, en troisième division Est… C’est cette histoire, voisine de celle du Cercle de Bruges, que nous allons vous proposer. En débutant aujourd’hui par les numéros 1 à 4, où il sera question d’un lion, d’une ombre, d’un chauffeur de taxi et, puisqu’il en fallait bien une, d’une grande saucisse.

1) Le lion de Deventer

Quand, dans une cage,

On enferme un lion affamé,

Un homme affamé, et une côtelette,

Ce n’est jamais la côtelette qui gagne.

François Cavanna

Si, assez curieusement, ce joueur de légende n’aura pas été désigné « Joueur du Siècle » par ses propres supporters, ceux-ci auront toutefois eu le bon goût de lui ériger, et sur fonds propres s’il vous plaît, l’exclusive statue consacrée à l’un de leurs chers « Reuzendoder » – c’est-à-dire, en l’espèce : au « Tueur de géants » Leonard Gerrit Herman, dit Leo Halle.

Enfant du quartier, à l’instar de bon nombre des joueurs qui seront ici abordés, Halle fut aussi voire surtout un enfant du siècle, lui qui en éprouva la moindre des décennies, préserva son innocence à mesure des dubieuses neutralités de son pays, puis même sa conscience quand, alors même que les idées national-socialistes prospéraient aux quatre coins d’Oranje, il s’illustrerait dès 1933 en refusant, en signe de protestation, de prendre part à une rencontre opposant une sélection de sa région à celle de l’Ouest de l’Allemagne, puis un an plus tard en s’employant à chasser ces joueurs allemands qui, matin et soir et le bras levé, entonnaient bruyamment le Deutschlandlied et le Horst Wessellied dans l’hôtel les hébergeant.

Ce-faisant, dans un pays dont les intérêts étaient intimement liés à ceux de l’Allemagne, c’est sa carrière internationale que mettait en jeu « le lion de Deventer » – un surnom gagné dès ses débuts avec le Elftal, à 22 ans et au terme d’une prestation éblouissante face à l’Italie. Mais pour ce colosse aux origines modestes, mécanicien puis livreur de lait de métier qui, dans ses écrits, ne cacha jamais rien de ses sympathies prolétaires, l’émergence du national-socialisme semblait déjà à ce point périlleuse que, tout au long des années 1930, c’est comme par compulsion s’il entendit toujours risquer sa carrière et son statut de vedette, lui qui à compter de ses 17 ans avait patiemment conquis la place de titulaire entre les perches du très provincial mais redouté Go Ahead, puis pour dix ans croyait-on celle de dernier rempart de son équipe nationale.

Et bien qu’il s’en défendît toujours, il avait fallu bien du courage et du désintéressement, pour jouer de la sorte avec un statut si chèrement acquis. Car autant ses débuts à Milan avaient été largement plébiscités, et autant six ans encore avaient dû s’écouler avant que Halle ne défendît à nouveau le but national. L’Amstellodamois Gejus van der Meulen en effet, que favorisait a minima le primat prêté aux joueurs de l’Ouest, lui était régulièrement préféré pour représenter les Oranje, comme lorsqu’il fut rappelé pour la phase finale du championnat du monde italien, dont Halle suivrait du banc l’élimination néerlandaise des œuvres de l’équipe helvétique.

Avec résignation, tant le pénétrait un sens souverain de l’intérêt supérieur de la nation, mais aussi avec l’énergie et la dignité perdues par ses équipiers, à mesure qu’on les couvrait de camphre pour en borner la libido, Halle avait certes laissé les événements suivre leur cours, mais confierait des années plus tard combien il avait toujours soupçonné avoir été victime d’une différence de statut, voire d’une conjuration. Il est vrai que, parallèlement à ses activités de footballeur, et à l’instar du tout-puissant responsable national et préparateur mental de la sélection Karel Lotsy, son rival van der Meulen était aussi un notable influent, porté aux nues par le système médiatique en place, et associé déjà, lui aussi, à la direction du club d’élite du Haarlemsche Football Club. Tandis que Halle, pour sa part, n’était qu’un « travailleur ordinaire ».

Mais ce que Halle ne pouvait encore soupçonner, et non content d’avoir payé déjà pour ses origines modestes, c’était combien l’idéologie aussi avait pu jouer, d’entre lui qui durant la guerre soutiendrait activement les réseaux de la Résistance, et d’autre part le collaborationnisme au grand jour des complices Lotsy et van der Meulen : le premier plus qu’accommodant avec l’occupant allemand, accusé en ce sens par plus d’une grandes figures du football néerlandais, tels l’arbitre Horn ou les footballeurs Appel et Lotsij (son propre cousin), et qualifié même d’« exécuteur de la politique anti-juive des forces d’occupation » par l’historien André Swijtink ; le second affilié au NSB après l’invasion allemande, refusant de soigner l’enfant de tout qui ne fût membre dudit Mouvement national-socialiste néerlandais, et si fanatiquement gagné aux politiques eugénistes prônées par le régime nazi que celui-ci le jugerait rapidement « peu fiable et dangereux ».

Un an encore, et le félon rival de l’humble livreur de lait s’enrôlerait même dans la Légion des Volontaires SS « Niederlande », avant de suivre une formation militaire à la caserne d’Oranienburg, puis de rejoindre dès 1942 le théâtre des premières contre-offensives soviétiques. Parmi d’autres témoignages, tous significatifs de l’importance gagnée par ce zélé médecin hollandais, un journaliste du Telegraaf rapporterait leur rencontre au front : « Ce visage me semble familier. » Mais l’ancienne vedette du football néerlandais n’avait pas de temps à lui consacrer : « Nous sommes à l’offensive, il y a fort à faire ». Sa trace se perdrait alors jusqu’à la Libération, puis à sa condamnation à huit ans de prison ferme, au mois de juin 1947.

A l’été 1947, cela faisait pour sa part près de dix ans que Leo Halle avait dû renoncer à l’équipe nationale. Certes, il avait joué le match de sa vie face aux Anglais en 1935, et certes s’était-il bâti une aura internationale de spécialiste mondial des pénaltys, après avoir enrayé coup sur coup des tentatives adverses en Irlande puis en France. Mais cette dernière rencontre, déjà, avait manqué de peu de lui coûter la vie, qui disputée en plein hiver l’avait vu contracter une pneumonie, laquelle le laisserait entre la vie et la mort pendant un mois et demi.

A dire vrai, ce mal sournois avait tant affecté Halle, que durant le reste de sa carrière il scruterait toujours le ciel en quête du moindre nuage mauvais, et porterait en permanence une sorte de maillot de bain sous son équipement de gardien, de sorte de se protéger tant que possible de l’humidité et du froid.

Ben Halle, interrogé sur son père, que l’on voit coiffé ici d’un Fedora : « Si beaucoup de gens connaissent mon père, c’est en raison du gardien de but qu’il avait été. Mais pour moi il était un père et rien de plus. (…) En 1985, quand il dut monter sur la pelouse du Adelaarshorst car une tribune venait d’être rebaptisée en son nom, et alors que cela faisait des années qu’il était devenu impotent, il refusa catégoriquement qu’on l’amenât en fauteuil jusqu’au rond central : « Je ne veux pas d’assistance ; sur ce terrain, je marche seul! » Et ce fut la dernière fois de sa vie, où mon père parvint à marcher plus de cinq mètres d’affilée. »

Puis, finalement, c’est donc fin octobre 1937 que Halle retrouverait fatalement la France, pour une prestation hélas incertaine qui le renverrait pour de bon sur le banc, et mettrait un terme irrémédiable à sa carrière internationale. Passé entraîneur en 1939, moyennant l’allocation d’une somme dérisoire, le vieux lion renonçait ce-faisant à son statut d’amateur – et donc au droit de pouvoir évoluer encore sous les couleurs de ses chers Go Ahead. Et cependant Leo Halle ne cesserait-il jamais de travailler : comme entraîneur d’abord, jusqu’à ce qu’il contractât une nouvelle pneumonie en 1970, et au civil jusqu’à sa retraite un an plus tard, après plusieurs décennies passées comme mécanicien puis employé des archives cinématographiques de sa bonne ville de Deventer.

En définitive, s’il n’est exclu que la mauvaise conscience néerlandaise s’employa d’un peu à le magnifier, la stature de Halle demeure, elle, inattaquable : six pieds environ et plus de 200 livres de poids (dont « 180 livres de muscle »), qu’abritaient un corps massif et ce pull en laine combien caractéristique, grossi encore par sa combinaison thermique, et qui le faisait paraître plus large qu’il n’était. Nonobstant cette apparence quelque peu lourde et maladroite, Halle excellait pourtant par ses réflexes, son calme apparent et la justesse de son positionnement, ainsi que par la fiabilité et le courage qu’en toutes circonstances toujours il témoignait.

S’il fut ce-faisant décisif des derniers titres conquis par son Go Ahead, en 1930 puis en 1933, et bien qu’on l’appelât parfois « le géant », c’est réciproquement à sa ville qu’il devrait le plus célèbre de ses surnoms – et pour tout dire l’un des plus illustres de l’Histoire du football néerlandais : « le lion de Deventer ». Où tel Lev Yashin il décéderait finalement, après avoir lui aussi été amputé d’une jambe, honoré non moins d’une tribune à son nom, et même également d’une statue dévoilée en septembre 2020, devant ce qui reste tout à la fois le plus beau portail, et le plus dévot des stades du Royaume des Pays-Bas.

2) La saucisse

But de Schneider sous les couleurs de Feyenoord, lors de la victoire 4-0 face au Vitesse Arnhem, saison 1971-1972.

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Jean de La Fontaine, Fables, Les Animaux malades de la peste (1678).

Parmi les nombreux dirigeants qui, à compter de la fin des années 1980, auront manqué de peu de détruire le Go Ahead, et gagnèrent ce-faisant de devenir indésirables parmi les couloirs du vénérable Adelaarshorst, est un cas plus singulier car cornélien, pour qui l’opprobre le dispute encore à l’admiration : celui du défenseur volant non-identifié Derk ou Dickie Schneider, dit aussi « Knakkie » ou « Knakworst » – en un mot : « la saucisse » de Deventer.

Derk Schneider, une saucisse? L’on ne sait trop d’où lui vint ce durable et peu amène surnom, gagné semble-t-il sans que l’intéressé pût jamais y apporter la moindre explication, ni même si ce fut vers ses dix ou plutôt à ses dix-sept ans, à l’heure où il ferait ses débuts parmi les jeunes ou à celle plutôt de ses premiers pas en Première Division…

Carte à l’effigie de Derk Schneider, dans la perspective (pour lui prématurée) de la Coupe du Monde 1974.

Le natif de Deventer, quoi qu’il en soit et bien qu’il pût jouer avec un égal bonheur à gauche ou dans l’axe, s’affirmerait toutefois bien vite comme le meilleur back droit du championnat : supérieur en tout au plus binaire mais mieux introduit Suurbier, et à ce titre transféré en 1970 chez les millionnaires de Feyenoord, au terme d’un deal gargantuesque impliquant, outre la somme en soi déjà coquette de 350 000 florins, le transfert définitif à Deventer du phénoménal Ruud Geels, sur une voie de garage à Rotterdam après être entré en conflit avec sa direction. En somme : un transfert aussi sensationnel que ne serait, durant ce même été 1970, celui du prodigieux gardien van Beveren au PSV, pour un montant-record dépassant le million de florins.

Décisif de plus d’un titres conquis ensuite par le grand club hanséatique, tel qu’à ces deux buts cruciaux inscrits en 1971 face à Ajax, Schneider remporterait aussi l’édition 1974 de la Coupe UEFA avant de disparaître étrangement du groupe sélectionné par Michels, bien qu’il fût titulaire et décisif durant toute la campagne de qualification, lui qui avait inscrit deux buts en onze rencontres livrées entre 1972 et 1974.

Mais aujourd’hui, ce n’est plus seulement du Elftal, mais tout bonnement aussi de Deventer, que le timide quoique âpre Schneider semble parfois comme avoir disparu… Et ce n’est pourtant pas faute, quand à son tour il fut en difficulté à Rotterdam, à l’aube de la Coupe du Monde argentine, qu’il eût finalement rejoint son club formateur au Nouvel An 1978, espérant de la sorte s’y relancer puis taper dans l’oeil du nouveau sélectionneur national Ernst Happel – celui-là même qui, sitôt sacré champion d’Europe face au Celtic, en 1970, en avait fait sa priorité.

Leidsch Dagblad, quotidien de la Province de Hollande méridionale, 22 mai 1978 : « Schneider gravement blessé ».

Mais si le poids de Schneider dans l’Histoire de Deventer ne tarderait aussitôt à se remanifester, ce serait cependant moins sur pelouses qu’à la rubrique des faits-divers, quand le 21 mai et bien que le rapport officiel se gardât bien de le préciser, il provoqua un accident mortel alors qu’il était ivre au volant, après avoir été complaisamment examiné non pas par un médecin de garde commis à ce type de situations, mais par le médecin du club expressément arraché à son lit, et qui avait patiemment veillé à le laisser cuver son alcool mauvais.

Dans la foulée, c’est à peine si la presse locale, pourtant particulièrement portée sur le sensationnalisme, jugea opportun de couvrir ce drame… Le Deventer Courant, tout au plus, réserverait-il un maigre encart à l’accident, quoique en éludant pour une fois l’identité du coupable éthylisé – du moins jusqu’à ce que, des années plus tard et rongé par le remord, le Directeur du journal témoignât de la terreur qui avait été la sienne, à l’idée de se mettre à dos des publicitaires qui se trouvaient être, aussi, les mécènes de l’adulé club local du Go Ahead.

Het Vrije Volk, 22 mai 1978 : « (…) Le conducteur de la seconde voiture, le dénommé J. A. de Visser, originaire de Deventer, a succombé plus tard à ses blessures. »

Quatre ans de plus, et Schneider mettait un terme à sa carrière professionnelle. Un an encore, et il rechaussait déjà ses crampons, après avoir convaincu Jan Jongbloed d’en faire autant, et de participer tous deux à l’insensée opération-sauvetage d’un Go Ahead en position de relégable au mois de mars 1983, mais qui se sauverait par la grâce de 15 points conquis lors des 11 dernières journées du championnat.

Ses effets pour de bon remisés à l’été 1984, mais capitalisant sur sa gloire et ce sauvetage inespéré, Schneider s’essaierait alors sans grand succès à la gestion du club, dont il prendrait pour de bon congé au terme d’une guérilla peu recommandable, durant laquelle le linge sale du Go Ahead se trouva déballé en public, et où tout fut entrepris entre décideurs pour se nuire mutuellement.

Calme et introverti dans la vie, mais teigneux voire brutal sur pelouse à l’instar de ses sulfureux équipiers du Feyenoord Israël et Laseroms, et quoiqu’on l’aperçoive encore çà et là en tribunes aux côtés de son fidèle ami Veenstra : Schneider disparaîtrait donc peu à peu de la scène footballistique de Deventer, dont il s’est progressivement détourné pour Amsterdam et la rédaction du Telegraaf, au sein duquel lui reste loisible de distribuer les bons et mauvais points à des joueurs qui, de son temps, n’auraient pas même été dignes de porter ses chaussures.

Aussi, de ce joueur de tempérament qui reste le meilleur jamais produit par sa région, qui comme back droit bien qu’il fût gaucher inscrivit deux buts en onze rencontres avec le Elftal, et que l’on comparait jadis au superbe van Hanegem : que reste-t-il aujourd’hui ? Des regrets sans doute, beaucoup de regrets probablement, derrière la bonhommie forcée d’un vieil homme qui n’excella jamais pour se livrer entièrement. Mais aussi, et en dépit de toutes ses erreurs, un homme auquel Deventer garde encore de pouvoir pardonner, au souvenir de ses exploits comme joueur, puis du sauvetage prodigieux réalisé grâce à lui en 1983.

3) L’ombre (…la plus élégante des Pays-Bas)

L’ombre de ton ombre
L’ombre de ta main
L’ombre de ton chien

Jacques Brel, Ne me quitte pas.

Ainsi que l’écrivit, alors, un fin observateur du football et du microcosme néerlandais des années 1970, « l’on a trop tendance à considérer avec dédain les « ombres », ces défenseurs chargés d’éteindre un attaquant adverse via une couverture constante. Pour beaucoup, ce ne sont pas même des footballeurs, mais il est vrai que leurs moyens sont loin d’être toujours licites. Et cependant le joueur du PSV Pleun Strik est là pour nous démontrer tout le contraire. »

Ce n’était certes pas faute que lui aussi eût pour mission de marquer à la culotte un joueur adverse. Mais lui le faisait avec style, détachement et élégance. Et le ferait quelque 18 ans durant : jusqu’à son ultime rencontre livrée en 1984, sous le maillot du VVV- Venlo, et à compter de la première disputée dans la peau d’un défenseur, le 20 mars 1966, alors qu’il allait déjà sur ses 22 ans…

Sous le maillot du Go Ahead et face à Cruyff, printemps 1966.

Durant la semaine qui avait précédé, son entraîneur à la tête du Go Ahead, le Tchécoslovaque Frantisek Fahdronc, lui avait exposé un problème : le dimanche suivant ils devaient affronter Ajax, une rencontre dont le public de Deventer attendait énormément. Et Fadrhonc se devait de trouver une solution, pour contenir les raids supersoniques de l’attaquant-vedette Johan Cruyff…

A la stupéfaction générale, il confierait cette mission à un médian offensif particulièrement doué sur le plan technique, pétri de qualités : à Pleun Strik. Car lui seul disposait de la vitesse et de l’intelligence requises pour contenir Cruyff. D’abord hésitant, et nonobstant le but inscrit par Cruyff sur assist de Keizer à la demi-heure de jeu, Strik s’acquitterait de sa mission avec un tel succès, qu’elle lui serait à nouveau confiée à l’heure de retrouver l’Ajacide en Quart de finale de la Coupe, le 21 avril 1966. En cette occasion, et avec un mois à peine de métier dans les pattes, l’apprenti-défenseur mettrait à tel point Cruyff sous l’éteignoir, qu’une rumeur secourable finirait même par prêter à celui-ci de n’avoir en fait quitté le banc des remplaçants… Mais l’essentiel était ailleurs : après trois saisons durant lesquelles Strik avait illuminé de sa classe l’animation offensive des Go Ahead, son impromptue carrière de défenseur était désormais lancée, qui le verrait être à l’avenir systématiquement affecté à la garde du plus dangereux des attaquants adverses.

A l’occasion de ses grands débuts comme wing-back droit, face au Go Ahead Eagles, le 7 octobre 1965 : l’archétypal Jim Craig.

Six mois plus tard, au terme de la saison la plus dense de l’Histoire du club, qui l’avait vu finir à la cinquième place en championnat, atteindre les demi-finales de la Coupe, et même être éliminé par le Celtic dans un double-affrontement européen marqué par les débuts officiels du légendaire Jim Craig : Strik était donc transféré au PSV, où le nouvel entraîneur Kurt Linder le commettrait à nouveau au marquage des meilleurs attaquants. En quelque dix ans passés à Eindhoven, il se révélerait décisif du gain de deux titre et de deux Coupes nationales, et ne serait barré en équipe nationale que par l’indépassable Ruud Krol, sans qui et à juger de sa longévité, c’est par dizaines qu’on eût compté ses apparitions sous le maillot national.

Sa carrière, en effet, avait débuté très tôt : dès ses 10 ans, il avait été repéré par les géants de Feyenoord, expressément dépêchés pour lui auprès de son club formateur du VCS La Haye. C’est que le jeune homme, notoirement, était promis au plus bel avenir…mais de là à ce que ce meneur de jeu pût rêver d’une place comme arrière gauche, dans l’équipe nationale néerlandaise?

Strik, au premier chef, avait conscience de sa différenciation : « Contrairement à ce que d’aucuns prétendent parfois, je ne pense pas que défendre soit moins important que d’attaquer. Au contraire, évoluer en défense vous confère plus encore de responsabilités, que pour ma part j’assume différemment. Bien sûr, je ne suis pas mauvais au marquage individuel. Mais quand je l’exerce, c’est en m’efforçant d’endormir la confiance de l’adversaire, et en lui laissant une telle liberté apparente que ses équipiers aussi finissent par le croire vraiment libre. En calculant de la sorte, je parviens alors à anticiper le meilleur moment pour intervenir, et priver soudain l’adversaire de ballon. »

Par ce jeu subtil, tout en timing et intelligence, le défenseur Strik parviendrait à s’épargner la moindre blessure ou suspension en plus de vingt ans de carrière, et à ne rater en tout et pour tout que deux rencontres sous le maillot du PSV – en l’occurrence, et à mesure de son déclassement progressif au profit du plus jeune Poortvliet, autre cauchemar vivant de l’iconique Johan Cruyff : les manches aller et retour de la demi-finale de C1 1976, hélas dévoyées contre Saint-Etienne…

Or ces soirs-là, et à Geoffroy-Guichard plus singulièrement : qui sait si Jean-Michel Larqué eût inscrit le but de la qualification, si le roi du marquage néerlandais avait pu le ferrer? Conscient d’avoir fait son temps dans la ville des Philips, l’ombre de Pleun Strik s’en retournerait bientôt vers la frontière allemande, à 32 ans et pour huit saisons encore. Qu’il disputerait toujours souverain, sans un bruit et avec l’élégance intacte du meneur de jeu qu’il avait été, dans la jeunesse éternelle de ses 20 ans.

4) Taxi driver

Il faut se souvenir aussi

de celui qui oublie où mène le chemin.

Héraclite d’Ephèse

Fort de profils offensifs tels Finidi George, Nwankwo Kanu, Rashid Yekini, Victor Ikpeba, Daniel Amokachi, Jay-Jay Okocha ou encore Daniel Amunike, fort aussi de plus d’une excentricités capillaires, et fort bien sûr du premier sacre mondial (fût-il olympique) glané par une nation africaine, il était bien sûr inévitable que le Nigeria devînt l’une des grosses sensations médiatiques des années 1990 – ce que d’ailleurs il fut…sinon peut-être pour l’auteur indigne de ce papier.

C’est que rien vraiment de cette équipe, dont bien des joueurs étaient passés par la Belgique, ne suscita jamais en nous autant de curiosité que ne firent ses défenseurs, aux profils souvent étonnants, tels qu’en 1998 le dénommé Benedict Iroha, actif alors en deuxième division espagnole après avoir fraîchement remporté la frémissante MLS, ou son voisin Uche Okafor, passé par l’Union Namur et Le Touquet avant d’évoluer, quand il fut sélectionné aussi pour le Mondial français, parmi les non moins improbables Etatsuniens des Kansas City Wizards.

Et l’on pourrait dire autant des obscurs Mobi Oparaku et Augustine Eguavoen lesquels, à l’heure de prendre part aux grands tournois mondiaux des années 1990, évoluaient depuis plusieurs saisons parmi les divisions inférieures de Belgique, ou encore des dénommés Michael Emenalo et Emea Ezeugo qui, quand ils honorèrent leur sélection pour la Coupe du Monde 1994, évoluaient respectivement à Trèves en division 3 allemande…et pour ainsi dire plus du tout d’entre Aalborg et le décati Honved, lesquels semblaient alors se refourguer le second comme l’on ferait d’un igname chaud.

Obiekwu, portant sur ses larges épaules l’attaquant-vedette Nwankwo Kanu, au coup de sifflet final consacrant le titre olympique du Nigeria, le 3 août 1996.

Et cependant, en dépit de parcours toujours plus extravagants et cabossés que glamours : tous, sans exception, auront au moins disputé l’une de ces iconiques rencontres de Coupe du Monde disputées alors par la sensationnelle équipe du Nigeria… Tous? Pas tout-à-fait : membre de l’équipe des Super Eagles sacrée à Atlanta en 1996, le dénommé Kingsley Obiekwu avait été trop jeune pour 1994. Et pour ce qui serait de 1998, sa carrière avait entre-temps enduré un coup de frein terrible, sitôt engagé pour la première fois hors de son pays, aux Go Ahead Eagles…lesquels lui diagnostiqueraient presque aussitôt une malformation cardiaque.

S’accrochant avec brio, et devenu ce-faisant un joueur-culte du chaleureux club de Deventer, Obiekwu parviendrait certes à tirer quinze ans encore sur sa carcasse, au gré d’expériences qui, entre deux retours professionnels au pays, le verraient même gagner sa croûte à Dubaï puis en Egypte. Mais pour de bon rattrapé par ses ennuis de santé, il n’aurait bientôt plus d’autre choix, 23 ans après avoir décroché une médaille olympique, que de la vendre puis même d’embrasser la périlleuse carrière de chauffeur de taxi, parmi les pistes poussiéreuses d’Enugu…

“Si je suis devenu le chauffeur d’un fourgon Sienna, qui me sert de bus pour le transport de passagers? Oui, c’est tout à fait exact, il n’y a rien à cacher : voilà bel et bien ce qu’est devenu ma vie désormais : je possède une Toyota Sienna, et je m’en sers au quotidien pour gagner de quoi nourrir les miens, en attendant qu’un club de Première division nigériane puisse un jour me confier une équipe à entraîner. »

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Une journée normale, parmi les axes chaotiques et poussiéreux d’Enugu.

Cette décision, précisait Obiekwu dans une interview qui en 2019 ferait le tour du Commonwealth, avait été l’une des plus pénibles de sa vie. Mais si l’empathie et les prières de son épouse lui permettraient bien vite de surmonter l’hilarité publique, dans un pays où beaucoup considèrent cette profession avec dédain, elles seraient toutefois impuissantes à changer favorablement le regard des autorités, et plus encore celui des anciens joueurs de ses équipes :

« Je ne suis pas fier de cette situation, mais le plus important est que je conserve le soutien de mon épouse, pour qui seul importe que ce que je fais pour ma famille reste toujours dans les clous de la légalité. Et puis ce n’est pas comme si j’étais le seul dans cette situation, tant la plupart de ceux qui par le passé jouèrent pour le Nigeria ont été négligés. A ce propos, et au regard de ce que nous avons fait pour le pays, la moindre des choses eût d’ailleurs été que le gouvernement fédéral fasse à son tour quelque chose pour nous, en nous allouant par exemple une rente à la fin de chaque mois ou, dans le chef du gouvernement de l’Etat du Delta, que nous soient distribuées enfin les terres promises aux membres de la Dream Team. »

Fresque murale, dans un tunnel routier à Deventer.

Titulaire d’un diplôme d’entraîneur professionnel décerné par le Royaume-Uni, à l’obtention duquel il consacra les quatre premières années de sa retraite footballistique, Obiekwu s’est hélas constamment heurté au protectionnisme des instances nigérianes, selon qui revient de produire un certificat de la Confédération Africaine de Football pour pouvoir entraîner. Mais à en croire ce champion olympique qui, à bord de sa Toyota Sienna, parvient au mieux à grapiller 16 dollars par éprouvante tournée de sept passagers, ce sont aussi plupart de ses anciens équipiers, qui auraient décidé de ne pas se montrer charitables envers lui : « La plupart du temps, et sinon dans le chef de Nwankwo Kanu, quand je croise le chemin d’un ancien équipier il prétendra qu’il ne me connaît pas, ou que je n’ai jamais joué avec lui. Et que dire de ce joueur qui, un an à peine après que nous eûmes joué ensemble contre le Ghana, me refuserait soudain et sans ménagement de passer la nuit à son domicile, alors que je me trouvais coincé à Port Harcourt. »

Dans la foulée de cette interview, puis de sa large diffusion dans l’espace anglo-saxon, un journaliste prendrait contact avec le Manager Général des Kaduna United, l’ancien ailier gauche international Garba Lawal…

« J’ai joué avec Kingsley. Une personne fantastique, il n’y a aucun doute sur ce point. Mais le contact s’est perdu à un moment, et quant aux autres je n’en sais absolument rien, j’ignore si Kingsley a été livré à lui-même. »

Une poignée de jours plus tard, Obiekwu recevait un don, en mains propres et des œuvres du capitaine des Super Eagles Ahmed Musa. Deux millions de nairas, soit l’équivalent d’un gros millier d’euros. De quoi pallier une casse mécanique, voire financer les études supérieures de l’aînée. Mais qui ne pourra infléchir la fédération nigériane de football – et quand bien même : qui voudrait encore d’un entraîneur dépourvu de la moindre expérience, et désormais âgé de 50 ans? Mais, qui sait : à défaut de ses anciens équipiers ou de son gouvernement, peut-être les supporters de Deventer feront-ils un jour quelque chose pour lui, qui en 2020 le nommèrent second, au titre de Joueur-culte de l’Histoire du Go Ahead?

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